Pris sur Academia.edu. Vienne occulte (1) : des origines à la Première Guerre mondiale par Karl Baier, traduction condensée de l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.
Comparée à d’autres métropoles européennes comme Berlin, Leipzig, Munich, Paris ou Londres, Vienne présentait un milieu occultiste peu développé aux alentours de 1900 ; selon moi, deux facteurs l’expliquent.
L’écrasante majorité de la population était catholique, en dépit d’un grand nombre de protestants et de juifs. Le catholicisme fin-de-siècle autrichien visait à une restauration qui n’en était pas moins marquée par la modernité : une enclave antimoderne au sein de la modernité. Au contraire du protestantisme, plus libéral, l’Église catholique viennoise insistait sur le rituel, sur son implantation sociale et sur une doctrine contraignante.
Seuls quelques journalistes viennois s’intéressaient sur l’occultisme et le sujet était peu traité dans les conférences publiques ou dans le domaine universitaire. Un des cas les plus représentatifs est celui de l’apologiste dominicain Albert Maria Weiss (1844-1925) qui enseignait à Graz et à Vienne entre 1894 et 1904. Selon Helmutt Zander, spécialiste de l’anthroposophie, (2002), « les mouvements occultistes, à beaucoup d’égards, s’adressaient plutôt aux protestants » d’autant que cette dernière religion autorisait le profit.
Une autre raison était la répression étatique des opinions politiques exprimées publiquement, en particulier dans la partie autrichienne de l’Empire. Malgré la liberté de culte, il n’existait pas d’égalité : les communautés religieuses qui n’étaient pas reconnue par l’État ne bénéficiaient pas d’une sécurité analogue à celle des autres religions.
Le catholicisme, le militarisme et la monarchie étaient les trois piliers de l’État ; la maçonnerie était la cible de cette politique. Bien que les loges ne pratiquaient pas toujours l’occultisme, elles servaient de lieux de rencontre pour des individus qui s’y intéressaient parce qu’elles prétendaient détenir d’anciennes traditions initiatiques. Les hauts degrés proposaient des mystères égyptiens ou chaldéens teintés de christianisme et qui représentaient une alternative aux religions établies.
Sous la monarchie Habsbourg, pendant le règne de François II, soit entre 1792 et 1835, les sociétés secrètes étaient interdites, ce qui fut le cas de la maçonnerie dès 1793. Bien que l’interdiction ait été levée en 1867, lorsque l’empire se transforma en une confédération austro-hongroise, la police, en vertu du droit associatif d’alors, conservait le droit d’inspecter ces cénacles à tout moment, ce qui rendait le secret impossible de facto.
Les loges s’installèrent dans les régions frontalières de Neudörf, Bratislava, Sopron, en fait en territoire hongrois, proche de Vienne, mais dans des endroits peu fréquentés. La police avait néanmoins infiltré toutes ces loges et la cour des Habsbourg était parfaitement au courant de ce qui s’y déroulait et de qui en faisait partie. Il faudrait attendre 1918 et la fin de l’Empire pour qu’une Grande Loge puisse être établie à Vienne et qu’elle centralise les autres. La même surveillance pesait sur les associations spiritualistes, théosophistes, voire sur « l’occultisme scientifique. »
En 1894, dans le quotidien viennois conservateur Das Vaterland Zeitschrift für die österreichische Monarchie, sous la plume d’un correspondant étranger qui signait H.K., publiait une rubrique « Pariser Briefe » dans laquelle la France était décrite comme un pays béni de Dieu, très riche, mais prompt à dilapider ses ressources, c’est-à-dire le catholicisme, en le replaçant par des superstitions.
« Combien de communards s’adonnaient au spiritualisme, à la nécromancie et à d’autres rites ? Depuis, le magnétisme, le bouddhisme et d’autres y prospèrent. » Pour souligner ce lien entre occultisme et violence politique, l’article citait anarchiste Émile Henry (1872-1894) qui s’était attaqué à un hôtel de luxe et qui venait d’être condamné à mort. Selon H.K., Henry se livrait à la nécromancie depuis des années.
En décembre 1902, le Grazer Volksblatt, tout aussi catholique, mais un peu plus libéral, citait un article du London Times pour informer ses lecteurs de l’influence de l’occultisme français qui s’étendait jusqu’à la cour du Tsar. À Paris, il existait une Universität für Occultismus qui délivrait des diplômes, des licences en sciences hermétiques, voire un doctorat en kabbale ; le responsable de cette institution n’était autre que Papus, alias Gérard Encausse (1865-1916), fondateur de L’Université Libre des Hautes Études et de la Faculté des Sciences Hermétiques (1897) ; à l’époque, il se disait que son influence à la cour du tsar était moindre que celle du mesmériste lyonnais Nizier Philippe (1849-1905), mais l’article du Grazer Volksblatt doutait également des deux, n’y voyant que de simples rumeurs.
En 1904, le Neues Wiener Journal, à la ligne éditoriale plus floue, publia un article détaillé intitulé « Wie werde ich ein Magier ? » sous le pseudonyme de Y.Z. lequel ironise sur un livret de Theodor Reuss publié sous le pseudonyme de Hans Merlin en 1902. Y.Z. évoque le développement de l’occultisme en France et aux États-Unis, en particulier l’École pour la Renaissance des Mystères perdus de l’Antiquité, fondée à Point Loma, en Californie. En Allemagne, en 1902, Reuss, Kellner et Franz Hartmann avaient fondé le « Souvernänes Sanktuarium 33°-95° in und für das Deutsche Reich » après avoir en acquis les droits auprès du britannique John Yarker (1833-1913), lui-même maçon de haut degré. [Mais il est difficile d’établir si Y.Z. le savait.]
Dans son article, Y.Z. aborde le côté pratique des études occultes, en particulier le yoga ; il cite Reuss qui aurait assisté à une conférence « du célèbre occultiste et maçon Carl Kellner » lors du troisième congrès international de Psychologie à Munich. En fait, il s’agit d’un livret distribué à cette occasion dans lequel est décrit le « sommeil yoguique. » Avec un clin d’œil, Y.Z. conclut qu’il n’est ni facile ni agréable de devenir un magicien.
Assez significativement, Y.Z. ignore que Carl Kellner était un occultiste autrichien installé à Vienne. Une grande partie des activités de Kellner, en particulier en relation avec le « Souvenäres Sanktuarium » où il officiait comme Ehren-General-Grossmeister, se déroulaient en Allemagne et pas seulement pour des raisons légales ; ce n’est qu’après sa mort, à partir de 1905 que les obituaires et des hommages firent apparaître le côté occulte de sa vie.
Au tournant du siècle, Vienne était loin de posséder une université occultiste ; le marché allemand du livre était bien plus étendu que celui de Vienne où, au contraire de Leipzig, la censure interdisait toute publication de ce genre. La plupart des auteurs autrichiens envoyaient leurs livres à l’extérieur ; la seule exception notable était le Wiener Rundschau Zeitschrift für Kultur und Kunst, paru par quinzaine entre novembre 1896 et septembre 1901. Les libraires spécialisés représentaient des points nodaux dans ce réseau social ; c’est là que les néophytes pouvaient obtenir des informations et rencontrer d’autres contacts.
C’est ainsi que Franz Lang, membre de la Wissenschaftlicher Verein für Okkultismus, était également bibliothécaire de la Theosophische Zentralbibliothek für Österreich-Ungarn, qui était la propriété de la Société Théosophique de Vienne ; Lang gérait une librairie, bureau d’antiquaire, au centre de Vienne, dans la Singerstrasse, puis à partir de 1897 au Neuer Market, et qui servait de lieu d’échange.
En 1908, Andras Pichl (1868-1932) fonde la Zentralbuchhandlung für Okkultismus au Wienzeile 8, juste à côté du Theater an der Wien, alors célèbre pour ces opérettes. Tout comme Lang, Pichl était archiviste ; il organisait des cénacles occultistes et présida la Carl du Prel Gemeinde, point de chute occultistes fondé par Franz Herndl (1866-1945). Pichl possédait également une maison d’édition, les Stern im Osten-Verlag, où il publiait de l’ésotérisme ainsi que de la littérature générale.
En 1921, sa librairie s’adjoignit un service d’organisation de concerts et de conférences. Après la mort de Pichl en 1932, sa femme qui était juive et son fils continuèrent ces activités jusqu’à l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne hitlérienne. Mais à la belle époque, le contrôle policier de l’Empire austro-hongrois ne pouvait pas résister à l’essor du capitalisme qui traversait les frontières et les continents, de sorte que des influences étrangères pénétrèrent Vienne qui agissait comme une sorte de mésocosme pour des plaques tournantes comme Munich, Prague et Budapest.
Réformisme et végétarisme.
Aux alentours de 1880, un vivier d’opposants politiques, de libres penseurs et d’artistes commença à émerger à Vienne. Friedrich Eckstein (1861-1939), un de leurs principaux représentants, décrit ce milieu dans un chapitre de son autobiographie Alte, Unnennbare Tage intitulé « Vegetarier, Sozialisten, Genies und andere Sterbliche. »
Leur point de ralliement était le Ramharter, le premier restaurant végétarien de Vienne, qui ouvrit ses portes en 1879, au 7 Wallnerstrasse dans le premier district du centre viennois. Selon Eckstein, les végétariens de l’époque se recrutaient parmi la jeunesse, les enseignants, les artistes et de nombreux clients du Ramharter appartenaient au Penerstorfer Kreis, un cénacle principalement constitué d’intellectuels juifs assimilés, déçus du libéralisme de leurs pères et en recherche d’autres solutions.
« Ces jeunes gens partageaient une même déception du libéralisme, qu’ils trouvaient trop individualiste, trop indifférent aux problèmes sociaux, trop cosmopolite et platement rationaliste. Ils éprouvaient de la sympathie pour le mouvement socialiste, pour le nationalisme allemand contre la politique des Habsbourg et défendaient de nouvelles valeurs, la nature, le terroir, l’art, la mythologie du Volk, avec une forte influence wagnérienne et nietzschéenne. »
Fin 1878, lorsque le gouvernement dissout le Levensverein der deutschen Studenten Wiens, le cénacle officiel du Pernerstorfer, cette mesure provoqua l’émigration de ces intellectuels au Ramharter. Eckstein, qui en faisait partie, classait ses coreligionnaires végétariens en deux camps : les socialistes et les pythagoriciens. Cette partition se base sur une polarisation qui s’opéra au cours des années 1880 : d’un côté, l’aile sociopolitique des socialistes et de l’autre, l’aile culturelle artistique des réformistes ou pythagoriciens.
Selon Wedemeyer-Kolwe (2017), le végétarisme constituait un trait commun à de nombreux réformistes de l’époque. Parmi les « pythagoriciens », on trouvait le jeune Hermann Bahr (1863-1934), venu du socialisme pangermaniste, futur théoricien de l’avant-garde fin-de-siècle, mais aussi le poète polonais juif Siegfried Lipiner (1856-1911) dont le poème épique Der enfesselte Prometheus était apprécié de Nietzsche et de Wagner. Le compositeur Gustav Mahler (1860-1911) fréquentait également cet établissement, tout comme Hugo Wolf (1860-1903) qui serait plus tard le colocataire d’Eckstein avant de prendre part aux Sommerkolonien du cénacle théosophique de Lang. Enfin, on peut citer la poétesse féministe et peintre Rosa Mayreder (1858-1938)
À l’occasion de la première de l’opéra Parsifal (1882), cette troupe bariolée se rendit à Bayreuth où l’on trouvait également un restaurant végétarien où ce cénacle viennois pouvait échanger avec d’autres wagnériens. Dans un de ses écrits majeurs Religion und Kunst, Wagner louait Pythagore comme un professeur de diététique végétarienne, ce qui suscita des émules parmi ses admirateurs. Le Cercle Lipiner, auquel appartenaient Mahler, Wolf et Lipiner, était un rameau du Cercle Pernerstorfer qui émergea dans la décennie 1880. Ses membres, tous végétariens, se revendiquaient de Schopenhauer (1788-1860) et de Wagner.
Parmi l’aile « socialiste » végétarienne, on trouvait Victor Adler (1852-1918) qui, plus tard, fonderait le Sozialdemokratische Arbeiterpartei, précurseur du SPÖ, ainsi que son ami Engelbert Pernerstorfer (1850-1918) qui donna son nom au Cénacle et qui fut membre de la première Wiener Arbeiterbildungsverein. Tous deux combinaient leurs projets de réforme sociale avec le pangermanisme et une attitude critique envers la monarchie Habsbourg et l’église catholique.
Par leur intermédiaire, le socialisme autrichien prit un tournant : la misogynie, l’anti-démocratie, le radicalisme, l’antisémitisme et le néo-paganisme nationaliste (en dehors du wagnérisme) n’appartenaient pas à leur conception de la germanité et demeurait totalement étranger aux Ramharter. Lorsque l’antisémitisme prit le dessus en le personne de Georg von Schönerer (1842-1921) avec sa Deutschnationaler Verein, puis parmi les wagnériens viennois, Eckstein quitta la Wiener Akademischer Wagnerverein, tout come Adler et Pernerstorfer rompirent avec les nationalistes allemands. À partir du tournant du siècle, le courant völkisch raciste de l’ariosophie allait devenir un facteur important de la scène alternative autrichienne.
Spiritisme.
La seconde force qui contribua à l’émergence de l’occultisme viennois fut le spiritisme, l’évocation des esprits lors d’une séance, publique ou privée, autour d’un médium. Après ses débuts dans la Vienne romantique du début du dix-neuvième siècle, le professeur de français Constantin Delhez (1807-1879) y introduisit le spiritisme d’Allan Kardec en traduisant la première édition du Livre des esprits (1858) puis, en fondant, toujours à Vienne, l’association Nächstenliebe, la première du genre dans l’empire austro-hongrois. Les membres se réunissaient une fois par semaine pour tenir une séance et l’association resta active pendant vingt-six ans, jusqu’à ce que le Ministère de l’Intérieur l’interdise en 1896.
Les représentants du spiritualisme viennois étaient Lazar von Hellenbach (1827-1887) et Adelma von Vay, née Adélaïde von Wurmbrand-Stuppach (1840-1925), la grande dame du spiritisme austro-hongrois. Selon Kiesewetter, les deux se seraient rencontrés pour la première fois au début des années 1870.
Catholique, Adelma rejetait au départ le spiritualisme ; ce n’était pas le cas dans la famille protestante de son mari, le baron Ödon von Vay (1832-1921) qui étaient d’ardents spirites. En 1865, le médecin et magnétiseur János Gárdos (1813-1893) lui révéla ses pouvoirs de médium et durant plusieurs décennies, ils travaillèrent ensemble : elle lui dictait les messages qu’elle recevait de l’au-delà en fixant un verre d’eau ; outre ses activités de clairvoyante, elle était également guérisseuse et nouvellistes.
Ses conceptions très chrétiennes suivaient Kardec dont elle décrit Le Livre des esprits comme un ouvrage essentiel à tout spirite. « Un spiritualiste est, en résumé, quelqu’un qui croit en Dieu, en l’immortalité, en la mission divine de Jésus, en la vie après la mort, en un lien intime entre le monde des esprits et celui des humains qui rend possible l’échange. Les spiritualistes croient que tout être humain est un médium, conscient ou inconscient, que tout un chacun est en contact avec l’invisible. Le spiritisme considère la réincarnation comme une voie de progrès spirituel dont les Grecs, les Hindous et les Égyptiens possédaient le secret. »
Néanmoins, en dehors de ces points communs, la doctrine d’Adelma présente un enseignement visionnaire plus complexe que Kardec. Sa croyance aux esprits ne se limite pas aux décédés mais inclut les élémentaires et les habitants des corps célestes. Son principal ouvrage philosophique Geist, Kraft, Stoff, publié à Vienne en 1870, traite de la Genèse par laquelle Dieu se manifeste en tant qu’esprit, puissance, lumière incréée au travers des lois de la géométrie et de l’arithmétique. Le Christ est le principe vital de l’univers et à travers lui se manifestaient les esprits sous forme d’une union bisexuelle de deux principes opposés, mais une rupture au sein de cette harmonie survint et explique le déclin du monde spirituel. Après cette Chute, la réconciliation des principes doit se réaliser par la recherche de son partenaire manquant.
Les premières éditions de Geist, Kraft, Stoff ont-elles été interdites par l’Église ? En fait, les trois premières éditions semblent perdues pour de bon ; l’édition la plus ancienne que j’ai pu consulter est la quatrième, apparemment auto-publiée à Vienne, en 1911, à Lecher Gonobitz, là où le couple Vay résidait. En tout cas, Adema fut excommuniée et se convertit au protestantisme où elle put donner libre cours à son christianisme ésotérique. « Depuis, je respire librement et j’ai pu pénétrer l’esprit et l’essence des sublimes enseignements plus facilement et mieux qu’auparavant. » Avec son mari, elle fonda la première association spirite hongroise Szellemi Bùvarok Pesti Egylete (1872)
D’ordinaire, H.P. Blavatsky (1831-1891) avait peu de mots aimables pour le spiritisme mais elle loue Adelma dans Isis dévoilée (1877) comme un rare exemple de médium authentique qui emploie ses pouvoirs à des fins de guérison et de réconfort. « Pour les riches, elle constitue un phénomène ; pour les pauvres, elle est un ange providentiel. » Quelques années plus tard, Blavatsky publia un article sur une boule de cristal qu’Adama avait donnée à Henry Steel Olcott (1832-1907) et qui lui rendit de bons services. Cette reconnaissance théosophique contribua à sa célébrité internationale.
Dans le sillage de ces activités, il faut mentionner Hans Malik (1887-1964) : il organisa un cénacle occultiste avec sa femme Maria, une médium. Malik rencontra Adelma von Vay après la Première Guerre mondiale et elle lui remit des documents de son fonds, ainsi que ceux de l’Association de Recherche Métapsychique de Budapest. En 1923, Malik créa la Fédération Christophorusbund pour laquelle il présentait des conférences mais aussi des cours de spiritisme.
Son association aurait compté plus de 5000 membres dans les années trente et en 1929, il publie Der Baumeister seiner Welt, inspiré de sa propre doctrine mais aussi de celle de von Vay. Sous le Troisième Reich, Malik fut déporté à Dachau, puis dans d’autres camps, mais réussit à survivre. En 1953, le Christophorusbund fut officiellement dissout pour des raisons juridiques : ses activités spirites n’ayant pas été déclarées dans ses statuts, comme l’exigeait la Cour Constitutionnelle autrichienne.
En dehors d’Adelma von Vay, son coreligionnaire, le précepteur Lazar von Hellenbach dirigeait un cercle spirite la Loge Hellenbach ou Aurora à vienne ; bien qu’il soit un des fondateurs de la parapsychologie, son nom ne figure pas dans l’historiographie classique. Il fut représentant pour le Parlement de Croatie pendant sept ans et œuvra comme publiciste, s’opposant à l’antisémitisme. Parmi ses centres d’intérêts, le corps astral qu’il décrivait comme un méta-organisme, l’hypothèse de l’éther, la théorie des nombres qu’il employait dans le cadre de l’astrologie.
Ses nombreuses réflexions sociopolitique et philosophiques furent réunies dans un volume posthume Das neunzehnte und das zwanzigste Jahrhundert, édité par Carl du Prel (1839-1899). Von Hellebach est également l’auteur d’un roman utopique Die Insel Mellonta publié chez l’éditeur spirite Oswald Mutze à Leipzig dans lequel il s’inspire de Charles Fourier (1772-1837) et décrit une communauté d’amour libre où le mariage n’existe pas, un monde fraternel et communisant « sans les excès du capital et les limites de la propriété privée. »
Carl du Prel, « le philosophe de l’occultisme » et thuriféraire du spiritisme allemand provenait de Landshut (Bavière) et vivait à Munich ; il exerça une grand influence jusqu’en Autriche. Lui aussi reçut les lumières de von Hellenbach qu’il rencontra à Munich au cours de l’été 1880. Le rôle de Du Prel dans la modernité viennoise ne se limita pas à ses fonctions de mentor pour le Wiener Rundschau auquel il contribua régulièrement ; il fut aussi une référence pour le spiritisme et l’occultisme en Mitteleuropa, qui deviendrait par la suite une cible de critiques.
L’intérêt de Du Prel pour le spiritisme s’éveilla grâce à sa femme et par la suite, Hellenbach l’introduisit auprès de Karl Friedrich Zöllner (1834-1882). Du Prel considérait l’occultisme et le spiritisme comme une même activité et l’étendit dans le domaine artistique ; entre 1880 et 1884, il s’adonna à l’oniromancie et au somnambulisme et devint le meilleur connaisseur allemand du mesmérisme.
En 1884, il publie son ouvrage principal Die Philosophie der Mystik, dans le sillage d’Eduard von Hartmann (1842-1906) ; un livre qui comptait Hermann Bahr et Sigmund Freud parmi ses admirateurs. En 1885, Du Prel assiste, à Vienne, avec von Hellenbach à des séances publiques du célèbre médium britannique William Eglinton (1857-1933) ; il en sort très impressionné et y voit une confirmation de son « individualisme métaphysique. » Après la mort de Lazar von Hellenbach, Du Prel supervisera l’édition posthume de ses œuvres.
L’occultisme s’étendit jusqu’aux degrés les plus élevés de l’État : l’impératrice Elisabeth (1837-1898) aurait assisté à plusieurs séances. Une de ses amies d’enfance, la comtesse bavaroise Irène Paumgarten (1839-1892) transcrivit des messages qu’elle recevait de l’au-delà et Elisabeth prétendit elle-même avoir été en contact avec l’esprit des défunts, comme le poète Heinrich Heine (1797-1856) qu’elle admirait ou son cousin Louis II (1846-1886).
Le Prince-Archiduc Rudolf (1856-1889) voyait les choses autrement : avec l’archiduc Johann Salvator (1852-1911), il décida de mettre un terme à la mode des fantômes et tous deux conçurent un plan pour convaincre de fraude un des plus célèbres médiums de l’époque : l’américain Harry Bastian (1843- ?)
Pour ce faire, ils lièrent connaissance avec le magicien professionnel Emil Gottlieb (1850-1934), originaire de la ville tchèque de Brünn, aujourd’hui Bruno, qui opérait sous le pseudonyme de George Homes, accompagné de sa femme sous son nom de jeune fille : Homes et Fey, un duo qui accomplissait des spectacles en révélant les trucs et astuces auxquels ils avaient recours. En 1884, à Vienne, préparés par ces deux mentalistes, les deux aristocrates participèrent à un spectacle organisé par von Hellenbach qui était un admirateur de Bastian : Le Piège étoilé. Le médium fut démasqué et l’événement couvert par la presse. De plus, le Prince publia un essai critique Einblicke in den Spiritismus (1884) dans lequel il considérait le spiritisme comme un danger public et en appelait à une sainte alliance entre l’Eglise catholique et la Science.
Ce scandale compromit von Hellenbach et rejaillit sur l’aile gauche des mouvements parareligieux. Vingt ans plus tard, les effets de la démystification de von Hellenbach étaient toujours perceptibles ; en 1902, lors du procès de la médium allemande Anna Rothe (1850-1907) un article parut dans le Neues Wiener Tagblatt, « Die Geisterseher von Wien », lequel affirmait que « les cénacles spirites de Vienne ont presque tous disparu et même leur souvenir n’est plus qu’une espèce de conte de fées. » En revanche, l’affaire van Hellenbach boosta la carrière des Homes : leurs numéros attiraient un public toujours plus vaste.
À partir de 1900, ils reproduisaient et déconstruisaient les séances de spiritisme dans leur « Salon moderner Wunder » tout en bénéficiant d’une publicité quotidienne dans les journaux. En 1902, ils déménagèrent à Kohlmarkt et ouvrirent le premier cinéma auditorium de Vienne, comme une annexe à leurs propres numéros. En 1905, le couple reçut l’autorisation de projeter des films quotidiennement, dans une espèce de cabinet de curiosités.
Le spiritisme institutionnel n’avait pas totalement disparu après le scandale Bastian : de petits cénacles persistaient. Ainsi, à la fin du siècle, Franz Herndl poursuivit le droit fil de l’occultisme viennois : il étudia le droit et la philosophie à Vienne et travailla ensuite comme professeur de lycée à la Theresianische Akademie, centre de formation des cadres du régime, avant de terminer sa carrière comme Ministre des Finances. En 1891, il rencontre Carl du Prel et devient un de ses plus ardents supporteurs. Dans la première décade du vingtième siècle, Herndl publie deux romans Das Wörterkreuz (1901), Die Trutzburg (1909) qui lui permettent de vulgariser son programme spiritualiste et réformiste.
Parmi les occultistes masculins de la modernité viennoise, il fut le plus ardent féministe. Dans son roman « mystique et social » Das Wörterkreuz, dédié à Du Prel, il développe l’hypothèse que le progrès civilisationnel de l’espèce humaine se produit grâce à des mariages d’amour librement consentis. Les esprits promis pour l’éternité se rencontrent mieux ainsi.
Du Prel se réfère à la pionnière du féminisme Irma von Troll-Borotiyàni (1847-1912) et plaide le droit au divorce et la libération des femmes de leur état de dépendance sociale et économique pour favoriser le mariage d’amour. Il préconise aussi le droit de vote pour les femmes ; conformément à son pangermanisme, il s’adresse en priorité à l’aire germanophone. « Par-dessus tout, il est nécessaire d’établir une fédération [des organisations féministes] quelle que soit l’origine sociale ou la condition de leurs membres. »
Herndl était également actif dans les milieux völkisch. En décembre 1907, grâce au soutien financier d’Adelma von Vay, il fonde le Wiener Leseclub Sphinz zur Gründung und Erhaltung einer Bibliothek für Okkultismus, un cénacle théosophique. Dans les statuts de la Guido von List Gesellschaft en date de 1908, son nom figure comme Vrositzender-Stellvertreter, soit vice-président. Cette société formait un creuset ésotériste important et entretenait des liens avec l’Allemagne.
Le rôle d’Herndl était néanmoins précaire : dans son roman Die Trutzburg, il critique durement la misogynie d’Adolf Josepf Lanz (1874-1954), également connu sous le pseudonyme de Jörg Lanz von Liebenfels, membre de la société et ami de Guido List (1848-1919) Inspiré par le Walden de Thoreau, Herndl mena une vie recluse sur le Danube, sur l’île de Wörth jusqu’en 1905, une île située juste en face des ruine du château Werfenstein, que Lanz et ses disciples viennois acquirent en 1907 pour en faire le centre de leur ordre templier : Ordo Novi Templi.
Ce dernier projet causa bien du souci à Herndl, en particulier lorsqu’il prit connaissance du manifeste de la revue Ostara. « Alors que je vois dans l’émancipation féminine un progrès salutaire de l’humanité, le Docteur Lanz-Liebenfels, d’après ce que je découvre de cette brochure, n’y voit qu’un facteur de déclin de toute race. » Herndl interprète la fondation de l’Ordre au Château comme une provocation délibérée : son roman Das Wörterkreuz dépeignait une île qui ressemblait très fort à Wörth et qui était appelée à devenir le « centre de libération des femmes et des jeunes filles. »
En 1910, la liste des membres de la société Guido von List ne cite plus Herndl que parmi ses membres ordinaires et non plus parmi le comité central. Sans doute l’influence croissante de Lanz, qui radicalisa la société, le mena-t-il vers la sortie. S’il donna sa démission, je l’ignore. En revanche, c’est bel et bien en 1911 qu’il fonda sa propre société Carl du Prel à Vienne, qui serait par la suite présidée par le libraire Andreas Pichl et qui constituait l’anti-modèle de la Guido von List Gesellschaft.
Au début des années vingt, lorsque le glamour völkisch de la Guido von List Gesellschaft avait déjà considérablement pâli, Ubald Tartaruga (1875-1941) décrivait la Carl von Prel Gesellschaft comme la société occultiste la plus importante à Vienne.
À suivre…
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