Ill. : Sébastien Bourdon (1616-1671)
Texte : L’Athéisme dans le christianisme par Ernst Bloch, éditions Gallimard, collection Bibliothèque de Philosophie.
Simon le Mage a rédigé l’un des tout premier écrits gnostiques : la Megalé apophasis, ou Grande Révélation. Il est également exact que par sa vie et sa légende, le mage a fourni la plus riche et la plus complexe incarnation de l’archétype du Haut-Couple. En sorte que ce fondateur adopte d’emblée l’attitude de la quête : il cherche une chose, ou une femme, qu’il a perdue et voudrait retrouver.
Aussi arrive-t-il sur la terre non pas en Fils de Dieu, mais plutôt comme Dieu le Père lui-même qui jadis ne faisait qu’un avec sa fille, son aimée, son double. Elle est symbolisée par la brebis égarée que porte le bon pasteur, elle est aussi la Sophia, la Sagesse qui, dans les derniers livres de la Bible, n’est elle-même qu’un double de la divinité au sein de cette dernière.
Chez les Grecs, si l’on en croit Simon le Mage, on reconnaît aussi en elle Athéna, la mystérieuse fille de Zeus, l’unique, l’Ennoia qui jaillit de la tête du Dieu. Mais cette Sagesse, nous enseigne Simon le Mage, en adoptant l’apparence du Dieu créateur, de l’homme originel, du Dieu Père de la fille de Dieu, cette Sagesse se met précisément au lieu de demeurer le double de la divinité et de rester unie à elle par un inceste sacré, à porter ses regards vers les régions inférieures qu’habitent les démons et elle se laisse ravir par eux.
Non sans avoir éprouvé pour eux un engouement certain — comme plus tard Hélène lorsqu’elle fut enlevée et ne se contenta pas d’être passive, ressemblant plutôt à Luna la changeante. Donc, les démons s’emparèrent de Sophia et la retinrent prisonnière dans les régions souterraines du monde où elle s’incarna sans cesse en de nouvelles formes. C’est elle qui donna à la femme sa mystérieuse beauté, que ce soit à Hélène de Troie, ou encore à cette Hélène de Tyr dont il va falloir reparler, car elle n’était en rien une reine et n’habitait point une Ilion élevée.
Le Père cependant, grande force originaire, Megalé dynamis désormais solitaire, avait abandonné, après l’enlèvement de Sophia, son trône céleste pour s’incarner lui-même dans des figures toujours nouvelles et parcourir les mondes inférieurs en quête de sa fille et amante perdue. Son ultime incarnation, comme Simon le Mage l’apprit à ses disciples, intervint précisément à Samarie, en la personne de Simon le Mage ; et la quête du Père prit fin à Tyr.
Ce fut là-bas l’instant suprême ; il y découvrit celle qu’on lui avait ravie, Ennoia Sophia, dans l’incarnation la plus imprévisible qui soit, putain dans un bordel à matelots : c’était Hélène de Tyr, que son avilissement rendait d’autant plus reconnaissable et d’autant plus susceptible d’être relevée. En créant cette légende, Simon le Mage fut incontestablement le père de l’un de ces archétypes les plus féconds, celui de l’Anagnorisis, des retrouvailles. On ne le trouve que peu dans les légendes, mais dans la Bible l’Anagnorisis, c’est la surprise, l’émotion brutale de Joseph retrouvant ses frères et, chez les Grecs, c’est Oreste retrouvant, ou plutôt découvrant Électre, tels que nous les dépeint Sophocle. Ce spécimen du Haut-Couple tels que nous trouvons donc auprès de Simon le Mage et d’Hélène de Tyr est relaté de mauvaise grâce par Irénée. (Adv. Baer., cap. 2)
Mais il reste qu’en même temps, son séjour au bordel mit Hélène de Tyr en relation avec la tradition lunaire des mythes astraux qui s’ajoutèrent à ses rapports avec Ennoia-Sophia. Comme l’écrit Möhler : « Cette Astarté syrienne, phénicienne, que Lucien (De dea Syra 4) nomme Selenia n’était pas seulement honorée par les femmes et les jeunes filles faisant le don d’elles-mêmes ; la légende raconte que pendant dix ans elle fit elle-même à Tyr le don de son corps. (cf. Hilgenfeld, Die Ketzergeschichte des Urchristentums, 1963, p. 174) Par la légende anagnorétique, Simon le Mage unit donc à sa vie Hélène-Séléné — version astrale de Dieu et de la Bayadère. Ensemble, le Mage et sa Marie-Madeleine, nullement repentante parcoururent l’Empire romain. Autour de ce Haut-Couple sans référence dynastique se constitua bientôt une communauté religieuse, les simonites, que les Pères de l’Église combattirent avec virulence jusqu’à ce qu’elle disparût.
Si nous suivons le fil des résurgences de ce mythe tenace et pour ainsi dire figé, Simon le Mage nous apparaît comme l’ancêtre incontestable de la légende de Faust. Et Hélène, bien qu’il ne s’agisse plus que de celle de Troie, est déjà la compagne de celui qui perpétue le souvenir de Simon le Mage dans le Faust de 1587. Dans le contexte faustien, à cette époque bien antérieure à Goethe et à la version nouvelle qu’il donne du couple, avec Faust et Hélène à la cour de Sparte, Hélène ne peut venir que d’un séjour de Simon le Mage. Devenu chrétien, le monde n’eut plus gère de goût ni de place pour ces grands couples d’amants ; même en leur donnant un sens chronique, on se heurtait à l’arrière-plan astral qui avait été ou qui restait le leur.
On n’apprécia plus guère les amours heureuses, moins encore les amours malheureuses, celles qui sont vouées à l’insuccès, à la souffrance et même à la mort, en dépit de la noblesse de tels couples.
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