« Douce Orthodoxie »

Source : L’Art de l’icône par Paul Evdokimov, théologie de la beauté, éditions Desclée de Brouwer

Les Révélations de saint Séraphin de Sarov explicitent pour l’essentiel l’expérience religieuse comme celle de l’épiphanie du Transcendant.

Le saint déplore la perte de la simplicité : « des passages de l’Écriture sainte nous paraissent étranges aujourd’hui, peut-on encore admettre que les hommes puissent voir Dieu d’une manière aussi concrète ? Sous prétexte de ‘lumières’ nous nous sommes engagés dans une obscurité d’ignorance telle qu’aujourd’hui nous trouvons inconcevable tout ce dont les anciens avaient une notion assez claire pour pouvoir parler entre eux des manifestations de Dieu aux hommes comme de choses connues de tous et nullement étrange. »

L’entretien du saint avec un de ses disciples, Motovilov, se situe pendant l’hiver de 1831 au cœur d’une forêt. Saint Séraphin vient de définir le but de la vie chrétienne : l’acquisition de l’Esprit Saint. Motovilov lui demande de lui expliquer l’état de grâce. Le saint lui dit alors de le regarder : « Je le regardai et je fus saisi d’effroi », car le saint lui apparut comme habillé de soleil.

À la demande du saint, il constate qu’il éprouve « une joie ineffable, le calme et la paix » ; à cet accord de l’âme s’ajoutent des phénomènes saisis par les sens : la vue d’une lumière éblouissante et une sensation inhabituelle de chaleur et de parfum. L’entretien se termine par l’exhortation : « ce n’est pas à vous seul qu’il est donné de comprendre ces choses, mais par vous, elles doivent passer au monde entier. » Il y a donc là une révélation des plus importantes et qui s’adresse à tous.

L’expérience relatée n’est pas une extase qui fait quitter ce monde, mais l’anticipation de la transfiguration de l’être humain tout entier. La participation des sens en est l’élément le plus frappant. Il a toute sa place dans l’enseignement patristique. L’intellectualisme d’Origène et le spiritualisme platonisant de Saint Grégoire de Nysse gauchissent leur doctrine des « sens spirituels. »

Elle est exposée autrement dans la théosis de Saint Athanase qui l’étend sur l’être entier de l’homme, âme et corps. Dans cette tradition magistrale qui compte les noms de Macaire d’Égypte, Jean Climaque, Maxime le Confesseur, Syméon le Nouveau Théologien, Grégoire Palmas et enfin Séraphin de Sarov, la grâce éprouvée, vécue, sentie comme douceur, paix, joie et lumière anticipe l’état du siècle futur. Saint Macaire parle du « divin senti. »

Ce n’est ni la suppression des sens déréglés par la chute, ni leur remplacement par un organe réceptif nouveau, mais leur transfiguration, surélévation, à l’état normatif perdu et restitué. Le spirituel et le corporel sont intégrés ensemble à l’économie de l’Incarnation. L’emploi liturgique du chant entendu, de l’icône contemplée, de l’encens senti, de la matière des sacrements reçue sensiblement ou consommée, permet de parler de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût liturgique. Le culte surélève la matière à sa vraie dignité et destination et fait comprendre qu’elle n’est pas une substance autonome mais fonction de l’esprit et véhicule du spirituel.

Saint Maxime le Confesseur enseigne « la transformation de l’activité des sens, produite par l’esprit. » Pour une pareille « perception », les facultés naturelles sont insuffisantes, c’est pourquoi le Christ unit l’énergie humaine à l’énergie divine et déifiante. Les facultés des sens se spiritualisent et deviennent semblables à leur objet : « celui qui participe à la lumière devient lui-même lumière. » Lors de la vision, saint Séraphin confie à Motovilov : « Vous aussi maintenant, vous êtes devenu aussi lumineux que moi… sinon, il ne vous serait pas possible de me voir… » L’Évangile selon saint Jean le dit à sa manière : « ce qui est né dans la chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. »

Selon saint Augustin, l’homme peut devenir charnel jusque dans son esprit et il peut devenir spirituel jusque dans sa chair. « Ceux qui sont dignes reçoivent la grâce et perçoivent par les sens aussi bien que par l’intelligence ce qui est au-dessus de tout sens et de tout intellect. » C’est la réhabilitation ascétique de la matière en tant que substrat de la résurrection et lieu des épiphanies.

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