Avant Babel

 

Ill. : Un ouvrage important.
Pris sur Academia.edu. Guillaume Postel (2) et les origines orientales de l’humanité par Brannon Wheeler, traduction de l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.

IV. Généalogie des sources de Postel.

En 1553, Postel fut interdit d’enseignement à Paris et en 1555, il fut emprisonné à Rome, non comme un hérétique, mais comme un dément ; l’Inquisition de Venise en avait jugé ainsi à la suite de ses prêches apocalyptiques enflammés.

Après son retour à Paris, il continua ses activités ; en 1562, il est de nouveau arrêté et cette fois emprisonné au Monastère de Saint-Martin des Champs où, malgré l’interdiction, il continue à écrire. Il y restera jusqu’à sa mort en 1581 ; non sans ironie, à la Révolution, ce même monastère servira de dépôt pour les brevets et les inventions scientifiques. Aujourd’hui, il abrite le Conservatoire National des Arts et Métiers, qui sert de théâtre au Pendule de Foucault d’Umberto Eco, le fameux pendule de Léon Foucault y ayant résidé jusqu’en 1989.

La pensée de Postel s’inscrivait dans une histoire aux vastes ramifications européennes, celle de la découverte de l’Orient par l’Occident et de l’hypothèse fascinante de la possibilité d’une exhumation d’une langue adamique à travers les premiers manuscrits orientaux. Par incidence, bien que ce ne fût pas la volonté de Postel, ces tentatives assureraient la fondation de l’étude comparée des langues sémitiques. Pour l’heure, elles s’enracinaient dans le Corpus Hermeticum, un ensemble de textes rassemblés par les humanistes de l’Académie florentine sous l’égide de Cosme de Médicis, ou Cosme l’Ancien, banquier, mécène et philologue qui avait engagé Marsile Ficin (1433-1499) pour qu’il traduise en latin le corpus attribué à Toth-Hermès.

Seize traités furent ainsi traduits par Ficin et Lodovico Lazzarelli (1447-1500) à partir des manuscrits grecs byzantins, peu avant l’arrivée de Postel à Florence. La plus grande partie du corpus, quatorze traités, avait été apportés à Florence en 1460 par Léonard da Pistoria sous forme d’un unique manuscrit grec découvert en Macédoine et attribué au philosophe byzantin Michel Psellos (1018-1078), que Coleridge, à la suite de Flavius Josèphe, considérait comme un spécialiste des « habitants invisibles de cette planète. »

Postel n’avait donc rien d’un personnage isolé ; plus remarquablement, ce qui le distinguait des autres humanistes était sa fixation sur son propre rôle personnel dans la préparation de l’inévitable apocalypse, rôle qui passait par l’implantation dans certains mouvements sociaux de sésames puisés dans le Corpus Hermeticum, des mots de passe qui entretenaient des relations avec un nombre plus limité de textes kabbalistiques.

Ainsi, le Dimanche des Rameaux de 1484, soit cinquante ans avant Postel ne commence sa formation en Italie, un certain Giovanni « Mercurio » da Corregio, prédicateur ambulant, entra à Rome coiffé d’une couronne ailée, de sandales mercuriennes, porteur d’une verge d’obsidienne sculptée en forme de serpents entrelacés ; vêtu de la sorte, Corregio pénétra au cœur du Vatican et déposa sur le trône de Pierre des objets puisés dans un coffre métallique porté par ses six disciples, sa femme et ses cinq enfants, puis il se proclama « Fils de Pimandre », « Ange de Sagesse », « plus sublime manifestation du Seigneur Jésus-Christ. » 

Corregio était entré à Rome sur un cheval noir et il quitta la ville sainte sur un âne couvert d’une tunique de lin tachée de sang qui, selon ses disciples, symbolisait l’imminence de l’apocalypse. Dans ses propres écrits, Corregio se prétendait en mesure, soit par les artefacts qu’il transportait, soit par les pouvoirs de son propre corps, d’arrêter l’avancée de la peste bubonique, ou peste noire, qui s’apprêtait à dévaster près de la moitié de la population européenne.

Ces démarches eschatologiques étaient partagées par beaucoup, notamment par Johannes Trithemius (1462-1516), alchimiste et bénédictin allemand, âgé de vingt-deux ans à la première apparition de Corregio à Rome ; peu après la disparition de Corregio, Trithemius, persuadé de la validité de son sacrifice, rédigea sa Steganographia en trois volumes, une œuvre que l’Église interdirait pendant près de trois cents ans comme un grimoire de magie noire. Ce livre se veut une méthode pour communiquer par des moyens invisibles, sur de longues distances ; en réalité, il s’agit d’un manuel de cryptographie et de codage qui recourt à des lettres hébraïques ou pseudo-hébraïques — la guématrie connaîtrait une nouvelle période de gloire au dix-neuvième siècle.

Un des disciples de Corregio, Ludovico Lazzarelli rédigea un livre dans lequel il affirmait que son maître était une « réincarnation » de plusieurs êtres, parmi lesquels Toth Hermès ou Mercure, mais aussi Énoch, prophète de la septième génération post-adamique et grand-père de Noé. D’autre part, selon cette version, les objets que Corregio et sa troupe avaient déposés au Vatican n’étaient autres que ceux fournis à Énoch lors de son ascension au ciel, lorsqu’il se vit dupliqué à l’image de Yahweh. En tant que double de Dieu, Énoch prit le nom de Métatron ; la tradition du Sefer ha-Hekhalot, la « littérature des palais », le décrit porteur de 72 ailes — 36 de chaque côté du corps —, de 365.000 yeux et couvert d’une peau flamboyante, sa chair s’est transformée en flammes, ses yeux sont des torches et sa chevelure, une cascade d’étincelles.

Parmi les disciples de Corregio figurait également Carlo Sosenna, lecteur de l’Université de Ferrare qui contribua à la publication du Livre d’Énoch à Venise en 1490 ; il écrivit un commentaire sur la seconde venue du Corregio à Rome, en 1492, devant le Collège des Cardinaux. D’autre part, Corregio réapparut à Rome en 1496, puis à Florence, avant d’être aperçu à Lyon, après quoi on perd sa trace ; selon une légende du dix-septième siècle, il aurait fait cadeau au roi de France d’une épée gravée de 180 caractères, eux-mêmes en forme de glaive, laquelle aurait appartenu au guerrier israélite Gédéon, ainsi qu’un bouclier qui aurait été taillé dans un fragment du miroir de Salomon, depuis conservé comme une relique.

Les événements et les écrits concernant les apparitions de Corregio suivent telle une ombre portée les idées de Postel. Tout comme Correggio se voulait le messie, Postel croyait en son rôle sacerdotal, animé de l’esprit de Joanna ; tout comme Lazzarelli qui identifiait Correggio à Énoch dans son Crater Hermetis, Postel se définissait comme le Nouvel Élie, ou le Nouveau Caïn, celui qui apportait l’Évangile éternel du Dieu féminin, représenté sur terre par sa Nouvelle Ève, Joanna. L’exégèse du Sefer Yetsirah par Postel, dans une optique alchimique, était censé mener à une transfiguration du corps humain.

Par ailleurs, le traité kabbalistique du treizième siècle, rédigé par Rabbi Éleazar de Worms (1165-1237) fournit à Lazzarelli un ensemble de combinaisons langagières magiques destinées à doter le corps humain de nouveaux pouvoirs. Ainsi, l’emploi du terme Emeth (vérité, vie) par Postel s’appuie sur la valeur numérique des versets où le terme se présente ; il y voit des références à la Shekhina, la part féminine de Dieu, de même que, dans la littérature éthiopienne des livres d’Énoch et du Sefer ha-Hekhalot, Énoch se transforme en ange Métatron, comme part masculine de la divinité.

John Dee (1527-1608) fut le quasi-contemporain de Postel et lui aussi croyait à une langue sémite primordiale qu’une exégèse savante pouvait déceler et décoder. Dee, tout comme Postel, enseigna les mathématiques à l’Université de Paris et tentait d’établir un langage universel qui lui permettrait de converser avec les anges et de revenir ainsi à un état d’avant la chute de la Tour de Babel, à une unité du genre humain universellement réalisée, qui précéderait le déferlement de l’apocalypse. Tout comme Postel, Dee croyait que l’Hébreu était la langue la plus proche de l’idiome primordial, thèse qu’il développe dans son De originibus seu de hebraicae linguae et gentis antiquitate. Et tout comme Postel, il fut condamné et emprisonné pour hérésie — en 1555.

Dee affirmait détenir des connaissances particulières à la fois de par son étude des textes mystiques mais aussi grâce à ses entretiens avec des entités méontiques envoyées par Dieu. Là où Postel ne se confiait qu’à sa Nouvelle Ève, Joanna, Dee travaillait avec son « assistant », le médium Edward Kelly (1555-1597) pour s’entretenir avec les anges, afin de synthétiser une langue « énochienne. » À la différence de Postel, toutefois, Dee recourait à des instruments comme des cristaux — l’un d’eux fut dérobé au Musée des Sciences de Londres en 2004 avant d’être retrouvé — une boule de cristal, un miroir probablement d’origine aztèque, ramené par Cortès et aujourd’hui propriété du British Museum.

Enfin, tout comme Postel, Dee croyait en l’imminence de l’Apocalypse dont l’un des signes annonciateurs était l’accroissement des cas de possessions — il participa à l’exorcisme collectif des Sept de Lancashire — et son intérêt pour les fonctions eschatologiques des anges l’amena à consulter le corpus éthiopien qu’il considérait comme un résumé des trois âges de l’humanité qui devait culminer par l’annihilation du monde. Sous le titre Liber Logaeth, Dee établit une liste des noms des anges à invoquer. L’apprentissage de l’énochien représentait la clef qui ouvrait à l’échange avec les messagers surnaturels de l’apocalypse et donc, une manière de sauver l’humanité en tentant de la ramener à son état d’harmonie d’avant la Chute de Babel.

V. Postel et son influence sur l’étude moderne des religions.

Habituellement considéré comme un pionnier de l’étude comparative des langues sémitiques et comme un diplomate dans les relations entre la France et l’Empire Ottoman, ainsi que comme l’un des premiers Européens à comparer la Bible et le Coran, Postel fut aussi un cas d’école de l’âge classique : sous les dehors d’une théorie linguistique, il associait l’apocalyptique, l’alchimie et une forme de « nationalisme » avant l’heure, en une approche qui devait exercer une profonde influence.

L’historien soi-disant à l’origine de l’Orientalisme moderne, Sir William Jones (1746-1794), fondateur de la Société Asiatique, affirmait parler couramment 13 langues différentes et posséder de bonnes connaissances de 28 autres ; lui aussi nourrissait de grandes ambitions qui le rapprochaient de Postel. Bien qu’il se soit occupé de l’Inde, des Upanishads, des textes Soufis, Tibétains et yogiques, plutôt que du Moyen-Orient, Jones cherchait également à reconstituer « la langue originelle de Noé et d’Adam » ainsi qu’à produire « une défense argumentée de l’origine mosaïque de l’humanité. » Dans son article fondateur, Des Dieux de la Grèce, d’Italie et de l’Inde, publié en 1788 dans le premier fascicule de Recherches Asiatiques, Jones manifeste son intérêt pour une Arché-Tradition de l’Humanité, selon l’expression de son contemporain, le polymathe Jacob Byrant (1714-1804), historien des religions comparées — la langue d’avant le Déluge, à l’époque de Noé.

Au tournant du vingtième siècle, le pasteur allemand et assyriologue Alfred Jeremias (1864-1935) inventa le terme « Pan-Babylonisme » pour désigner la théorie de la diffusion des langues à partir d’un foyer originel perdu qui pouvait être retrouvé à partir de l’étude des religions et langues mésopotamiennes. De manière assez proche de Postel par rapport à l’hébreu, ces historiens voyaient dans cette région du monde la source la plus vraisemblable, la plus proche dans le temps et dans l’espace d’une culture ancestrale à partir de laquelle les autres langues avaient rayonné.

Jeremias composa plusieurs ouvrages sur l’influence de Babylone sur la Bible et, dans le même courant d’esprit, il faut citer les travaux de son compatriote Peter C. Jensen (1861-1936) qui cherchait à prouver que la Bible dérive de l’épopée de Gilgamesh, elle-même inspirée d’une culture antérieure ; Hugo Winckler (1863-1913) produisit une œuvre semblable sur les origines de la mythologie, ce qui revenait à déplacer le centre de gravité vers le Proche-Orient et à détrôner la prééminence hébraïque de Postel.

Des études plus récentes se sont recentrées plus loin en arrière, sur la civilisation sumérienne, comme par exemple Zecharia Sitchin (1920-2010), né en U.R.S.S., puis installé en Palestine avant de gagner New-York, dont l’approche holistique et crypto-archéologique, fut évacuée comme purement fantaisiste. Sitchin, traduit dans une douzaine de langues, affirme que les textes sumériens anciens décrivent le retour imminent d’une « douzième planète », connue sous le nom de « Nebiru », et qui détruira la Terre. Un peu comme Postel, Sitchin prétend déchiffrer la Bible et identifier les Nephilm de la Genèse comme des extra-terrestres mentionnés dans des textes sumériens — le titre de la traduction en hébreu de son best-seller est d’ailleurs Kokhav ha-Nefilim. Tout comme Postel, Sitchin croit en l’imminence de l’Apocalypse et tente de renouer avec une langue primordiale de l’humanité.

Mais l’influence la plus durable de Postel se trouve sans doute dans l’œuvre de William Robertson Smith (1846-1894) dont la quête de la « religion des sémites » prétendait remonter au culte originel dont procéderaient les monothéismes. En fait, il n’existe aucune preuve que Smith se soit directement inspiré de Postel, mais tous ceux qu’il cite dépendent de Postel et de ses contemporains. À la linguistique et à la mythologie, Robertson Smith ajoute l’ethnographie : la comparaison des croyances et des coutumes des bédouins arabes de son temps et les descriptions de l’Arabie pré-musulmane lui permet d’étudier l’arrière-plan culturel et social de la Bible.

Il en vient à la conclusion que le monde des bédouins pré-moderne, bien que barbare et primitif, est l’origine la plus proche de la religion primordiale, mais aussi le point de départ du judaïsme et du christianisme, ce qui explique entre autres le rituel de l’eucharistie. Tout comme Postel, Robertson Smith pose à égalité judaïsme, christianisme et islam dans la mesure où tous trois présentent les données nécessaires pour établir le pérennialisme mais aussi le sens profond de la modernité.

L’herméneutique du doute pratiquée par Postel et Robertson se caractérise par la confiance qu’elle manifeste envers des sources ancestrales comme moyen d’accès à une vérité dissimulée par les auteurs eux-mêmes, une attitude commune à Dee, à Lazzarelli et aux autres humanistes kabbalistes. Mais cette approche leur valut la suspicion des autorités : Roberston Smith, comme Postel, fut accusé d’hérésie, mais, par chance, au contraire de son prédécesseur, il ne devrait pas attendre aussi longtemps pour que sa critique du christianisme soit reconnue par les historiens.

Les temps avaient changé : l’histoire de la religion n’était plus du seul ressort des autorités ecclésiastiques. Néanmoins, sa quête, tout comme celle de Postel, apparaît moins motivée par un présupposé bienveillant que par une perplexité envers les origines violentes et sauvages de son propre christianisme.

Les deux géants de l’étude des religions, Émile Durkheim (1858-1917) et Sigmund Freud (1856-1939) publièrent leur œuvre fondatrice à un an d’écart : Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912) et Totem et Tabou (1913) ; tous deux s’inspiraient de Robertson Smith. Durkheim remplaça le monde sémite par les « aborigènes » du nord de l’Australie, la société la plus « primitive » re à la disposition des navigateurs d’alors. Quand à Freud, il recourut à une combinaison d’éthologie sur les primates et de données psychopathologiques recueillies au début du siècle pour établir la genèse du totémisme et de la civilisation humaine.

Les définitions de la religion qui apparurent au début du vingtième siècle ne proviennent sans doute pas directement de la croisade philologique d’un humaniste français de la Renaissance qui se croyait un nouvel avatar d’Énoch ; sans doute Durkheim et Freud sont-ils des cousins plus proches, mais tout comme Postel, ils se détachent d’un arrière-plan historique apocalyptique, celui de la Première Guerre mondiale laquelle se termina par le démantèlement de l’Empire Ottoman, des empires centraux, par la naissance d’un Nouvel Ordre Mondial, ainsi que par une redéfinition des frontières du Moyen-Orient, selon les intérêts européens. Au fond, c’est peut-être cette texture temporelle-là, à la fois identitaire et eschatologique, qui définit le mieux leur contexte historiographique respectif et qui nous aide, par la même occasion, à mieux comprendre et évaluer l’influence de Guillaume Postel sur l’étude moderne des religions.

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