Source : Le Fruit défendu de la
Connaissance : de Prométhée à la pornographie par Roger Shattuck, éditions
Hachette, collections Littérature.
En Éden, Dieu avait
explicitement défendu à Adam et Ève de manger le fruit de l’Arbre de la
Connaissance du Bien et du Mal, mais personne n’avait prévenu les citoyens de
Babel ou de Babylone que leur exploration du monde devait respecter certaines
limites. Ils ont découvert la technique nouvelle des briques et du mortier, et
ils la mirent inévitablement en pratique. Nous supposons que Dieu destinait
l’Arbre de la Connaissance à être un ornement et une mise à l’épreuve alors que
la tour impie des Babyloniens symbolise leur désir d’accroissement
personnel : « Faisons-nous un
nom » (11,4) Si ce projet devait « pénétrer les cieux », la majesté et le mystère de Dieu
seraient profanés. Pour les punir, Dieu ne détruit pas Babylone : il
divise pour régner et d’un peuple, il en fait plusieurs, avec des coutumes et
des langues différentes.
Dans ces mêmes
versets qui voient les ambitions de l’humanité anéanties, une faculté
primordiale fait son apparition pour la troisième fois dans la traduction
anglaise de la Genèse, celle du Roi Jacques (1611) : l’imagination.
« Désormais, rien ne saura les
retenir de faire tout ce qu’ils ont imaginé » (11,6) Unie par la
technologie et par une langue universelle, l’humanité accède à un pouvoir
néfaste. Le pouvoir en soi ne représente pas un danger, mais l’imagination
alliée au pouvoir peut excéder les limites de la condition humane et aspirer à
la divinité.
Cela se produit
pour la première fois avant le déluge. « Dieu vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre et que
la moindre pensée imaginée par son cœur était continuellement tournée vers le mal » (6,5) Dieu se
repent de sa création et estime que Noé est le seul qui mérite de survivre, car
c’est un « homme juste. »
Deux chapitres plus loin, une fois que les eaux ont reflué, les offrandes de
Noé dissuadent Dieu de détruire à nouveau les hommes, mais le verset manifeste
la même objection et la même mise en garde quant à la nature humaine :
« Parce que l’imagination qui se
trouve dans le cœur de l’homme depuis l’enfance est tournée vers le mal »
(8, 21) Les deux passages annoncent l’épisode de la tour de Babel dans lequel
l’imagination ardente, face cachée de la curiosité, attire sur elle la
punition. Dans le verset (11,6), le terme hébreu est « yazam », comploter, conspirer,
aspirer à, et renferme une connotation négative. Selon ma lecture, ces trois passages
de l’Ancien Testament établissent entre la curiosité et l’imagination un lien
essentiel.
Les événements
ultérieurs de l’histoire de la nation d’Israël, qui passe d’une alliance avec
Dieu sous l’égide d’Abraham, puis de Moïse, illustrent un autre aspect de la
connaissance interdite et de ses liens étroits avec la curiosité et
l’imagination débridée : quiconque a-t-il le droit de lever les yeux vers
Dieu ? Jacob est le premier à le faire : « Jacob donna à cet endroit le nom de Peniel : car, dit-il, j’ai vu
Dieu face à face, et j’ai conservé la vie. » (Genèse 32,30)
Dans le commentaire
qu’il fait de l’Exode dans son Guide littéraire de la Bible, J.P. Fokkelman
définit « l’enjeu principal du
livre : la question de savoir si l’homme peut ou non voir Dieu. »
En plantant l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal dans le jardin d’Éden,
Dieu semble inviter implicitement ses nouvelles créatures à être en même temps
ses compagnons et ses rivaux. Mais nous ne devons pas oublier que la pomme n’a
pas rapporté à Adam et à Ève une connaissance des choses encore moins de Dieu
dans sa quiddité, comme le remarque Dante, en Purgatoire (3, 37-39) :
« Abstenez-vous, humains, du quia /
s’il vous avait été possible de tout voir / il n’était pas besoin que Marie
engendrât. »
Si le Fruit de l’Arbre avait tout révélé à Adam et à Ève, rien n’aurait justifié d’autres révélations. Toute l’action des deux Testaments et de l’histoire ultérieure repose sur le prédicat suivant : la connaissance octroyée à l’esprit humain et à laquelle il parvient est partielle.
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