« It’s all relative to the size of your steeple »

 

Source : Les Langues occultes de la Renaissance par Pierre Béhar, éditions Desjonquères, collection La Mesure des choses.

S’il est en ce domaine des caprices de la Nature un principe fondamental, c’est que la Renaissance ignore le sens de la norme, donc, du normal. En conséquence, rien à ses yeux n’est anormal : les choses sont simplement plus ou moins rares. Ainsi, un être à deux têtes n’est pas considéré comme anormal ou monstrueux au sens moderne du terme, il est simplement plus rare que les êtres à une tête, tout comme l’or, dans la nature, est plus rare que le fer, le rubis et l’émeraude plus rare que le silex ou le calcaire.

Aussi bien, l’époque ignore-t-elle la notion de monstrueux, au sens présent d’aberration, de dérivation d’une norme. Elle avait certes été entrevue par Aristote. Le philosophe antique avait déjà défini comme monstre tout être animé non conforme aux productions ordinaires de la Nature : le monstre, à ses yeux, résultait d’une résistance sourde de la « matière » à la « forme » qui tentait de s’imposer à elle en la configurant ; c’était un échec de la Nature. Cependant, Jean Céard l’a montré, les successeurs d’Aristote avaient réprouvé ces vues, notamment depuis le De natura deorum et le De divinatione de Cicéron, l’Histoire naturelle de Pline et la Cité de Dieu de saint Augustin, lequel avait consacré de son autorité de Père de l’Église la nouvelle conception du monstrueux.

Selon celle-ci, le monstrueux n’est pas une aberration de la Nature, mais l’effet de son infinie puissance productrice, qui elle-même procède de celle de Dieu. Mais loin de n’être que l’expression de cette puissance, il en manifeste aussi les intentions : ces prodiges de la Nature, explique Cicéron, montrent aux mortels la volonté divine… ces prodiges sont autant de signes par lesquels Dieu et la Nature, sa servante, manifestent et avertissent les hommes de l’avenir, soit que ces signes apparaissent comme de vrais présages, soit que plus souvent ils indiquent que le sort des choses humaines n’est pas indifférent à Dieu et au reste de l’univers. »

C’est cette conception du prodigieux dans la nature qui culmine au seizième siècle. Elle aboutit aux conceptions de Cardan et de Paré, qui reconnaissent des monstres partout dans la nature. Une réaction contre cette vision du monde ne s’amorcera qu’en 1595 pour se poursuivre en 1605 et en 1616, avec Weinrich, Riolan et Liceti. En attendant, cette vision du monde trouve son expression la plus achevée dans les collections de Rodolphe II, tant que recueil de prodiges et de monstres, les collections impériales sont une collection de signes divins.

À cet égard, elles s’inscrivent dans le droit fil du néoplatonisme, au gré duquel le monde entier, procédant du divin qu’il manifeste, n’en est que l’immense signe : à l’intérieur de sa divine émanation qu’est l’univers, les prodiges et les monstres, tous les mirabilia naturels qui constituent autant de curiosités, ne sont autre que des formes extrêmes et donc, rarissimes, de l’expression du divin.

Commentaires