Intenable

 

Source : Pouvoirs de l’horreur par Julia Kristeva, éditions du Seuil, collection Points

Vertigineux, hallucinatoire, est en tout cas, selon Borges, l’objet de la littérature. C’est l’Aleph qui apparaît, dans sa vérité de transfini, lors d’une descente, digne d’Igitur, dans les caves de la maison natale par définition condamnée. La littérature qui ose relater les abîmes de cette descente n’est que la dérision médiocre d’une mémoire archaïque que le langage dispose autant qu’il la trahit. Cet Aleph est exorbitant, au point que, dans le récit, rien d’autre ne saurait capter sa puissance, que la narration de l’infamie. C’est-à-dire de la démesure, du sans limite, de l’impensable, de l’intenable, du non-symbolisable.

Mais qu’est-ce sinon la répétition inlassable d’une pulsion qui, propulsée par une perte initiale, erre inassouvie, trompée, faussée, avant de trouver son seul objet stable, la mort. Manipuler cette répétition-là, la mettre en scène, l’exploiter jusqu’à ce qu’elle délivre, au-delà de son éternel retour, sa destinée sublime d’être une lutte avec la mort, n’est-ce pas ce qui caractérise l’écriture ? Pourtant, toucher ainsi la mort, s’en jouer, n’est-ce pas l’infâme même ? Le récit littéraire qui dit les mécanismes de la répétition doit forcément devenir, au-delà du fantastique, du policier ou de la série noire, un récit de l’infâme.

Et l’écrivain n’est pas sans se reconnaître, dérisoire et déchu, dans cet individu abject qu’est Lazarus Morell, le rédempteur effroyable, qui ne ressuscite ses esclaves que pour mieux les faire mourir, non sans les avoir fait circuler et rapporter comme de la monnaie. Est-ce à dire que les objets littéraires, nos objets de fiction, tels les esclaves de Morell, ne sont que des résurrections toutes éphémères de cet Aleph insaisissable ? Est-ce cet Aleph qui soutient le travail de l’écriture, lui qui n’est pourtant qu’un arrêt provisoire, dans la course vers la mort contenue dans les caves, condamnées, de la maison natale.

Commentaires