« On trouva partout l’Antéchrist »

Ill. : Ilya Glazounov. Source : Le Serpent de la Genèse, première septaine, Le Temple de Satan par Stanislas de Guaita, coll. Essais de Sciences maudites.

Un savant pontife des premiers siècles, paraphrasant cette définition de l’apôtre bien aimé : « L’Antéchrist est celui qui divise le Christ », Saint Grégoire le Grand, livre le sens intime du symbole : il y a, dit-il, deux amours, deux esprits qui partagent les hommes en deux corps distincts ; il y a deux mondes, deux sociétés, ou, pour parler avec saint Augustin, deux côtés.

L’une de ces cités, l’un de ces mondes, l’un de ces corps, s’appellera le Christ ; l’autre se nommera l’Antéchrist ; mais la dissemblance essentielle les distingue : la tête du corps céleste a déjà paru, c’est Jésus-Christ ; ses membres se formant et croissant petit à petit, constituent son église. Le corps de l’Antéchrist est à l’inverse formé de toutes pièces, mais la tête ne paraîtra qu’à la fin des temps.

Un mystique anonyme du siècle dernier compare l’Antéchrist à « un dragon qui naîtrait en montrant d’abord sa queue, qui se produirait ensuite par son corps et dont la tête naîtrait la dernière. » La comparaison ne laisse pas que d’être heureuse ; elle concorde parfaitement avec l’ésotérisme du mythe, mais la plupart des théologiens modernes ne se déclarent satisfaits que d’une interprétation littérale et tout anthropomorphique.

Est-ce donc à dire, suivant la thèse qui leur est si précieuse, qu’à la fin des temps doit paraître un homme en chair et en os, doué d’une puissance irrésistible et d’une infernale malice ? Nombre de Pères l’ont cru ; l’ambiguïté de certains textes a même fait penser à plusieurs que l’Antéchrist paraîtrait deux fois ; dans cette version, Élie et Hénoch réincarnés lui seraient opposés à son premier avènement ; mais la victoire lui restant acquise, ces deux hommes de Dieu mourraient de sa main.

À sa seconde apparition, le Christ adviendrait en personne pour le combattre et le mettre à néant. N’est-il pas vraiment curieux d’observer à quel point ces traditions touchant l’Antéchrist sont une copie exacte, mais à rebours, de celles qui ont trait au Rédempteur ? C’est comme une image dont le reflet se dessine, renversé, à la surface d’une mare immonde. L’on nous annonce deux avènements du Messie de ténèbres, comme deux avènements du Messie lumineux ; à cette différence près, qu’en vertu de la loi d’inversion signalée, l’Antéchrist glorieux, si l’on peut dire sans blasphème, surgit le premier et le supplice de l’Antéchrist douloureux doit précisément marquer, à la fin des temps, le triomphe définitif du Christ de gloire.

J’ignore si l’auteur de l’Avènement d’Élie a mesuré d’un œil conscient la profondeur secrète de sa comparaison mentionnée ci-dessus. Les initiés savent que le sens occulte du mot tête, en hébreu « Raesh », est au comparatif Puissance virtuelle d’unification, au superlatif Principe d’Unité vivante ; ils ne feront point de difficulté de comprendre que le corps mystique du Christ, ou son église, est seul à posséder une homogénéité d’essence et une réalité d’archétype ; aussi sa tête, son essence virtuelle ou son principe, est-elle représentée comme préexistant au développement de son corps et cette tête est Jésus-Christ.

Quant à l’Antéchrist, son corps mystique, tout d’apport et d’agrégation factice, nous est peint sans tête, c’est-à-dire dépourvu d’essence propre et de principe radical. Cette tête, en effet, qui surgit tardive à la consommation des âges, n’étant que la résultante et le produit du corps, figure une synthèse contingente et non pas absolue, totalisée et non pas radicale, conséquente et non pas antérieure aux éléments groupés en elle. Car, soit Diable ou Messie du Diable, soit Satan ou son Antéchrist, le symbole éternel de la discordance, du schisme et de la négation ne saurait à aucun titre devenir un principe d’unité. Il ne conçoit que type abstrait d’un état accidentel et transitoire, ou encore, sous un autre jour, synthèse relative des êtres mauvais, envisagés en tant que mauvais, et non pas en tant qu’êtres…

Bref, l’on cherchera, l’on trouva partout l’Antéchrist, même et surtout où il n’était point ; mais qui s’avisa de voir où il était de toute évidence, sous la barrette des inquisiteurs, le capuce des exorcistes et le bonnet sacerdotal des démonographes.

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