Source : Les Templiers du prolétariat par Alexandre Douguine, éditions Ars Magna, collection Heartland.
Les thèses du national-bolchevisme russe apparaissent pour la première fois dans les milieux extrêmes des cadets, les membres du Parti constitutionnel démocratique, parti libéral de l’Empire russe, dont les membres étaient appelés cadets, par abréviation de KD, appellation du parti en russe. Y. Kliouchnikov signala à Ustrayalov la possibilité d’un passage radical du nationalisme « blanc » au nationalisme « rouge. »
Réalisant à un moment donné l’inévitabilité de la défaite des Blancs, et se fondant à bien des égards sur leur philosophie populaire de l’histoire, selon laquelle l’histoire est créée par l’esprit du peuple, qui s’exprime parfois de façon paradoxale et utilise à certains moment les idéologies et les instruments sociopolitiques les plus inattendus, ces nationalistes cadets en arrivèrent à une révision radicale de leurs positions anti-bolcheviks et avancèrent la thèse que les hommes d’État nationalistes les plus conséquents en Russie à ce moment-là étaient les bolcheviks.
Bien sûr, cette idée ne prit pas tout de suite forme en termes aussi radicaux, mais ses principaux traits sont clairement visibles dans les premiers textes nationaux-bolcheviques réunis dans la brochure Changement d’orientation, publiée à Prague au début de l’année 1921. Les auteurs de la brochure étaient Y. Kliouchnikov, Y. Potekhine, S. Chakhotine, A. Bobrischev-Pouchkine, l’ancien procureur du Saint-Synode S. Loukyanov, mais c’est Ustryalov qui jouait le rôle d’intellectuel principal dans ce mouvement qui prit le nom de Changement d’orientation.
Les bolcheviques eux-mêmes, en particulier Lénine, Trotski et Staline acceptèrent avec enthousiasme le Changement d’orientation car ils y voyaient la possibilité d’une sorte d’idéologie intermédiaire, capable d’attirer vers les nouvelles autorités des « spécialistes » et des couches importantes de la population civile, pas encore prêts à accepter le communisme dans sa forme la plus pure.
C’est par l’idéologie du Changement d’orientation que les autorités bolcheviques étaient reliées en pratique aux grandes couches sociales. Mais le pouvoir des idées est tellement grand qu’il n’est presque jamais possible de les utiliser à des fins purement pragmatiques, car les idées ont presque toujours l’effet inverse. Parallèlement à la façon dont les bolcheviques utilisèrent le Changement d’orientation à leurs propres fins, le Changement d’orientation lui-même influença activement l’évolution de l’idéologie bolchevique. Augursky montre que les plus purs marxistes orthodoxes, en particulier Zinoviev, en étaient bien conscients et luttèrent contre le national-bolchevisme dès le début, malgré les avantages pratiques qu’il apportait aux bolcheviques dans la période la plus difficile pour eux.
Parallèlement au Changement d’orientation, un autre courant, assez proche de celui-ci, se développa : l’eurasisme, du moins son aile gauche. Les partisans du Changement d’orientation et les eurasistes de gauche finirent par prendre complètement le parti des bolcheviques et la grande majorité d’entre eux retourna en Russie soviétique et s’intégra à la société socialiste.
Tous les auteurs qui firent une telle évolution, Kliouchnikov, Bobrischev-Pouchkine, Kirdetsov, Loukyanov, Lvov, furent répertoriés par Mikhaïl Agursky [dissident émigré en Israël en 1970, auteur de l’étude la plus complète sur le sujet] comme des « nationaux-bolcheviques de gauche » qu’il distingue des « nationaux-bolcheviques de droite » dont la plus haute autorité spirituelle était Ustryalov, qui resta hors de Russie à Harbin jusqu’au milieu des années 1930 et qui garda jusqu’à la fin une certaine distance vis-à-vis du système soviétique, malgré toute sa sympathie pour celui-ci.
L’étude d’Augursky montre clairement qu’il ne s’agit pas seulement d’un phénomène complexe et aux multiples facettes internes, mais d’un phénomène fondamentalement double. Bien qu’Augursky n’en parle nulle part directement, son national-bolchevisme dans son interprétation est divisé en deux composantes qui correspondent à ses deux aspects idéologiques. Par principe, nous parlons de la dualité de l’idéologie de la Révolution conservatrice elle-même dont une expression fut précisément le national-bolchevisme russe historique.
Il est révélateur que, dans le contexte
national-bolchevique, comme le rappelle Augursky, le terme « conservatisme
révolutionnaire », utilisé pour la première fois par le salve Samarine et
adopté par les idéologues allemands, ait été adopté par Isaïe Lezhnev, le
pilier du « national-bolchevisme de gauche » soviétique.
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