« Quand tu vas chez Snapchat, n’oublie pas ton fouet »

 

Source : Kafka et les jeunes filles par Daniel Desmarquest, éditions Pygmalion.

Comme Nerval, dont il partage le goût du théâtre et des actrices, il croit que tout est signe, et d’abord les jeunes filles. Des signes dangereux, qui ouvrent sur la folie et la mort. Ce commerce, Kafka le porte à son paroxysme.

« Devant la plupart des jeunes filles, confie-t-il à Milena, je reste désemparé. » Leur présence physique le désarme. Médusé de retrouver dans leurs yeux son anxieuse attente. L’apparition de la jeune fille est un hasard, une chance et une menace. Une fenêtre sur l’inconnu : une possibilité se lève. La confiance qu’il place en elle, en ses dons de messagères, n’a d’égale que la terreur de son sexe. Ne pas la toucher, repousser cet instant fatal, mais la tenir captive. Par tous les moyens. La jeune fille rêvée de Kafka, pensive et qui incline légèrement la tête en dégageant la nudité de son cou, est vouée à une autre possession.

La question n’est pas sa « pureté » mais sa capacité d’attraction, d’aimantation. Il lui demande de l’aider à accéder à la terre promise de l’écriture, de lui donner la force d’écrire. Du désir qu’elle éveille, il fait le sésame de l’écriture. De son propre renoncement, un tremplin. Gorgé de ce désir qui doit rester désir, il peut gagner sa solitude pour écrire. Tenue à distance, la jeune fille est plus efficace ; la correspondance, la photo deviennent des instruments diaboliques. Comme l’a bien senti Gilles Deleuze, dans sa vision de Kafka vampire, « les lettres sont peut-être la force motrice qui, par le sang qu’elles apportent, déclenchent toute la machine. » Machine infernale, aux terribles tensions. L’exigence amoureuse de Kafka n’a qu’un objet : se soumettre à l’irradiation de la jeune fille, à son influx érotique.

Avec toutes, il s’est livré à cette magie. De quelques-unes, parmi la constellation de celles qui ponctuent sa vie, il a obtenu l’éclair désiré. Que cet éclair soit peu durable, que l’élan toujours retombe, explique peut-être en partie l’inachèvement de la plupart de ses œuvres Les jeunes filles auxquelles il prête force de vie et pouvoir protecteur ne sont pas plus épargnées que lui. L’épreuve qu’il leur inflige n’est pas sans cruauté. Et leur état est fugace et fragile comme leur âge. Est-ce pour cela que, dans son amour des jeunes filles, la pitié l’emporte ?

Grand lecteur de Dostoïevski, il s’interroge sur cette pitié qu’il éprouve à leur égard. Est-ce à cause de leur transformation en femmes, de ce passage auquel elles sont condamnées ? Comme en écho, Nabokov semble répondre : « Beauté plus pitié, c’est le plus près que nous puissions approcher d’une définition de l’art. Où il y a beauté, il y a pitié, pour la bonne et simple raison que la beauté doit mourir. » Celles qui ouvrent à l’écriture sont celles qui laissent entrevoir la mort. Ces belles mortelles ont-elles retenu Kafka devant le suicide, lui qui dit avoir passé sa vie à se « défendre de l’envie d’y mettre fin ? »

Certaines lui ont offert ses seuls instants de bonheur, jusque sur son lit de mort. Il a eu la tentation de leur demander davantage. Mourir, comme Kleist, en compagnie d’une jeune fille est l’ultime horizon de Kafka. Ce point où se rejoindraient l’écriture, la jeune fille et la mort, et le centre de gravité de son destin. Dans cet abîme lui, comme un soleil noir, une énigme.

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