Source : Le Fruit défendu de la Connaissance, de
Prométhée à la Pornographie, par Roger Shattuck, éditions Hachette, collection
Littératures.
Chez Sade, toutes
les femmes sont « belles comme Vénus » ou « belles comme le
jour » ; les superlatifs vont se bousculant et s’accumulant pour
affirmer le terrible pouvoir des hommes, en particulier l’énormité de leur
sexe. La taille et le nombre triompheront de l’ennui. Sade veut un univers de
bandes dessinées où évoluent des personnages en deux dimensions, libres de
toute réflexion, de tout remords. Leur abondante conversation justifie toute
conduite. Lorsqu’il veut donner à son propos une plus ample portée, Sade se
rabat généralement sur un adjectif à tout faire : intéressant. La femme de
Saint-Fond, transformée en esclave, se fait qualifier de « cette
intéressante créature. » Et il s’arrête là.
Inévitablement,
dans un tel univers de BD, éclatent des moments de comédie. L’innocente Eugénie
surpasse toujours ses tuteurs corrompus. Les candidats à la terrible épreuve
projetée au début des Cent Vingt journées
sont sélectionnées comme des astronautes, et les noms qu’on leur donne sont
dignes de Rabelais : Brise-Cul, Bande-au-Ciel. À cet univers noyé dans le
feu, le sperme et le sang, pourquoi notre réaction n’est-elle pas un immense
éclat de rire face à cette exagération généralisée, face à l’absurdité qu’il y
aurait à imaginer que quiconque pourrait ne serait-ce que commencer à réaliser
de tels exploits ?
Apparemment, en
lisant Sade pour la première fois en 1862, le poète britannique Algernon
Swinburne eut cette réaction. Il aurait pu « mourir de rire » face à
la naïveté qu’avait Sade de prendre « l’ampleur et le nombre pour la
grandeur. » Plus tard, Swinburne parla beaucoup de cette insistance de
Sade sur la douleur. Apollinaire était aussi presque enclin à réagir de cette
manière rabelaisienne ou ubuesque, mais, étant donné les clichés employés par
Sade, pourquoi le rejette-t-on si rarement par le rire ?
L’explication est,
à mon avis, à chercher dans l’usage que fait Sade de l’effet Boléro. À partir
de minuscules variations instrumentales et de subtils changements de clés, le
même motif est répété à n’en plus finir, avec de plus en plus d’intensité
jusqu’à ce qu’il se soit imprimé dans l’esprit. Discours philosophiques sur le
mal et l’égoïsme alternent avec la mise en acte de ces idées. Tous deux sont censés
exciter le lecteur. Tout se passe comme si Sade s’était proposé de réfuter ce
qu’écrivit Proust un siècle plus tard : « Rien n’est plus limité que
le plaisir et le vice. » Le récit se poursuit, gagnant peu à peu en
dépravation. Le seul effet stylistique que Sade maîtrise, c’est le crescendo.
Il sait faire tout doucement monter le ton.
Au lieu de rire de
l’effet Boléro, on a tendance à réagit autrement. On est excité : Sade ne
dissimule pas que c’est là ce qu’il vise en tout premier lieu. Ou bien nous
sommes à la fois fascinés et dégoûtés, réaction qui définit habituellement le
tabou. Ou encore : l’écriture nous détourne vers des réflexions délicates
sur la signification que peuvent avoir des histoires si grotesques. Ou bien
nous glissons dans un ennui interrompu parfois par de nouvelles horreurs.
Pourquoi les polarités ne s’inversent-elles pas ? Pourquoi le crime ne se transforme-t-il pas en vertu dès lors qu’il est bien comme Sade le prétend la voie de la nature et vice versa ? Tout au moins, le crime devrait être redéfini en termes neutres sans rapport avec le jugement moral, mais il est clair que Sade ne peut pas abandonner les limites qu’il s’efforce tant de désacraliser par ses actes et par ses démonstrations philosophiques. Pour atteindre la sensation recherchée de crime et d’excès, tous les libertins de Sade demeurent des parasites dépendant des contraintes qu’ils raillent. Sans limites, nos actions n’auraient plus rien de risqué…
Le péché, même considéré comme un élément positif parce qu’il fait partie du processus naturel, doit demeurer un péché, c’est-à-dire un élément négatif, afin de nous assurer cette excitation qui vient de la morale. Sade, missionnaire de la transgression, tolère les lois et les limites afin de pouvoir les fouler aux pieds. Une version plus facétieuse de ce phénomène se trouve dans la formule où Saint Augustin affirme que, oui, il est prêt à confesser ses péchés et à se réformer, mais pas tout de suite.
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