École des cadavres

Ill. : Irina Ionesco.
Source : Gabrielle Wittkop, homme libre et harpie par Jean-Marc Flapp, in. Cancer revue transgénique et pluridisciplinaire, automne 2003.

Les choses n’étant jamais ce qu’elles sont, qu’on ne s’étonne pas que la grande vieille dame, le très troublant succube auteur du Nécrophile et de La Mort de C., pourtant bien suicidée (« À bord, vieux capitaine, il est temps : levons l’ancre. Gabrielle Wittkop vous informe qu’elle a quitté ce monde ») s’en vienne tout de même, un peu pâle sans doute mais l’œil toujours d’acier, ironique, élégante, très peu décomposée, nous accueillir au seuil de son noir univers par une des cruautés dont elle eut le secret.

« Pontianak a un nom bien curieux… Car cela veut dire Esprits Vampires de Femmes Mortes en Couches » lit-on dans Les Rajahs blancs. Un pays étrange, c’est sûr, à tout le moins, disons même monstrueux, voici bien ce qui s’ouvre vertigineusement, sous les yeux du lecteur de l’œuvre redoutable de Gabrielle Wittkop.

Pays de sang et d’ombres, grouillant et inhumain, luxuriant et malsain comme les bas-quartiers du cloaque Bombay où le cher Christopher, obsessionnellement, se fait trouer, re-trouer et trouer par cette lame sale qui l’aide à s’achever, qui « crève le péritoine, plonge dans le foie, tranche le ligament rond, puis fait deux demi-tours sur elle-même, axe supérieur droit, axe supérieur gauche, détruisant le tissu hépatique sur son parcours, le réduisant en une bouillie brune et noire » (La Mort de C.) comme cette Venise putride et pomponnée dans les veines de laquelle « au détour des jardins secrets où crèvent des mouches à ventre blanc, à l’angle de palais qui flanquent des lions galeux, un Styx sans saules ni roseaux, un flot d’encre clapote lugubrement. » (Sérénissime assassinat) ou comme, naturellement, ces jungles asiatiques moites et boursouflées, déchiquetées de cris, où le tigre furtif agite les entrailles de plus faible que lui.

Nulle compassion ici, sadienne radicale, égoïste assumée, Gabrielle Wittkop déteste la faiblesse, le social, les enfants, la religion, l’humain ; dans le monde sans morale qu’elle décrit dans ses livres, jamais rien de joli, mais objectivement, toute la sauvagerie et toute l’injustice inhérentes à la vie. Donc, la mort triomphante, agrippée, ricanant à l’épaule de celle-ci.

De fait, on tue beaucoup, sous la plume acérée de Wittkop la cruelle, partout et de tous temps, on meurt hideusement et d’un tas de façons. Ses personnages-pantins, déviants hallucinés aux gestes mécaniques par elles contrôlés, innocents profanés comme les petites bêtes par les enfants méchants, se plient absolument sous nos yeux effarés à sa noire volonté, subissent ou réalisent les pires démolitions, les destins les plus laids : pourries par les poisons, les quatre épouses d’Alvise s’enflent de pestilences, sentent leur peau craquer, crèvent atrocement : la cervelle de Denis, éparpillée au sol et lavée par la pluie, coule par les égouts vers l’océan tout noir sous la lune en œil blanc ; cernée par l’incendie, piétinée par sa mère, la petite Yvette de N. vomit cocassement un bout d’œsophage bleu ; les corbeaux se repaissent des menstrues d’Idalia ; l’ange C., mort tout seul sur l’insensible alèse de son lit d’hôpital se vide brusquement avec un gloussement, s’éclaboussant de merde, ainsi se purifiant…

Tout dans cet univers est voué à trépasser, puis se défaire vite et effroyablement ; tout ce qui est vivant, donc par effet miroir, qu’il le désire ou non, même si ça fait mal, le lecteur également, est ramené ici à sa crue dimension de proie pour le néant : « Conçu, porté, nourri en une pourpre secrète, expulsé dans les glaires salées de la parturition, léché, abreuvé de lait, respirant, séparé, enlevé, transporté, lié, égorgé, éventré, dévoré. Tel le cabri. » (Le Sommeil de la raison) : les bêtes, les sociétés, les gens petits et grands n’ont que peu d’importance dans cette œuvre sévère, ils s’y agitent par réflexe, s’illusionnent un temps, résistent vainement, abandonnent enfin et, broyés, liquéfiés, retournant à la fange sans cesse s’amendant d’où tout sort, où tout va, quoi qu’on pense ou qu’on croie : fabuleux grouillement essentiel, fascinant… ils ne sont jamais plus que simples figurants : c’est la Mort elle-même, polymorphe, obscène, pleine de griffes et de dents, qui est ici la vedette, la muse et la meneuse de ces revues perverses conçues réalisées avec froideur et grâce par une maîtresse femme qui est également un très grand écrivain.

Car, ainsi que chez Sade, tout ce qui devrait pousser le lecteur un peu sain à rejeter au loin, au feu ou bien aux chiottes, selon tempérament, ces pages épouvantables, l’insoutenable donc, est ici sublimé par l’usage virtuose, jouisseur et décalé, d’une langue française de très haute volée, et les pires sacrifices, les détails pittoresques, même les plus répugnants, resplendissent toujours du chatoiement somptueux des vocables précieux et formes raffinées qu’en esthète érudite, Gabrielle Wittkop enchâsse dans l’horreur avec le plus grand soi.

Pornographe glacée, goût du bizarre, dissection distancées, subtiles, picturales, hyper-sensualité et suggestive des travellings serrés sur matières organiques en fuite vers leur fin, scintillement des phrases, des étoffes, des humeurs, des insectes curieux fixés dans le diamant d’archaïsmes vibrants, baroques, décadents, grand luxe lexical donc, syntaxe distinguée ; pour nous faire résonner, pour bien nous posséder, l’auteur des Litanies pour une amante funèbre soigne sa mise en scène, dose son écriture et ses effets.

Puissante, elle plonge en elle où sont ces labyrinthes dans lesquels elle nous perd : elle y cueille ces cauchemars dont avec un grand art et beaucoup de plaisir elle fait des bouquets, comme dans Le Nécrophile :

« Ce soir, je suis allé chercher des cypripèdes chez le fleuriste et j’en ai paré mon ami Jérôme dont les chairs accordent déjà leurs nuances au soufre vert, brun et violâtre des orchidées. Les unes et les autres ont le même éclat charnu, comme gluant ; les unes et les autres ont atteint ce stade triomphant de la matière à son sommet, à l’extrême accomplissement de la putréfaction. Etendu sur le côté, Jérôme semble dormir, son sexe introduit dans le calice d’un cypripède dont la liqueur l’inonde tandis qu’une cascade de floraisons livides s’échappe des meurtrissures bistres qui marbrent sa rose secrète »

On l’aura bien compris : au jardin des supplices que la dame se plaît à nous faire visiter, on peut se sentir mal, manipulé, violé, on peut vouloir s’enfuir, ou même se révolter, car ce n’est certes pas la moindre qualité de son art singulier que de mettre vraiment en état de danger : pénétrer dans ce monde, c’est s’y trouver piégé, c’est faire remonter et devoir affronter des terreurs essentielles et des réalités dont on se passerait, c’est vivre une expérience de face-à-face forcé avec sa propre mort, sa temporalité et son absurdité. Lire Gabrielle Wittkop, c’est arrêter de jouer : pas possible de tricher. On n’est pas obligé : dans l’Almanach perpétuel des harpies, la prédatrice-auteur avertit :

« Après avoir traversé un certain nombre de pièces et sans qu’il soit possible de refaire le chemin en sens inverse, on arrive à une grande chambre pleine de paravent dont chacun se déplie à partir du centre d’un autre. Derrière l’un d’eux, un guéridon supporte un monstre dont nul ne sait le nom ni la nature et qui, les yeux grands ouverts, flotte debout dans un bocal d’esprit-de-vin. Une feuille collée sur le bocal porte ces mots : Monstrum ignotum, ex muliere natum, baptistatum per me, Gabrielem Caputalbum, sacerdotum interdictum. 

On se gardera bien se de laisser fasciner par l’artifice, ce monstre appartenant à une harpie qui, dissimulée derrière un des paravents, guette l’effet de l’appeau. C’est pourquoi, sachant ces choses, on conseillera d’éviter les maisons inconnues et de n’ouvrir les portes qu’avec circonspection. »

Mais les fleurs de chairs mortes qu’elle nous tend sans ciller ont un parfum si rare et tellement d’éclat qu’on peut, tout au contraire, entrer et visiter : rien n’est plus voluptueux qu’un baiser de harpie. 

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