N'importe quoi

 

Source : Entretien avec Umberto Eco, propos recueillis par Jean-Jacques Brochier et Mario Fusco, in. Magazine littéraire 1989, Umberto Eco : du sémiologue au romancier.

J’ai eu l’idée d’un pari, d’un défi véritable : était-il possible de tirer de deux histoires, apparemment très différentes l’une de l’autre, quelque chose qui ne soit pas absolument incongru ?

En effet, elles n’étaient pas incongrues par rapport à moi-même. Le problème, si vous voulez, c’était d’établir un court-circuit entre les deux. Et là-dessus est intervenu un troisième élément dans ma mémoire : le court-circuit magique. Je m’amusais, en effet, à lire des livres de magie : j’avais dans ma bibliothèque un petit rayon d’une quarantaine de volumes que je lisais, et je ne pensais pas que je finirais par en avoir des milliers. Et alors, je me suis dit : après tout, peut-être existe-t-il un rapport magique entre ces deux événements ? Mais si c’est magique, c’est un rapport irrationnel et si c’est irrationnel, c’est donc faux.

D’où cette idée de raconter l’histoire d’un rapport faux entre des éléments vrais. Et, peu à peu, je me suis aperçu qu’en réalité, c’était là l’histoire de beaucoup de métaphysiques de notre temps. J’avais besoin d’un critère de foi absolu me permettant de relier entre elles les expériences les plus éloignées et je l’ai trouvé dans une phrase de Chesterton : « Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus à rien, ils croient à n’importe quoi. »

Alors, j’ai commencé à travailler dans cet univers de la foi en n’importe quoi, qui m’est apparu en même temps comme la racine de la magie et de la nouvelle science de la Renaissance, et comme la racine du fascisme éternel. Est-ce qu’il existe quelque chose qui relie un homme admirable, mystique profond, tel que Marsile Ficin à Hitler ? En surface, évidemment rien, mais si on va voir la logique en raison de laquelle on est autorisé à croire n’importe quoi, sur la base de ressemblances superficielles, voilà une des sources de mon roman.