Source : Baudelaire ou l’expérience du gouffre par Benjamin Fondane, préface de Patrice Beray, éditions Complexe, collection Le Regard littéraire.
Dante sent la pitié, mais ne pense que la damnation ; on pourrait, au sujet de Baudelaire, renverser les termes : Baudelaire sent, quant à lui, la rigueur de la damnation, l’approuve même, mais il pense la pitié et lui fait une place de choix sur le plan spéculatif et théologique… La nouveauté de Baudelaire par rapport à Dante, c’est l’intention qu’il met dans sa bienveillance envers le damné. Il n’est pas moins certain que le Dante de l’infinie rigueur de la Loi, mais il éprouve envers le damné autre chose que de la pitié.
En fait, il le sait, la pitié est impuissante, elle ne change rien à la condition humaine ou divine, et c’est cela qu’il ne supporte pas. Nous avons vu dans le poème en prose « Assommons les pauvres » comment Baudelaire entendait la pitié ; il la juge offensante ; elle froisse la dignité de la victime ; et même si la victime n’est pas assez avilie pour ne pas s’en apercevoir et se résigne placidement à l’inévitable, l’infinie rigueur de la Loi, Baudelaire se propose, afin de l’aider, de réveiller en elle le sentiment de ses droits perdus, de la rétablir dans une perspective, morale ou métaphysique, où elle commencera enfin à comprendre ses droits.
Mais son admiration n’a pas besoin de bornes pour le damné qui, se sachant damné, est en train de courir avec ferveur à l’abîme géant, pour le damné qui répond à l’Ange qui proclame : « Tu connaîtras la Loi », ces simples mots effrayants : « Je ne veux pas. » La pitié, chez le Dante, n’a aucune portée philosophique ; ce n’est que de la pitié, quelque chose qui, dans un univers de rigueur, ne saurait avoir de réalité. Telle l’a voulue le Dante, telle est restée jusqu’à nos jours, jusqu’à ce que Nietzsche et Dostoïevski l’eussent rejetée. Plus logique que le poète florentin, Nietzsche et Dostoïevski ont compris que, si la pitié, même infinie, ne peut rien, autant lui substituer la cruauté ; la cruauté du moins ne suscite pas de contradiction, même apparente, à l’infinie rigueur e la Loi ; l’univers devient terrible peut-être, mais apaisant tout de même, ne serait-ce que parce qu’un peu plus cohérent.
Mais chez Baudelaire, la pitié, si on peut encore
l’appeler ainsi, a une portée spéculative ; elle se saisit, dans le damné,
d’une vertu : « le goût de l’infini » ; ce « goût de
l’infini » se trouve même dans le vice et par là institue en lui une
espèce de perfection métaphysique qui, en tant que perfection, ne saurait
manquer de droits à promouvoir, droits incompatibles, il va de soi, avec
l’infinie rigueur de la Loi. Et c’est cette contradiction irréductible qui fait
la tragédie baudelairienne de la damnation.
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