Source :
Dostoïevski penseur par Nicolas Milochevitch, éditions de L’Âge d’homme.
E.P. Letkova-Sultanova eut l’occasion d’entendre
Dostoïevski raconter les préparatifs de son simulacre d’exécution et de celle
des autres pétrachéviens : « je n’y croyais pas, je ne comprenais
pas, se souvient l’écrivain, avant d’avoir vu la croix. Nous avons refusé de
nous confesser mais nous avons embrassé la croix. Ils ne pouvaient pas
plaisanter avec la croix. Ils ne pouvaient pas jouer une telle tragi-comédie. »
Cependant, ayant pris conscience de l’inéluctabilité de
la mort, l’écrivain fut envahi d’une complète indifférence :
« Précisément, l’indifférence. » Tout semblait futile devant
l’instant ultime, terrible, du passage vers l’inconnu, vers l’obscurité.
« Je me souviens, ajoute Dostoïevski, d’une conscience obscure de
l’inéluctabilité. Précisément obscure. » Même la nouvelle de l’amnistie,
il la perçut obscurément.
Et quand Dostoïevski eut achevé son récit, le maître de
maison, Iakov Petrovnich Polonski, s’approcha de lui et lui dit :
« Tout cela n’est plus que du passé. » Là, se souvient E.P.
Letkova-Sultanova, l’écrivain demanda d’un air énigmatique :
« Est-ce vraiment du passé. » Quand Lekova-Sultanova, craignant
d’avoir mal noté ces paroles, les lut à Polonski, celui-ci affirma que cette
question énigmatique était une allusion à l’épilepsie que l’écrivain aurait
contractée sur le lieu du supplice, dans l’attente de la peine capitale.
On a du mal à croire à cette explication de Polonski.
Il est possible, bien sûr, que les premiers signes de sa maladie soient apparus
justement sur le lieu du supplice. Mais en se demandant « est-ce du
passé ? », l’écrivain pensait sûrement non pas à sa maladie, mais à
tout autre chose. Cela signifiait « ai-je oublié ce qui est terrible et
sombre dans ma vie, ai-je réussi à détourner mon regard de ce qui est
incurable ? »
En mourant, Chamfort aurait dit : « Je quitte ce monde dans lequel le cœur doit ou bien se briser ou bien se durcir comme pierre. » Dostoïevski aurait pu dire la même chose. Depuis la tragi-comédie de la peine de mort, toute sa vie ne fut en un certain sens qu’une lente agonie. Et quand, dans le salon de Polonski, le visage pâle comme cire, l’écrivain avait posé cette question : « est-ce vraiment du passé ? », l’ange de la mort le frôlait déjà de son aile. Du reste, tout ce qui est sombre et morne dans ses livres est placé sous le signe de cet ange. Car qu’y a-t-il d’autre dans le tréfonds de l’œuvre littéraire de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski que l’expression désespérée de ce qu’il y a d’irrémédiable dans la vie humaine ?
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