L’ange nouveau se retourne, il aperçoit un paysage de décombres, il voudrait s’attarder, mais déjà le vent s’engouffre dans ses ailes et il s’éloigne, emporté dans la tourmente. Tandis qu’il disparaît, l’ange de la désolation continue à contempler le passé : l’avenir, il s’y enfonce à contrecœur, en lui tournant le dos, le geste du malheur. Moi aussi, je m’en vais à rebours, le regard tourné vers l’incompréhensible.
L’endroit où j’évolue se situe à proximité d’une ancienne cokerie. Des décennies de toxiques ont imprégné le sol, sans qu’aucun écologiste ne s’en émeuve ; j’y pense à chaque fois que je descends sous terre, dès que les égouts refluent, ou lorsque je rampe dans la crasse, dans la pénombre, sous une buse de chauffage brûlante, à la recherche d’une boîte coincée au ras des étagères. Il faut bien gagner sa vie ; entre un placard, un panier de crabes et un cercueil, préférez toujours le placard, c'est un cercueil, mais au moins, il tient debout, au chaud en hiver, loin du Forem et de ses pseudo-formations.
Un jour, Laurent me raconta comment, lorsqu’il prospectait pour une agence environnementale, il était tombé sur des flaques suspectes dans un terrain vague, à l’arrière des bâtiments de l’usine : une soupe aux pois d’une consistance maléfique, des gisements de blob à la surface d’une planète maudite…
En descendant de son véhicule, Laurent fut pris de vertiges, de nausées, puis d’une sensation de suffocation. Malgré l’écume qui commençait à lui couvrir les lèvres, il trouva assez d’énergie pour rembarquer et démarrer en marche arrière, pied au plancher. Voici quelques années, dans une commune proche, à Herstal, des enfants trouvèrent des bidons de cyanure. Par chance, les fûts étaient étanches et les gosses n’y avaient pas touché. Nous sommes les enfants de Cockerill, les fils d’un Satan industriel.
À l’époque des Stooges, un journaliste demanda à Iggy Pop où il trouvait des sonorités si grinçantes. L’Iguane répondit avec la nonchalance des white trash : « Je suis né à Détroit, banlieue de l’industrie automobile. Je vivais dans un parc à caravanes où matin et soir, on entendait ça… » À ces mots, il imita une monstrueuse aciérie qui crachait de la vapeur et des sifflements de tôle.
Métal hurlant. Si le jazz est une musique de noirs, de bourgeois et de bien-pensants — les francs-maçons y recrutent, paraît-il —, le métal constitue la bande-son de la racaille blanche, vulgaire et ignare. Au lycée, dans les années quatre-vingts, la pop représentait un marqueur social à peine compréhensible à notre époque de mobiles, de numérique et d’e-pads. Populations et mentalités ont changé. L’industrie du divertissement s’adresse désormais à une jeunesse métissée, moins indo-européenne, d’où l’émergence du rap et du slam, qui m’ont toujours laissé indifférent.
De même que le rap sert de bande-son au mondialisme, la culture pop de ces années-là constituait un sous-produit de la guerre froide. De l’autre côté du Mur, la jeunesse Est-allemande et soviétique écoutait en cachette des groupes américains qui leur parlaient d’autoroutes, de Harley Davidson et de liberté. Un folklore débile et anti-européen. Néanmoins, le rock, et dans une autre mesure, le syndicalisme polonais et Tchernobyl, contribuèrent à l’effondrement du communisme.
En Europe occidentale, en particulier dans l’entité belgicaine, cette sous-culture anglo-saxonne formait la deuxième vague du Plan Marshall, son versant métapolitique. La bonne conscience humanitaire, les concerts contre l’apartheid et une vision simpliste de l’Afrique du Sud, visaient à promouvoir la société multiculturelle dont la chute du Mur allait précipiter l’avènement.
Déjà en ce temps-là, il n’existait aucun underground en Wallonie, hormis quelques punks à papas. Ainsi, j’ai gardé le souvenir de deux pauvres filles, peroxydées façon Sigue Sigue Sputnik, accoutrées de redingotes démodées, qui revenaient d’une convocation chez le Proviseur. L’une d’elle arborait une photo de Karl Marx au revers de son carrick ; elle éclata de rire devant ma mine : « Hé, t’as des drôles de cheveux, toi. » Ces épouvantails n’avaient aucune formation dialectique, aucune cohérence intellectuelle, ni même d’entraînement physique, une navrante armée de Charlots, qui singeaient une mode d'importation, sans aucun rapport avec notre sociologie.
Wallonie années zéro. Lorsque je ferme les yeux, en repensant à ces années perdues, à cette succession de matins blêmes et d’après-midi moroses, passés à compter les failles du plafond, j’aperçois des anneaux de fumée qui dessinent une longue chrysalide, le long d‘un muret, au fond de la cour de récréation : le fumoir d’opium, la réunion des pseudo-affranchis : clones de Bronski Beat, hardeux en cuirs et quelques corbeaux gothiques.
Comme ces alternatifs faisaient pâles figures comparés aux Oranges mécaniques, Bunker 84 et autres Molodoï de l’enseignement spécial ; chaque soir, effondré, mon père nous racontait les potins de la comète psychiatrique. « Molnar a cassé deux dents à un surveillant… Une stagiaire a reçu un seau de boulons sur la tête… Un Type 3 a poignardé un gars à la cantine. » Hélas, là non plus, ce potentiel de violence ne menait à rien, hormis à l'assistance sociale.
L’électrochoc survint d’une manière fortuite, un après-midi de blocus, après qu’un condisciple me remit une cassette à dupliquer. L’étiquette mentionnait Speed-Thrash-Doom-Black. Alors que je révisais mes leçons de physique, avec leurs absurdes problèmes de miroir, le bourdonnement de la radio détourna mon attention — j’avais réglé le son au minimum, mais un essaim vrombissait dans les baffles — les guêpes du temple de Dendérah dont parle Lautréamont.
En coiffant le casque, je crus à un trente-trois tours passé en accéléré. Un bruit de machine désorbitée, un train fou lancé à pleine vitesse et qui déraille à travers la foule, projetant des corps comme des quilles, un éparpillement de débris anatomiques et de morceaux d'acier chauffés à blanc. Un attentat musical. Plus de refrain, ni de mélodie, une déconstruction radicale, un joyeux saccage qui liquidait enfin les U2, Simple Minds et tous les minets pré-politiquement corrects.
Ce métal-là n’avait rien de commun avec les bellâtres permanentés qui meuglaient des hymnes de stade, comme les Inconnus en dresseraient une parodie, déjà démodée — il représentait le bord extrême, sale et tranchant du punk. En ce temps-là, le bruit blanc faisait encore peur, avec ses pochettes au frottis archéologique et ses textes Portiers de nuit. Auschwitz... Vivisection humaine... Magie noire... Un mélange d’exaltation et de désespoir haineux, par-delà la mort : le sorcier serre le nœud coulant, repousse le tabouret, espérant nuire à ses persécuteurs. Et ton sang gicle à travers le vide… Apocalypse sur vinyle : pas plus de trente minutes, une Blitzkrieg qui se clôturerait par un bruitage de ciel déchiré d’où s’écoulait un déluge d’hémoglobine, entre Saint Jean et Charles Fort.
La sous-médiatisation du phénomène — absent des radios, parfois interdit de concert — le rendait d’autant plus attirant. Le condisciple qui m’avait prêté la cassette me parla d’un disquaire, en ville : « Là, tu trouveras des trucs… Mais c’est des fachos… Il y a des réunions à l’étage… Des skinheads… »
En réalité, il s’agissait d’un soldeur, dans un quartier en voie de molenbékisation et rien n’y trahissait la moindre activité sulfureuse, politique ou non. L’enseigne représentait deux bottines qui s’entrechoquaient, avec des têtes de mort en guise d’étincelles : Doc Martin, du nom des deux frères qui tenaient l’établissement. On y trouvait donc du punk, du rockabilly, quelques albums Oï. Quant aux prétendus fascistes : une photo de José Happart ornait l’arrière-boutique.
Menace fantôme ! Tarot de fumée ! Fata Morgana ! Il n’y avait pas, il n’y a jamais eu de menace fasciste dans nos provinces, rien que des légendes urbaines que les belges se racontaient à la fois par ennui et pour se maintenir dans leur torpeur. Le seul fascisme — car il en existait tout de même un — ce n’était pas le nôtre. Et pour cause, le peuple Wallon s’est toujours fait exploiter, piétiner, envahir — trois millions de larbins et de victimes consentantes, « on rentre dedans comme dans du beurre. » En vérité, le seul fascisme, omniprésent et d’autant plus inaperçu, c’était le fascisme belgicain, celui de la bourgeoisie bruxelloise qui nous transformait en êtres-pour-la-mort, passifs et peureux, soumis au bluff séparatiste des Flamands.
Le seul et véritable fascisme ? Celui de la RTBF ; des pseudo-humoristes du Jeu des dictionnaires, les Marc Moulins, les Raoul Reyers et consorts, qui ricanaient bêtement, bassement, belgement, dès que le nom de Wallonie sortait de leurs grosses trognes bouffies d’autosatisfaction et partout, à l’école, au travail, dans la rue, les grandes têtes molles répétaient leurs mots, l’œil vide, la lippe pendante : « Messieurs les Flamands, nous vous donnerons tout, pourvu que vous acceptiez de conserver une étiquette belge sur le bocal dans lequel notre royaume d’avortons macère depuis 1830. Messieurs les Flamands, frappez les Wallons, humiliez-les, rendez-les responsables de tout. Voici les clefs de notre presse de caniveau. Sauvez notre Belgique chérie…. »
Quand je ferme les yeux, j’aperçois un flash magnifique, des mégatonnes de croix celtiques. Chez le disquaire interdit, je dénichai un 33 tour de Skrewdriver, un pressage pirate d’un concert britannique, avec un son d’égout, des sifflements de micros et huit fausses notes par minute. Une fois de plus, tout se terminait en fer-blanc, dans une rumeur de dérision : les skinheads devaient tout aux Noirs qu’ils détestaient ; comble d’ironie, ces mêmes Noirs — Chuck Berry, Little Richard — leur étaient infiniment supérieurs, musicalement, du moins.
Rock Anti Communiste ? Perestroïka. « Nous vous avons joué un bon tour en vous privant d’ennemis » déclara un diplomate soviétique à George Bush Père. En toute logique, pensai-je alors, si l’empire du mal s’était effondré, l’empire du grotesque, l’entité belgicaine, finirait par le suivre. Oui, un fascisme immense et rouge se lèverait sur la Wallonie, les foules hallucinées se rassembleraient, en transe, comme jadis à Grâce-Berleur ; cette fois, nous ne commettrions plus la même erreur. Assez d'Internationale : seule une révolution nationale-rattachiste nous sortirait de l’impasse ; cette insurrection ethnique, la révolte des sous-chiens de Wallonie, nous mènerait aux portes de la France, notre vraie patrie…
Quand je ferme les yeux… un flash magnifique. Un ange passe, j’ai dû rêver trop fort. Plus de trente ans après, je rouvre les yeux et que vois-je ? La même population, un peu plus épuisée, les mêmes visages essorés, veules, moches, emplis de bêtise et de complaisance, une société incurablement malade de son héritage sidérurgique, des victimes consentantes, donc haïssables. Å prumî rang, on l'mete po l'industreye… Que nous est-il arrivé ? Des flashs. Des instants de lucidité qui ne se totalisent pas. Je l’ai pensé, tu l’as pensé, nous l’avons tous pensé, avant d’oublier, de retomber sous hypnose — la belgitude est un somnambulisme — et moi-même, je ne le comprends qu’en vous le racontant au fur et à mesure.
Arsenic… Plomb… Cyanure… Nos années métalliques. Retour à la terre. J’habite un tableau de Mendeleïev. L’ange morbide de Cockerill décrit ses cercles au-dessus de nos têtes. Il plane, invisible, dans les hautes couches de l’atmosphère ; il sème sa poudre de perlimpinpin sur les toits des voitures, sur les façades absorbées dans leur sommeil d’anthracite — seul le Kärscher parvient à nettoyer cette pellicule — et tandis que j’écris ces mots, il pleut sur la ville ; les enfants courent dans la rue, la bouche ouverte et ils avalent les gouttes, translucides comme des larmes, invisiblement noires au-dedans, des fractales de mort qui écloront dans dix ans, dans vingt ans, dans trente ans. La révolution ? Le rattachement ? Le nationalisme ?
Un flash magnifique.
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