« C'est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés ont été pardonnés »

Source : Kafka et les jeunes filles par Daniel Desmarquest, éditions Pygmalion.

Un dimanche de la mi-mars, rendu à ses fantômes, il ébauche une brève histoire. Un homme, qui séjourne à la montagne pour y rétablir ses poumons, se promène un soir avec la fille de son logeur. Soudain, au bord de la rivière, il la renverse dans l’herbe et la viole. Pour réanimer la victime évanouie de frayeur, il lui « asperge le visage » d’un peu d’eau puisée dans le creux de ses mains. « Ma petite Julie… » murmure-t-il, penché sur elle.

Les yeux clos, elle reprend souffle pendant qu’il se rassure sur les conséquences de son acte : que craindre de cette fille « insignifiante » qu’il peut « écarter de la pointe de son pieds. » ? Autour d’eux, « sous le ciel pur du soir », tout est paisible. Ce texte, unique chez Kafka dans l’outrage infligé à une jeune fille, digne d’un Dostoïevski qui aurait évacué toute culpabilité, l’auteur avoue lui être resté extérieur en l’écrivant, sauf à l’instant « d’asperger » le visage de la petite. Déjà, dans un autre fragment, composé quelques jours plus tôt, apparaît, sur un monde plus léger, un semblable désir de contact physique : au cours de ses déambulations, un solitaire effleure de la main l’épaule d’une jeune fille dans la rue « simplement pour la caresser. »

La teneur explicitement sexuelle de ces motifs peut s’interpréter comme un symptôme du manque qu’on lui connaît ; ou encore, dans la scène du viol, comme un retournement de la violence à laquelle il est alors soumis et qu’il lui faut expulser. Mais, au moment où il aspire à s’engager tout entier dans l’écriture, à passer à l’acte, où tout palpite en lui du désir d’écrire, ce viol constitue plus encore une sorte de rite virtuel : toucher une jeune fille, la violenter est une tentative pour accéder à la littérature.

Au-delà du schéma habituel, jeune fille dans la campagne estivale, un pas est franchi. Il ose céder, sans remords, à la tentation du diable ; en surmontant son inhibition, c’est comme s’il s’affranchissait de la peur d’écrire.

En 1899, quand Kafka avait seize ans, un crime ébranla la Bohême. À la veille de Pâques, le corps d’une jeune fille violée fut découvert au bord d’une route, près du village de Polna. Un cordonnier juif fut accusé d’avoir commis un meurtre rituel en faisant couler le sang d’une chrétienne. L’affaire, qui déclencha un accès d’antisémitisme, eut un retentissement comparable à celui de l’affaire Dreyfus en France, et il fallait toute la ténacité de Masaryk pour obtenir la révision du procès du cordonnier, condamnée à mort.

Ce crime marqua l’imagination de Franz : en 1920, au détour d’une lettre à Milena, c’est toujours à elle qu’il confie le plus important, il évoque l’affaire Hilsner et la notion de sacrifice avec des mots transparents : « Ceux qui cherchent leur salut se précipitent toujours sur des femmes. » Dans la perspective de ce « salut », le viol symbolique de mars 1912 est bien davantage qu’un fantasme. Combien de jeunes filles Kafka n’a-t-il pas sacrifiées à sur l’autel de la littérature, espérant qu’elles lui offriraient le sésame de l’écriture ? Sa pitié, réelle, pour les jeunes filles prend ici sa source. Il sait ce qu’il attend d’elles, et quel rôle elles doivent jouer, en toute innocence.

« Quand on parle de l’innocence des jeunes filles, écrit-il encore à Milena, cela ne concerne pas l’innocence corporelle, au sens habituelle, mais l’innocence de leur sacrifice, qui n’est pas moins corporelle. » Pour elles, rencontrer et aimer Kafka, l’écrivain, c’est se livrer au diable. Elles appartiennent au rituel de l’écriture : pour amorcer sa plume, il la trempe dans leur sang et leurs larmes. Dans le lien qu’il tisse avec elles, Faust est son frère.

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