En brosse

 

— Si tu échoues, tu resteras un sous-fifre toute ta vie.

— Peu importe, ce pays est un pays de sous-fifres.

*

C’était il y a longtemps, dans une autre vie…

*

— Wat een triest verhaal, hé ?,  soupira le vieux Caraco, à l’examen d’histoire de littérature néerlandaise. Caraco avait un physique massif et dépressif à la Pialat, un grizzly de démotivation — les gens malheureux m’inspirent une certaine sympathie : au moins, ils pressentent le monde comme il ne va pas. Hélas, Caraco ne trouvait de remède qu’en propageant sa dépression à la manière d’épicycles à la surface d’un étang.

Chaque année, à la rentrée, Caraco, le champion de l’énergie négative, jetait un pavé dans la vase et lisait aux premières candidatures un Kronkel du publiciste Simon Carmiggelt : inévitablement, le billet tournait autour de papys déphasés, de regrets de bicyclettes d’enfance et de micro-aventures qui s’effondraient en châteaux de polders. Après les amuse-bouche — kronkel, coquille d’escargot —, le plat de résistance : suggestions de lectures. De Aanslag de Mullisch : comment le cadavre d’un collabo joue les mistigris ; De Val de Minco : une petite vieille juive tombe à travers une grille d’égout ; Sneeuw de Bernlef, ma favorite : un veuf incestueux surveille le mercure dans le thermomètre.

À force de raconter des histoires tristes, il finira par arriver quelque chose de morbide — en fait, dans ce mélange de grotesque et de pornographie, je me sentais presque chez moi. Prenons par exemple Kort Amerikaans : le premier roman de Jan Wolkers, non traduit en français, que j’avais choisi de présenter en juin, retraçait le parcours d’un étudiant hollandais, pendant la Seconde Guerre mondiale, à Amsterdam. La première scène nous le montre sous l’affiche d’un boui-boui qui exhibe une géante baudelairienne en carton, entièrement nue hormis un bijou serti dans son nombril duquel fulgurent des éclairs reptiliens.

Soudain, une patrouille allemande survient et rafle le condisciple d’Eric Van Poelgeest — c’est le nom du protagoniste. La suite nous décrit son errance dans les milieux bohèmes : il rafistole des abat-jours chez un antiquaire arrogant, au nom français ; puis sa rencontre avec un peintre fou et pro-nazi qui vit avec son chien — De Spin, l’araignée, se pend, sans explication. Entre-temps, le jeune homme ne parvient à nouer aucune relation avec les femmes : il leur préfère un torse féminin de plâtre — zelfbevrijding met een gipse vrouwentors.

Lorsque sa « petite amie » — il lui administre de temps à autre d’énergiques fessées — s’aperçoit de cette passion contre-nature, elle brise l’effigie. De rage, Eric se jette sur elle et l’étrangle. La dernière scène le dépeint dans les combles d’une Académie où il se cache pour éviter le travail obligatoire. Dehors, des soldats allemands l’ont repéré. Il empoigne un fusil et se met à tirer par la fenêtre — un final suicidaire qui évoque Gilles de Drieu la Rochelle.

Kort Amerikaans : le titre s’explique par l’horrible cicatrice que l’antihéros porte sur la tempe gauche — een litteken op zijn linker slaap — la marque d’une cafetière de plomb qui lui a fondu sur la tête alors qu’il était au berceau. Ses parents, des protestants autoritaires, l’obligent à porter les cheveux courts, en brosse, à l’américaine, ce qui découvre le signe de malédiction qui le rend inapte à l’amour et à la joie.

« Een poëtische rimram » déclarait l’auteur à propos de ce livre. En fait, j’ignore à peu près tout de l’œuvre et de la vie de Wolkers ; récemment, une biographie serait parue dans son pays natal. Het Litteken van de dood : la cicatrice dont il souffrait dans son adolescence disparut à l’âge adulte, mais, d’après les témoins, elle aurait réapparu sur son masque funèbre — le léopard meurt avec ses taches. Une sombre affection continue de me lier à ce livre qui me servit de laissez-passer à chaque fois je recommençais un cycle, pour prouver mes connaissances en philologie germanique — j’avais confectionné un résumé qui passait d’autant mieux que personne ne s’intéressait à cet auteur.

— Heb ik geslaagd ?, demandai-je, inquiet, au vieux Caraco après avoir récité mon compendium. La question lui arracha une grimace. Première règle du club : ne jamais poser cette question à la fin d’un examen. Deuxième règle, plus grave encore : on ne dit pas Heb ik geslaagd, mais Ben ik geslaagd et encore, la formule ressemble à une traduction littérale.

En guise de réponse, le vieux Caraco émit un bruit de chambre à air qui se dégonfle. La photo derrière lui — ses petits-enfants dans un jardin — se détachait comme un accord pathétique : il n’en avait plus pour longtemps et ne voulait pas laisser un trop mauvais souvenir. « T’jongen… articula-t-il d’une voix caverneuse. ‘t klinkt wat beter dan verleden keer… Maar je spreekt nog met een dikke Waalse klemtoon… Je vais le dire en français… Tu t’es amélioré, mais tu parles toujours avec l’accent d’un brave petit Wallon. »

Brave petit Wallon… Avec le recul, la stupidité de sa réponse me laisse pantois. Avec qui s’imaginait-il que je parlasse un néerlandais assez pur à son goût ? Les Flamands de ma famille — Cousine Dis — n’en comprenaient plus un traître mot, et pour cause : personne ne parle néerlandais en Wallonie — hormis les touristes —, pas plus que les Wallons ne suivent les médias hollandais et aucun cours d’immersion n’y changera rien. Parce que nous vivons dans deux sociétés étanches l’une à l’autre, parce que nos seuls rapports sont au mieux de froide incompréhension ou de colonisation agressive. Parce que nous formons deux peuples hétérogènes, sans réelle histoire commune, et, malheureusement, dans ce non-pays, il y a un non-peuple de trop.

L’accent d’un brave petit Wallon ou comment l’Alma Mater, cette marâtre maçonnique, nous inocule la haine de soi, au nom d’une Belgique toujours grande et belle. Et c’est ainsi que Caraco me congédia auprès de son collègue, le Professeur Faust, sans l’approbation duquel il n’accordait jamais de note définitive.

*

Les balances penchent toujours du mauvais côté. 

Si Caraco tenait du papa-gâteau-faux-jeton, Faust incarnait la caricature du mandarin : la rencontre du rapace du Muppet Show et de Louis de Funès. Imbu de lui-même, pinailleur jusqu’au sadisme, faussement indigné d’une réputation de terreur à laquelle il participait avec délice. Un jour, je le vis réduire en miettes une pauvre fille trop maquillée — souvenir d’un visage défait de clownesse — et jamais je ne lui pardonnai une certaine réflexion à mon sujet, à propos d’Eurydice, une remarque assassine, prononcée devant tout l’amphithéâtre — à vrai dire, mon égérie d’alors s’en moquait, mais on n’est pas sérieux à dix-huit ans.

Une des lubies de Faust était de distinguer le bon néerlandais —Standaardnederlands — du « mauvais flamand », constitué selon lui d’un pot-pourri de dialectes imprégnés de tournures françaises. Zijn plan trekken : tirer son plan. À la fin d’un de ses cours, une étudiante se leva courageusement et lui demanda : « Mais docteur Faust, la même différence n’existe-t-elle pas entre l’anglais parlé en Grande-Bretagne et l’anglais des États-Unis ? Doit-on pour autant évoquer deux langues différentes, dont l’une ne serait qu’une copie dégradée ? »

Faust haussa ses sourcils de Muppet. La raideur de son maintien accentuait la ressemblance avec un guignol de kermesse sur lequel on aurait voulu jeter des boîtes de fer-blanc. D’un ton péremptoire, il déclara : « Mademoiselle, vous connaissez la différence entre un pot de chambre et une soupière ? Non…. Eh bien, je n’irai pas dîner chez vous. »

Toute la salle s’esclaffa à cette plaisanterie éculée. Le mépris de Faust s’expliquait sans doute par ses origines allemandes — malgré leurs liens de parenté, les Teutons se moquent volontiers des néerlandophones, considérant qu’eux seuls possèdent l’Or du Rhin. De leur côté, les Flamands aiment à se contempler en Prussiens, mais en plus mercantiles, entre Bismarck et le pragmatisme anglo-saxon ; objectivement, ils sont très forts… Néanmoins, là où Faust rejoignait les belgicains, c’était dans son insistance sur la prétendue incompréhension entre Hollandais et Flamands, pour nous faire croire à une spécificité belge.

En réalité, je découvris plus tard la porosité des deux cultures, flamande et hollandaise, « bourguignonnes », bien plus proches l’une de l’autre que nous ne l’étions d’elles — de même, à l’autre opposé, la culture wallonne se superpose à la culture française, sans jamais coïncider à la culture flamande. Une lecture quotidienne de leur presse le confirmait. Seuls points positifs : la liberté d’expression qui règne au nord et leur détestation de la monarchie belge — certaines caricatures de Humo n’auraient d’ailleurs jamais franchi la frontière linguistique.

Tout comme son modèle goethéen, le Docteur Faust avait son caniche, un assistant nommé Wagner. Cet homoncule à la physionomie poupine de Tintin rôdait aux alentours du bureau du Maître pour narguer les candidats qui en ressortaient déchirés. Ses consolations jésuitiques remuaient le fer dans la plaie : « Il faut bien écouter les leçons du Professeur Faust… Comme ça, vous pourrez trouver du travail en Flandre. »

À condition de ne pas répéter ses réflexions sur les vases de nuit. Pure hypocrisie : comme disait un ministre Vlaamsvoelend : « Chez nous, il ne suffit pas de parler flamand, il faut être flamand. » Paradoxalement, à ce petit jeu, les Flamands préfèrent un Marocain à un Wallon de souche. Leur programme d’inburgering se situe à l’opposé de la Wallonie où, après trois générations, certains persistent à revendiquer une origine étrangère, à parler leur langue, à porter des prénoms exotiques et à bénéficier d’un communautarisme qui empêche toute prise de conscience régionale — à qui la faute ?

Un jour, une assistante me répéta le propos que lui avait tenu Faust : « Le néerlandais n’a aucun avenir : dans un siècle, en Hollande, tout le monde parlera anglais. » En quoi, il n’avait pas tout à fait tort ; il omettait seulement de préciser qu’auparavant, le français disparaîtrait de Wallonie.

*

— Nou ja… De schriftelijke test was minder verfoeilijk deze keer, me déclara Faust en picorant un tas de feuilles dans lequel je reconnus mon écriture.

À l’examen de Faust, un fauteuil Voltaire tenait lieu de chaise électrique : un bûcher des vanités disposé de guingois et dont les ressorts vous plaçaient sous le niveau de votre interlocuteur. J’ai le souvenir d’une cambuse d’armoires et de dictionnaires : l’éternité de vermine dont parlait Raskolnikov, de quoi bâiller d’effroi et d’ennui pendant un Reich de mille milliards d’années. La seule source de lumière émanait d’une lucarne. Dehors, le ciel de juin, bleu-Bataille, égrenait quelques nuages et pigeons. L’un deux tournait au-dessus des immeubles. Je le vis se poser sur la toiture de zinc, hésiter d’une pente à l’autre, avant de s’approcher en sautillant de la fenêtre où il tictaqua en nous fixant de son œil inexpressif. 

— Quelle est la fonction de ce mot ?

Un germaniste doit tout savoir, pour trouver du travail en Flandre. Tandis que le souvenir de Wagner bourdonnait à mes oreilles, une immense trombe grise commença à monter sur l’horizon, un tsunami de nausée, la perspective d’une existence d’un bureau à l’autre, d’un couloir à l’autre, d’un terrain vague à l’autre, de la Hollande à la Flandre et vice-versa, avec la même galerie de cinglés, de malades et d’injonctions contradictoires. Pourquoi voulez-vous nous adapter à un peuple étranger ? Pourquoi nous expédier en Flandre ou en Hollande alors que la Wallonie reste en friche, alors que tout est à recommencer ici, alors que nous ne connaissons même pas notre propre histoire ?

Avant de sombrer, j’eus le temps de répondre la première absurdité qui me traversa l’esprit — nevengeschikt bijwoord — aujourd’hui encore, j’ignore ce que cette expression signifie au juste. Faust s’emporta en claquant du bec et en dodelinant, aussi raide qu’un automate de Hoffmann, martelant le pupitre de son poing de Berlichingen : « Genoeg ! Ermee gedaan ! U hebt geen kaas van mijn spraakkunst gegeten… tenzij U mijn klassen gevolgd hebt. »

Kaas… Du fromage... Un autre classique, de Willem Elsschot. Tout compte fait, non, je ne voulais pas de son Gouda cérébral, de ses dictées phonétiques, de ses exercices de prononciation qui vous décapaient le larynx. Assimilation ? Franklin prend son thé chaud ! Non, je n’avais pas assisté à ses soliloques où il émettait des blagues pas drôles comme un vautour qui fiente du haut d’une potence. Non, je n’irai pas en Flandre, ni en Hollande, ni même sur la Lune — car la Lune, c’est encore du fromage, une meule grise et véreuse qui roule dans le cosmos, mais la Lune a beau tourner et tourner, avec sa colonie de souris à l’intérieur, nous ne serons jamais des Flamands, car ce que nous sommes, c’est… Rien du tout… Le néant… À perte de vue… NOUS NE SOMMES PLUS RIEN DU TOUT ET C’EST VOTRE BELGIQUE QUI NOUS REDUIT À CET ÉTAT…

Un zeppelin de sang me montait au cerveau…  De l’air… J’étouffe… Le couloir où attendent les autres… Ils tirent des têtes de… Des faces de fromage… Wagner s’avance, il me hèle… Je m’écarte en hurlant… Je ne veux pas de vous ! Vous me rendez malade, sales belges ! Vous êtes tous contagieux ! Une volée d’escaliers, une porte d’incendie… Un parking où je rase les murs en titubant, le cœur au bord des lèvres. Spijbelen... En brosse... Je sèche... Soudain, une pluie d’insultes se déverse sur ma nuque et lorsque je lève la tête, un éclair de rasoir m’éblouit. Je n’y vois plus rien… Depuis le vasistas illuminé par le soleil, des voix me conspuent et me rappellent en même temps — « Hé, connard ! Reviens, connard ! » — mais je m’enfuis, la gueule entre les mains.

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