« J’accroîtrai le dévoilement de son secret »

 

Source : La cabale du Livre de l’image et d’Abraham Aboulafia par Gershom Scholem, éditions de l’Eclat.

Le dénouement des sceaux noués, telle est la formule revenant de façon récurrente dans les écrits d’Aboulafia. Les sceaux indiquent cette capacité de l’être humain à rester emprisonné et asservi par ses propres limites. Si un individu envisageait de lever ces sceaux sans y être dûment préparé, il risquerait de détruire son individualité. Ce phénomène s’apparente à la formule « il a vu et a trépassé » et qui fait référence au célèbre passage de Hagigah 14b. qui évoque les « quatre qui sont entrés au Pardès » : l’homme ne peut supporter d’être submergé par le flux sans perdre la raison. C’est donc avec prudence  qu’il convient de lever les sceaux qui enclosent l’âme. L’homme qui s’immerge dans l’intellect agent doit veiller à ne point détruire le noyau central de sa conscience individuelle. Il doit rester lui-même et ne pas se laisser emporter.

Au cours de son ascension, le prophète parvient, grâce à l’appréhension suprême, à créer un interstice par lequel l’intellect agent s’infiltre et épanche son flux sans dommage. Aboulafia s’accorde sur ce point avec la philosophie, à ceci près qu’il privilégie la formule « dénouer les nœuds des sceaux » que Maïmonide n’emploie pas. La différence entre les deux porte sur la façon d’ouvrir la lucarne par laquelle l’âme s’unit au flux de l’intellect agent : pour Aboulafia, cette ouverture doit s’effectuer au moyen des techniques de permutation.

On peut illustrer l’action de l’intellect agent, le problème des sceaux noués et de leur dénouement, par l’image d’une muraille enserrant l’âme humaine. En même temps qu’elle la contraint dans le cadre habituel de ses limites naturelles, elle la protège du déferlement de la conscience cosmique qu’est l’intellectuel agent ; conscience transcendant tout et se trouvant en tout. Cette muraille préserve l’âme de l’appréhension des choses divines. Les sceaux, inscrits dans l’âme, la préservent de la bourrasque environnante qui risquerait de l’emporter : les nœuds des sceaux se portent garants pour ainsi dire de la normalité de son fonctionnement. Les sceaux entravant l’âme tirent leur permanence de ce qu’ils sont alimentés par les formes naturelles du monde.

Ces formes naturelles, en même temps qu’elles marquent l’intellect de leur empreinte, procèdent à des associations de formes sensibles résultant de l’appréhension des sens. Ces représentations ou « formes naturelles » comme les appellent les philosophes médiévaux, ont donc à voir avec le sensible : les sens appréhendent l’ensemble des objets naturels ; la conscience et l’intellect en assimile ensuite la représentation. L’homme et le monde s’influençant mutuellement, l’intellect humain finit par développer une conception pérenne du réel : on pourrait dire que les formes définitives et limitées du monde extérieur s’acheminent jusqu’à nous et que nous les rendons intelligibles.

La vie de l’âme humaine se déroule ordinairement à l’intérieur des limites fixées par les cinq sens. Par conséquent, l’individu habité par ces formes peine à atteindre le raffinement nécessaire à l’appréhension des réalités spirituelles et, à plus forte raison, du divin dont on ne peut faire l’expérience dans le cadre des données naturelles. Toute la question, à présent, consiste à trouver les moyens de développer des formes d’appréhension suprême, sans que l’âme, éblouie, soit entraînée par le feu lumineux s’engouffrant en elle : le dénouement des sceaux noués est donc bien au cœur du problème…

Les permutations constituent donc le premier stade de l’apprentissage. L’homme en devient familier, tel l’élève s’exerçant à permuter les lettres Alef et Bet, et à permuter leurs permutations. Aboulafia expose ensuite les moyens de dépasser ce stade et de gagner une plus grande liberté : celle de contempler le Noms saints et d’y voir des associations diverses. Les textes aboulafiens sont tissés d’associations diverses relevant de GéNaT, soit de Gématria, Notarikon et Temurah.

Nous disposons de l’ouvrage d’Aboulafia portant sur la bénédiction Shomer Mitswah (Gardien du commandement) La magie ancienne considère que cette bénédiction comporte un Nom saint que nous connaissons par le biais des écrits des exilés, mais dont le sens demeure impénétrable. Nous ne savons pas très bien s’il s’agit là d’une pratique grecque ou bien de calculs et d’associations sur lesquels nous n’aurions pas d’informations. Quoi qu’il en soit, ce Nom commence par ANAQTAM PASTAM PASPASSIM DIONISIM. Pour Aboulafia, ces Noms, dans lesquels des intellections spirituelles sont condensées, ressortent de la langue divine. La recherche philosophique familière de la métaphysique ésotérique est en mesure d’accéder à ces intellections supérieures. Au sujet de ANAQTAM, Aboulafia déclare : « J’accroîtrai le dévoilement de son secret » et il y parvient en dressant une liste de termes dont chacun constitue une sorte de référence codée à l’un des points de sa doctrine : la structure de la spiritualité de l’homme, la relation de la forme et de la matière, les secrets de la cosmologie et de l’âme, la confiance éternelle et la confiance éphémère, etc.

Cette liste comporte des termes de valeur numérique équivalant à ANQATAM (=591) et exclut toute permutation ou association digressant vers des sujets annexes. Aboulafia associe donc « saison », « matière sans forme », « façonne une forme dans une forme », « de lumière habillée », « surface d’un abîme », « maintien de l’âme », « visage d’homme depuis son sang », son sang depuis un visage d’homme », « son sang depuis une image », « l’apparence de la multitude », « son sang depuis une tête », « sa tête depuis le sang », (sur chacune de ces références codées, on pourrait écrire des chapitres entiers), « indique un Nom », « le Séraphin et le brûleur » (Aboulafia a beaucoup écrit sur tout ce que ces termes infèrent : le séraphin brûlant le sang, la force suprême brûlant la matière), « et le bouc », « Prince Ange », « tête de roi », « l’intellect, agent de l’homme », « l’homme, agent de l’intellect », « l’homme voit et n’est pas vu », « lumière et ténèbres », « l’homme est lumière et ténèbres », « le monde se termine », « la fin se termine » (gématria eschatologique), « la fin du dragon », (le Teli ou dragon est la force tractant la sphère des constellations), « la fin du magicien » (pour Aboulafia, le magicien n’est autre que la nature), « le magicien du monde », « l’achèvement de la Face et de l’arrière. »

Ces exemples montrent comment, grâce à la gématria et au notarikon, représentations et associations jaillissent pendant l’acte de contemplation à partir d’un terme succinct : la pensée se propage vers des intelligibles aux contenus conceptuels précis et les contemple. Lors de ce processus, une force toujours plus spirituelle et toujours plus intellectuelle vient repousser les limites de la connaissance. 

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