Herr Doktor

Source : Journal de Franz Kafka, « ma visite chez le Docteur Steiner. »

Il commence par quelques phrases décousues. « Vous êtes bien le docteur Kafka ? Avez-vous consacré du temps à l’étude de la théosophie ? Pour ma part, j’avance l’entame que j’ai préparée : je sens qu’une grande part de moi-même tend à la théosophie, mais en même temps qu’elle m’angoisse au plus haut degré. En effet, je crains d’elle un nouveau désarroi, qui serait pour moi très fâcheux car ce qui fait mon malheur actuel n’est que du désarroi.

Voici en quoi consiste ce désarroi : mon bonheur, mes aptitudes, et toute possibilité de servir à quelque chose sont situés depuis toujours dans le champ littéraire. Et là, j’ai vécu, il est vrai, des états, en petit nombre, qui sont assez proches, à mon avis, des illuminations que vous décrivez, Herr Doktor, des états dans lesquels j’habitais totalement dans l’idée qui me venait à l’esprit tout en accomplissant chacune, et dans lesquels je me sentais non seulement aux limites de moi-même, mais aux limites de l’humain lui-même. C’est seulement la quiétude de l’enthousiasme, probablement le propre du clairvoyant, qui manquait certainement à ces états, encore que pas tout à fait.

Je le déduis du fait que ce n’est pas dans ces états que j’ai écrit le meilleur de mes travaux. Or, je ne peux me consacrer entièrement à la littérature, comme ce devrait être le cas, et pour différentes raisons. Pour commencer, indépendamment de mon contexte familial, je ne pourrais pas vivre de la littérature du fait de la genèse lente de mes travaux et de leur particularité ; en plus, je suis aussi empêché par ma santé et par mon caractère de m’abandonner à une vie qui serait incertaine dans le meilleur des cas. Aussi je suis devenu fonctionnaire d’un office d’assurances sociales. Or, ces deux professions ne pourront jamais se tolérer l’une l’autre et permettre un bonheur commun.

Le moindre bonheur dans l’un devient un grand malheur dans l’autre. Si j’ai écrit quelque chose de bon un soir, je brûle le jour suivant au bureau et n’arrive à rien… Outre ces deux efforts impossibles à équilibrer, je devrais à présent m’engager dans un troisième avec la théosophie ? Ne va-t-elle pas déranger d’un côté et de l’autre et être elle-même dérangée par l’un et par l’autre ? Vais-je pouvoir mener les trois à leur terme ? Je suis venu Herr Doktor pour vous poser la question, car je pressens que si vous m’en croyez capable, je peux aussi l’assumer réellement.

Il écoutait avec la plus grande attention, apparemment sans m’observer du tout, absorbé tout entier par ce que je lui disais. Il hochait de temps à autre la tête, ce qu’il tenait apparemment pour un moyen de parvenir à une extrême concentration.

Commentaires