Source : Journaux tome 1 par Robert Musil,
éditions du Seuil, traduction établie et présentée par Philippe Jacottet d’après
l’édition allemande d’Adolf Frisé.
J’habite la région
polaire ; si je vais à ma fenêtre, en effet, je ne vois que de calme
surfaces blanches qui servent à la nuit de piédestal. Je suis soumis à une
sorte d’isolation organique : je repose sous 100 m de glace. Pareille
couche donne au regard de qui s’est confortablement enterré des perspectives
réservées à celui-là seul qui a mis sur son œil 100 m de glace. Telle est ma
situation, vue de l’intérieur. Et vue de l’extérieur ? Je me rappelle
avoir vu un jour une mouche internée dans un cristal de roche. Les mouches, du
fait d’une disposition esthétique de ma nature que je n’ai pas encore soumise
au contrôle de la raison, sont une chose qui offense mon, mettons, mon
sentiment du Beau, mais pas celle que je vis alors dans ce cristal.
Son inclusion dans
un milieu étranger lui retirait son côté détaillé, son côté en quelque sorte
mouche et personnel, pour n’en plus laisser qu’une surface sombre, complétée d’organe
délicats. Je me rappelle avoir éprouvé aussi cette impression devant des
créatures humaines que j’ai vues s’avancer, tel soir de lumière lasse, comme
des points noirs sur des collines d’herbes vertes, devant un ciel jaune orange.
L’impression, notamment, que ces silhouettes qui, vues de près comme une somme
de caractères particuliers, m’eussent sans doute par l’un ou l’autre choqué, me
procuraient là un bien-être d’ordre esthétique, et faisaient vibrer en moi un
sentiment de sympathie.
Telle est
maintenant ma situation vue de l’extérieur ; et, summa sumarium, cette vue
de l’extérieur et cette vue de l’intérieur m’assurent la sérénité contemplative
du philosophe. Aujourd’hui, pour la première fois, je ressens ma chambre, cet
horrible mélange de blasphèmes stylistiques, comme une unité, une somme de
surfaces colorées organiquement reliées à la nuit glaciale au-dehors qui m’impose
ces perspectives d’internés, et reliées à moi-même en ceci qu’elles me font
éprouver, quand je m’avance à ma fenêtre, cette nuit de janvier d’Europe
centrale au-dessus des toits enneigés comme la voûte d’un caveau de glace polaire,
réfractant agréablement l’œil intérieur. Une sorte de panthéisme à base de
constatations physiologiques…
Je viens de me trouver un fort beau nom : monsieur le vivisecteur. Sans doute y a-t-il toujours quelque pose à s’inventer un nom aussi sonore, il arrive pourtant qu’on en ait besoin, dans les moments de profondes atonie, de malaise par surmenage : on s’y raccroche, on résume en ce seul mot les principaux stimulants qui vous rendaient d’ordinaire l’énergie, le plaisir, l’élan. Nulle honte à cela. Monsieur le Vivisecteur, c’est moi. Qu’est-ce que Monsieur le Vivisecteur ? Peut-être le prototype du futur homme-cerveau ? Mais les mots ont tous tant d’arrière et de double sens et de double connotation qu’il vaut mieux garder avec eux ces distances. Je vais à la fenêtre pour redonner à mes nerfs l’horrible volupté de l’isolation.
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