Nous sommes les malades de votre démocratie

Source : Antonin Artaud contre la « magie noire » moderne, par Philippe Baillet.

Plus que quiconque, écrit Artaud, je crois aux pouvoirs et influences occultes, mais il n’y a pas dans l’ordre politique et humain d’influence occulte qui ne puisse être dépistée. Malgré son antihumanisme radical, Artaud ne sera tenté à aucun moment par le fascisme ou par le national-socialisme.

Certes, quand il entendait parler de culture, il sortait volontiers son revolver ou, plutôt sa canne magique, qu’il prétendait détenir de saint Patrick lui-même, estimant naïvement que, « pour faire mûrir la culture, il faudrait fermer les écoles, brûler les musées, détruire les livres, briser les rotatives des imprimeries. »

Mais fascisme et nazisme lui apparaissaient comme des caricatures de l’ordre authentique auquel il aspirait, pour ne pas parler, évidemment, du sort qu’ils réservent aux aliénés. Dans une de ses conférences mexicaines de 1936, Artaud affirme que « l’Allemagne et l’Italie sont la proie d’un ordre singulier qui n’est que l’organisation légalisée d’un désordre. » On lui doit cette frappante définition de l’anarchiste : « L’anarchiste, c’est celui qui aime tellement l’ordre qu’il n’en accepte pas de parodie. »

Dégoûté de l’Europe, de plus en plus plongé dans l’étude des textes sacrés des grandes traditions, Artaud s’embarque pour le Mexique en 1936. Dans ce pays, il séjourne durant plusieurs mois parmi une tribu indienne, les Tarahumaras, restés selon lui à l’abri des miasmes de la civilisation moderne. Le 7 février 1936, il déclare tranquillement à Mexico que « toute vraie culture s’appuie sur la race et le sang. »

Durant l’été 1937, Artaud se rend en Irlande, mais, au retour, sur le bateau, c’est la crise. Il est interné dès son arrivée au Havre, en octobre de la même année. Commence alors pour lui un long calvaire de neuf ans dans plusieurs asiles psychiatriques au cours duquel il subira de nombreux électrochocs, traitement courant à l’époque.

En 1938, paraît son ouvrage majeur : Le Théâtre et son double, recueil de ses écrits sur le sujet depuis 1931 dans lequel il assigne au théâtre une tâche immense : réconcilier l’homme européen avec les sources de la vie, lui rendre le sens du sacré, dans le cadre d’une véritable expérience collective car « dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau que l’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. » La crise est ainsi expliquée par Artaud : « C’est qu’on s’est ingénié à faire vivre sur la scène des êtres plausibles, mais détachés, avec le spectacle d’un côté, le public de l’autre, et qu’on n’a plus jamais montré à la foule que le miroir de ce qu’elle est. »

Cette constatation d’un jeu de miroirs où tout le monde est complice dans la médiocrité rappelle curieusement une formule de Maurras visant la démocratie : « Le bon peuple veut des modèles et on lui présente des miroirs. » (Trois idées politiques) Il suffit de lire les dix pages extraordinaires de la préface du théâtre et son double pour comprendre du même coup que certaines lucidités supérieures ne pardonnent pas chez des êtres fragiles et qu’Artaud entra dans la folie parce que trop viscéralement étranger à la magie noire moderne.

Il est peu d’auteurs qui soient allés si loin dans la dénonciation de l’humanisme, entendu comme réduction de tout à des dimensions psychologiques. Longtemps persuadé, comme en témoignent ses lettres de grand malade solitaire, que les magiciens noirs de toute la planète se livrent à des envoûtements sur sa personne, Artaud, après sa sortie d’asile en 1946, parviendra encore à écrire deux de ses plus beaux textes Van Gogh ou le suicidé de la société (1947) et Pour en finir avec le jugement de Dieu. (1948)

Il y affirme qu’un « aliéné authentique, c’est un homme qui a préféré devenir fou dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. Et ceci encore : « J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi-même. »

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