Pris sur Academia.edu. Chasseur de sorcières ou sorcier
tout court ? La vie et l’influence de Montague Summers par Jake
B. Winchester, sous la direction de Marco Pasi, traduction de
l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.
En juillet 1929, le
célèbre et controversé occultiste Aleister Crowley dînait avec l’excentrique
homme de lettres Montague Summers. Bien que Summers fût à l’époque
principalement connu comme spécialiste du théâtre de la Restauration, il venait
de publier au cours des trois années précédentes une histoire de la
sorcellerie, de la démonologie et des vampires. Des sujets frayés par les
occultistes dont Summers se distinguait par son approche littérale des faits.
Dans sa préface à son Histoire de la Sorcellerie et de la Démonologie (1926),
il écrivait :
« Dans les pages qui suivent, je me suis
efforcé de présenter la Sorcière telle qu’elle fut : une peste sociale,
une entité maléfique et parasitique, la fidèle d’un credo de haine et
d’obscénité, une adepte des poisons, du chantage et d’autres crimes insidieux,
la sectatrice d’une organisation secrète ennemie de l’Église et de l’État, une
blasphématrice par le verbe et par le geste, terrorisant les villages par la
terreur et la superstition, une gyrovague, une hallucinée, une maquerelle, une
avorteuse, l’éminence grise de concupiscentes aristocrates et de leurs galants
adultérins, une prêtresse du vice et de l’inimaginable dépravation qui tournait
sa cuillère dans le bouillon des passions les plus répugnantes et les plus
immondes de l’époque. »
Cet extrait nous
démontre tout d’abord que Summers était un maître de l’emphase : son style
volontairement archaïsant irrite le lecteur mais le retient toujours. Surtout,
il croit aux sorcières d’une tout autre manière que Jules Michelet et se montre
plus proche des Inquisiteurs du Moyen Âge que de ses contemporains qu’il
critique pour leur tiédeur sur le sujet.
Ce qui ajoute un mystère à sa rencontre avec Crowley : que purent-ils bien
se raconter ? Dans une entrée de son journal, rapportée par son biographe
Lawrence Sutin, Crowley écrit à cette date : « Dîné avec Montague
Summers… la soirée la plus agréable et distrayante que j’ai passée depuis des
décennies. »
Bien qu’aux
antipodes, Crowley et Summers partageaient beaucoup d’éléments. Nés et mort à
cinq ans d’écart l’un de l’autre, ils fréquentaient des milieux proches. Tous
deux s’intéressaient à la magie, à l’occultisme, à la sexualité, mais abordaient
ces problèmes selon des angles différents. Deux polygraphes, prolifiques, qui
produisirent de manière hétéroclite, de la poésie, des essais, des articles,
des études historiques dont il reste énormément à publier. Si tous deux
bénéficiaient de la célébrité de leur temps, ils n’ont pas laissé le même
souvenir.
Crowley fait
l’objet de plusieurs biographies, académiques ou non, et de nombreuses études
lui sont dévolues alors que le nom de Summers a presque totalement rejoint
l’oubli. Il n’existe qu’une seule biographie, par un Carmélite, Brocard Sewell
ainsi qu’une bibliographie complète par l’antiquaire et bouquiniste Timothy
d’Arch Smith, deux ouvrages épuisés depuis longtemps et extrêmement rares.
Hormis une poignée de références dans les monographies sur la sorcellerie du
vingtième siècle, Summers n’est plus qu’une note en bas de page.
Pourquoi ?
Sans doute parce
que Crowley, lui, développa un système ésotérique neuf et complet, le
thélémisme, encore pratiqué aujourd’hui dans des cénacles occultistes ;
l’O.T.O. ou Ordo Templi Orientis
existe toujours et continue à promouvoir les œuvres de Crowley, ce qui lui
assure une certaine renommée. Summers, au contraire, n’a jamais plaidé
ouvertement la pratique de la magie, mais ses écrits comportent des
descriptions très théâtrales de sabbats, sans pour autant définir un système.
En public, Summers professait un catholicisme conservateur, voire rétrograde.
Et pourtant, malgré cette perte d’aura, ses publications occultistes sont
toujours disponibles. Tous ceux qui s’intéressent au satanisme ou à la magie
noire auront au moins croisé une fois son nom, sans pour autant l’évaluer à sa
juste mesure, et il vaudrait la peine de sauver son nom des ténèbres auxquelles
il semble voué. Dans cet article, je commencerai par une brève biographie,
avant de poursuivre par un résumé de ses œuvres et de leur influence.
La biographie de
Summers, par Fr Brocard Sewell, sous le pseudonyme de Joseph Jérôme, parut en
1965 au tirage limité de 750 exemplaires et n’a jamais été rééditée, bien que
disponible sur la toile. Le texte lui-même est assez bref, une centaine de
pages. En fait, Sewell comptait écrire un tombeau plutôt qu’une
biographie : « Il semble très
improbable qu’il ne soit jamais possible à quiconque de composer une biographie
de Montague Summers. » Deux raisons à cela : son goût du secret
et de l’auto-mythologisation ainsi que la disparition de ses archives privées
et de sa correspondance « dans des circonstances mystérieuses. » En
réalité, ces documents ont été récemment retrouvés en 2000 et font à présent
partie d’un fonds privés à Portland, aux États-Unis, mais ils n’ont pas encore
été dépouillés, de sorte que la vie de Summers s’enveloppe d’un épais mystère.
Sewell lui-même
emprunta à différentes sources pour compiler son « évocation » de
Summers, parmi lesquelles la plus importante était un « dossier touffu constitué de témoignages à la
fois oraux et écrits de nombreux proches qui avaient personnellement rencontré
Summers. » Parmi ces documents, les Souvenirs de Montague, compilés par J. Redwood-Anderson, un poète
mineur et condisciple universitaire de Summers. Sewell recourut également à un
manuscrit autobiographique incomplet retrouvé parmi le fonds Summers et
qui fut d’abord publié en 1980 chez un petit éditeur, « Cecil & Amelia Woolf » dont je
n’ai pu retrouver aucun exemplaire. Ce manuscrit couvre la période de sa
jeunesse et sa carrière de spécialiste du théâtre de la Restauration. Summers
préparait apparemment un second volume qui aurait traité de son intérêt pour
l’occultisme, mais il ne l’exécuta jamais. De son côté, Sewell rédigea des
préfaces et des notes aux republications des œuvres de Summers, mais ses
contributions n’ajoutent rien à sa biographie de 1965.
Alphonsus Joseph-Mary Augustus Montague Summers est né le 10 avril 1880, dans la tranquille banlieue de Clifton, à Bristol. Son père, Augustus William Summers, était un banquier influent et fortuné. Sa mère, Ellen, née Bush, était elle-même la fille d’un banquier et Montague fut le cadet de leurs sept enfants. Une famille donc aisée, dotée d’une vaste librairie, dans son manoir de Tellisford House, ce qui devait contribuer à l’éclectisme de Summers. Ce train de vie permettait à la famille de voyager et c’est ainsi que le jeune Montague eut l’occasion de parcourir le continent.
Summers eut droit à un
précepteur privé, mais il semble que ses parents l’aient inscrit dans une école
réputée, tenue par les « dames Lucas. » Dès sa prime enfance, Summers
étonna ses professeurs par son intérêt et ses connaissances de la littérature
de la Renaissance ; il étudia les classiques anglais avec W.W. Asquish, le
frère aîné du futur premier ministre britannique H.H. Asquith, lui-même
humaniste classique. Néanmoins, les premières rumeurs d’asociabilité
apparaissent à cette époque : malgré sa précocité, il semble que Summers
n’ait pas été très assidu et il aura sans doute acquis ses connaissances à
l’école buissonnière.
Lorsqu’il quitte le
foyer pour les cours préparatoires de l’université d’Oxford, ses excentricités s’accentuent.
Il s’inscrit à Trinity College le 13 octobre 1899 où il gagne vite une
réputation d’érudit, impressionnant ses proches par son polyglottisme et sa
maîtrise des langues mortes. Il s’habille de manière ostentatoire, brûle de
l’encens dans sa chambre, se livre à des « comportements bizarres »
d’où les rumeurs concernant sa sexualité. En effet, Summers était probablement
homosexuel, ou « inverti » selon son biographe, ce qui aura une
importance dans ses écrits.
À Oxford, il se
constitue un cercle « d’amis distingués », y compris le futur
Chamberlain du Pape, Hartwell de la Garde Grissell (1839-1907), ainsi que le
poète et critique Arthur Synons
(1865-1945) ; le poète et romancier Baron Jacques d’Adelwärd Fersen
(1880-1923), créateur de la première revue homosexuelle française. Au cours de
cette période, Summers nourrit une vive admiration pour la poésie d’Oscar Wilde
et celle d’Algernon Charles Swinburne (1837-1909) dont il s’inspire pour ses
propres poèmes dont la plupart seront intégrés à sa première publication Antinoüs, recueil typiquement
finiséculaire et décadent, « mélange
de satanisme et de sacré » d’une tonalité baudelairienne.
En 1903, Summers
obtient son diplôme en théologie avec distinction et s’engage dans les Ordres,
au Collège Lichfield, comme membre de l’Église anglicane. Tous ceux qui l’ont
connu au cours de cette époque affirment sa profonde religiosité en dépit de
ses frasques et de ses blasphèmes occasionnels. Cinquante et un ans plus tard,
un de ses condisciples se souvient d’une « énigme ambulante » qui
procédait à des fumigations, portait des chaussettes de soie pourpre pendant le
Carême, tout en laissant une « impression persistante d’une perspicacité
incroyable et d’un grand savoir. » Summers termine son séminaire en
1908 ; il reçoit l’ordination de l’évêque de Bristol et est nommé vicaire de
Bitton, une paisible commune rurale près de Clifton, mais cette charge prend
une tournure catastrophique.
Bitton était le
pire endroit pour un prêtre fraichement émoulu, surtout pour un apôtre de la
trempe de Summers. Le Vicaire aîné, qui devait le former, un certain Canon
Ellacombe, était vieux, gâteux et incompétent, de sorte que Summers fut livré à
lui-même. Un prêtre en visite le découvrit « dans un état de dérangement
extrême, en proie à une fascination morbide pour le mal et le diable… très
choquant pour un homme d’Église. » Pis encore, Summers avait rapidement
acquis la réputation d’un pédéraste. Apparemment, il eut quelques soucis de ce
côté-là avant d’être « acquitté » et d’abandonner son poste, ce qui
signa la fin de sa brève carrière de prêtre anglican.
On ne quitte pas
les Ordres si vite : Summers se convertit au catholicisme et entreprit des
études au séminaire catholique romain de Saint-John à Wornesh où il reçut
officiellement la tonsure le 28 décembre 1910, sans pour autant jamais être ordonné.
On ignore pourquoi. Selon Sewell, il aurait eu la réputation d’un
« défroqué », d’un usurpateur du titre de révérend et certains
allèrent jusqu’à prétendre qu’il n’était pas, qu’il n’avait jamais été
catholique.
Apparemment, son
ordination aurait été suspendue quelques jours avant la cérémonie car un
révérend du diocèse aurait relayé des informations sensibles à l’Évêque de
Clifton qui aurait en retour averti l’Evêque de Nottingham qui aurait à son
tour empêché l’ordination de Summers. Qu’il s’agisse de son homosexualité
supposée ou du scandale satanique de Bitton, nous l’ignorons mais l’un ou
l’autre auraient effectivement suffi à lui gâcher sa seconde chance. En tout
cas, sa tonsure de 1910 est la trace officielle qui le relie à l’Église
catholique romaine et pour le reste de sa vie, il se présenta comme un prêtre
catholique, se prénommant Révérend et célébrant des messes en public.
Toutefois, son nom n’apparaît sur aucun registre officiel de l’Église.
Contraint à
abandonner cette voie ecclésiastique, Summers gagne sa vie comme professeur
pendant les quinze années suivantes et obtient son premier poste au lycée
d’Herford où il commence à enseigner en 1911. En 1912, il déménage à Londres
pour enseigner à l’Ecole d’arts et métiers de Holborn, où il séjourne jusqu’à
1921. Entre 1922 et 1926, Summers enseigne les humanités classiques à l’école
du comté de Brockley, puis abandonne le professorat et se consacre entièrement
à l’écriture. D’après Sewell, ses anciens élèves en auraient gardé un souvenir
très vif, en raison de sa parfaite maîtrise du latin ; il se vantait
d’être capable de traduire n’importe quelle langue en latin et c’est également
au cours de cette période que Summers adopta son style suranné, qui le populariserait
parmi les milieux occultistes.
« Il s’efforçait de s’habiller comme à
l’époque de la Restauration et d’Anne Stuart, avec une soutane, une barrette,
des escarboucles, une canne à pommeau, des cheveux rejetés sur les côtés et
long dans le cou, comme s’il portait une perruque en permanence. » Ses
étudiants l’avaient prénommé « Wiggy »,
l’emperruqué, et tous conservent le souvenir d’une des plus étranges
personnalités de tout le professorat des internats pour jeunes garçons.
Après la fin de son
professorat, Summers se met donc à écrire sur une multitude de sujets, tout en
restant fidèle à ses premières amours : le théâtre de la Restauration,
mais aussi le roman gothique, et l’occultisme. Au début 1914, il commence à
publier un flot ininterrompu d’essais, de livres, qui ne s’assèchera qu’avec sa
mort en 1948. Selon Sewell, sa carrière d’homme de lettres commence en 1910
lorsqu’il rencontre pour la première fois Arthur Henry Bullen (1857-1920),
« spécialiste distingué du théâtre Elisabéthain », qui était également
éditeur, co-fondateur des éditions de référence sur Shakespeare. Bullen tomba
sous le charme du jeune professeur et en 1914, les Shakespeare Head Press publièrent une édition de luxe de La Répétition (1672) comédie de George
Villiers, préfacée et annotée par Montague Summers.
En fait, Bullen ne
se contenta pas de publier Summers mais il le présenta aux milieux littéraires
et mondais de Londres. La Répétition
fut suivie des Œuvres complètes d’Aphra
Behn, supervisées par William Henry Heineman. Après le succès de ces deux
volumes, Summers publia des articles dans des magazines à un rythme effréné. En
1916, il publia près de vingt articles, le plus souvent dans Notes & Queries, mais aussi pour des
périodiques comme The Occult Review,
le supplément littéraire du Times et The Modern Langage Review. Les œuvres de
Summers sur le théâtre de la Restauration, en particulier les auteurs les moins
connus, reçurent un accueil très favorable de ses contemporains qui célébraient
son érudition et son sens du détail. Dans l’édition du 13 mars 1927 du Sunday Times, Edward Gosse saluait
« sa fougue et ses connaissances qui
irriguent ses écrits d’une substantifique moelle ; et si je n’avais pas
peur de me faire des ennemis, je dirais que ses notes sont souvent plus
intéressantes que le texte qu’elles commentent. »
En 1919, Summers
fonde le Phénix, une société
consacrée au répertoire de la Restauration qui le propulse au-devant de la
scène londonienne où il fréquente le salon de la mécène Lady Cunard, tout en
drainant vers sa société nombre d’acteurs et d’actrices qui souhaitent
travailler avec lui. Un ancien élève se
souvient : « Il avait toujours
quelque chose de mystérieux, avec un large visage lunaire, coiffé d’un chapeau
plat de prêtre anglican, avec une longue cape noire qui battait comme des ailes
de chauve-souris dans son dos. Il allait à droite et à gauche, distribuait les
épigrammes et les bons mots à ceux qui osaient émettre une opinion contraire à
la sienne. Il ne laissait personne indifférent ; derrière lui se
pressaient à la fois la cohorte des professeurs outragés, le tumulte des
vendeurs de journaux avec leurs contrats et puis les admirateurs, les jeunes
acteurs et auteurs, charmés par ses connaissances. »
En 1924, Summers
entreprend de rééditer des romans gothiques. Il commence par les
classiques : Le Château d’Otrante
et La Mère mystérieuse d’Horace
Walpole, bien qu’il eût préféré republier les « sept romans abominables » mentionné par Jane Austen dans son
roman parodique Northanger Abbey et
qui constituent la quintessence du genre gothique. Finalement, il n’en publia
que deux de la liste, en 1927 : Les
Mystères abominables de Karl Grosse et Le
Nécromancien ou le conte de la Forêt-Noire. Un an plus tard, ces deux
titres furent suivi de Zofloya par
Charlotte Dacre et au cours de la décennie qui suivit Summers ouvrit deux
nouvelles collections avant d’y verser ses propres participations, avec deux
essais La Quête gothique (1938) et Bibliographie gothique (1940)
À propos du premier,
l’historien André Parreaux écrivit : « l’auteur, auquel on peut faire confiance, nous présente une quantité
d’informations dignes d’intérêt qui font de son livre une œuvre de référence,
indispensable à toute personne qui s’intéresse à cette époque, et qui n’est pas
prête de se voir supplantée. » Bien que de récentes publications aient
démenti ce jugement, la Quête gothique
figure toujours parmi toute bibliographie universitaire qui se respecte concernant
le genre, tout comme l’autre ouvrage que fit paraître Summers.
Dans son
introduction au Château d’Otrante et à
la Mère mystérieuse, Summers
écrit : « Les Romantiques
étaient amoureux du Moyen Âge, les lointaines années de la chevalerie et du
merveilleux, imaginant ainsi leur propre médiévalisme, un monde nouveau qui
n’avait jamais été et qui n’aurait jamais pu être, un royaume enchanté de
l’imagination où la fantaisie régnait et dans cette inaccessible contrée, le
mystère demeurait, car partout où se cache la beauté, gît le mystère. »
Cette règle s’applique davantage à son auteur qu’aux romans gothiques. En
effet, les écrits que Summers consacra à la sorcellerie constituent aussi « un
monde nouveau où règne la fantaisie… » Voici par exemple la description
qu’il dresse de la Messe de Saint-Sécaire dans Une Histoire populaire de la
sorcellerie :
« Seuls quelques prêtres en connaissent le
rituel impie et même parmi les initiés de l’art noir qui donne la fièvre, rares
sont ceux qui oseraient en accomplir les rites, ou prononcer les prières
blasphématoires. Nul confesseur, nul évêque, pas même l’Archevêque d’Auch
n’oserait absoudre le célébrant d’une telle cérémonie ; seul pourrait
l’absoudre le Saint-Père de Rome. La messe est récitée sur un autel brisé et
profané dans une église abandonnée où les hiboux hululent et où volettent les
chauves-souris sous les arches en ruine, où les crapauds exsudent leur venin
dans le tabernacle. Le prêtre s’y faufile
à la nuit tombée, suivi d’un acolyte de mœurs dissolues et maléfiques. Au
premier coup de minuit, le prêtre entame la liturgie en marmonnant les prières
à l’envers, en grimaçant et en crachant par terre et lorsque le coup fatidique
sonne, celui contre qui la messe est dite commencera son inexorable déclin,
sans qu’aucun homme de l’art, aucun médecin ne puisse ôter à ses souffrances, à
ses affres qui auront tôt fait de le précipiter dans la tombe. »
Il n’existe aucune
preuve historique matérielle qu’une telle messe ait jamais été récitée et
Summers semble avoir recopié mot pour mot un célèbre paragraphe du Rameau d’or de Frazer ; à la
différence que ce dernier ne voit dans la messe noire qu’une superstition des
« classes arriérées. » Summers, lui, l’interprète littéralement. Sans
doute conscient des rires ou du scepticisme auquel il s’exposait, il prend
laborieusement soin de souligner sa méthodologie et de se chercher une
crédibilité scientifique. Dans la préface de son premier volume sur le sujet,
il écrit : « L’œuvre présente
est le résultat de plus de trente ans de recherches attentionnées sur le sujet
de la sorcellerie. Les seules sources valables sont les documents
d’époque, les minutes des procès, l’accumulation des libelles qui portent les
témoignages oculaires et les verbatim des sorcières lors de leurs procès et
par-dessus tout, les manuels, très techniques, des Inquisiteurs et démonologues. »
Alors que les
contemporains de Summers considéraient les chasseurs de sorcières comme des
sociopathes obscurantistes, Summers les dépeignait comme des « saints inspirés de Dieu, docteurs utriusque
iuris, opiniâtres, têtus, des juristes minutieux, des érudits scolastiques de
haut vol, les noms les plus réputés dans les milieux académiques européens, au
pinacle de la littérature, des sciences, de la politique et de la culture. »
En exégète zélé, Summers ne se contentait pas des sources directes, mais il
compulsait également tous les documents d’époque sur le sujet, tout en
procédant à une évaluation critique. Ainsi, il écrit : « Les Histoires de sorcellerie et de
magie par Thomas Wright (1851), en deux volumes, forment l’œuvre recommandable
d’un antiquaire qui se réfère souvent aux sources de première main, mais
l’ensemble est sommaire et ne peut répondre aux exigences du chercheur
précautionneux. »
De même, Summers
s’en prend violemment aux interprétations freudiennes ou psychanalytiques qui
expliquent les chasses aux sorcières par l’hystérie ou comme « les peurs paniques de paysans effrayés par
un clergé superstitieux. » Au contraire, les confessions mêmes des
sorcières attestent les faits les plus horribles et il s’en prend également à
Margaret Murray et à son Culte des
Sorcières en Europe occidentale.
« En dépit de sa sincérité et de sa bonne
documentation, Murray est complètement et radicalement dans l’erreur
lorsqu’elle affirme que des bribes d’inoffensives traditions folkloriques se
seraient éparpillées depuis les temps préchrétiens ; certes, nul doute que
l’Eglise ait repris et sanctifié les danses autour d’un mât de Cocagne ou le
Solstice d’Eté et les feux de la Saint-Jean, mais il ne faut absolument pas y
voir la continuité d’un culte païen. »
Cependant, si Summers
reproche à Murray sa sélectivité quant à ses sources, afin de produire
l’illusion d’un culte païen européen, sa propre hypothèse apparaît tout aussi
fallacieuse, comme l’avait remarqué le critique E. J. Dingwall : « une étrange mixture d’érudition et de
crédulité presque puérile. » Au terme de sa démystification de Murray,
Summers conclut : « L’anthropologie
n’offre aucune explication à la sorcellerie : seul un théologien entraîné
peut traiter correctement le sujet. »
Fort de ce
présupposé, Summers se mue en Inquisiteur et en hérésiologue chevronné, il fait
remonter la sorcellerie, et toute hétérodoxie en général, à Simon le Mage et à
Zoroastre, responsables selon lui du manichéisme. Par la suite, il engage une
violente polémique contre les médiums et le spiritisme, « sorcellerie des
temps modernes », avant de consacrer un chapitre entier aux « cas de
possession dans le spiritisme contemporain » où il dénonce les périls de
ce courant de pensée. Enfin, il conclut que le spiritisme n’est qu’une
persistance de l’antique sorcellerie, toujours à l’origine des troubles
politiques.
« Il faut clairement garder à l’esprit que
cette mouvance hérétique, avec ses ramifications sans fin, ne provenaient pas
seulement de mésinterprétations théologiques ou de croyances nées de cerveaux
moralement corrompus, mais qu’elles sont encouragées par les ennemis avoués de
la loi et de l’ordre, les anarchistes qui ne reculaient devant rien pour
parvenir à leurs dessins diaboliques, avec, comme armes les plus fréquentes, la
terreur et l’assassinat. »
Et c’est ainsi que
Summers trace un étonnant raccourci entre sorcellerie et anarchie, voire avec
le communisme. « Le Communisme n’est
athée qu’en apparence, mais il vénère bel et bien une divinité et cette
divinité est tout bonnement Satan, qu’il ne célèbre pas par des prières, mais
par le sang et l’anarchie. » La verve de Summers était telle que le
public finit par le surnommer le « chasseur de sorcières », ce qui
lui causait un vif plaisir. Toutefois, tout le monde ne le prenait pas au
sérieux.
Tout au long de sa
vie, Summers fut lui-même suspecté de satanisme, d’occultisme et de se livrer à
des pratiques douteuses. Un frère Dominicain qui l’avait approché le décrivait
comme « un brave homme dont la
fascination romantique de sa jeunesse pour le Diable l’avait attiré dans des
parages troubles et obscurs. » Sans doute Summers cherchait-il à se
faire pardonner certaines frasques de son jeune temps, mais cela ne suffit pas à
éteindre lesaccusations. Ainsi, une rumeur persistante prétendait que dans les
années trente, Summers aurait été interdit de communion par les frères noirs du
prieuré d’Oxford parce qu’il aurait lui-même participé à des messes noires.
Sewell évacue cette
rumeur et nie en tout point que Summers se soit mêlé d’occultisme. À l’inverse,
Timothy d’Arch Smith, dans sa biographie d’Aleister Crowley, Les Livres de la Bête (1991), affirme
que Summers participa à une messe noire en 1913, le lendemain de Noël, à Eton
Road, où il aurait invité Anatole James. Anatole James, alors agnostique, y aurait
participé avec une certaine tiédeur, tout en comprenant très bien de quoi il
retournait. Seules trois personnes auraient été présentes : Summers,
Anatole et un jeune homme du nom de Sullivan.
Que l’anecdote soit
authentique ou non, nous savons que Summers fréquentait Crowley dans les années
vingt et qu’il lui donna des recommandations sur la concoction d’un parfum
expérimental aux vertus sexuelles : Ça.
Vers l’été 1940, Summers se rendait régulièrement chez Crowley, dans sa demeure
de Richmond et ils discutaient toute la nuit. Selon Lawrence Sutin, Lance
Sieveking avait été très surpris que Crowley lui parle de Summers avec
affection : il les croyait ennemis jurés.
Clairement, il
existait un fossé entre l’image publique de Summers et sa vie privée, ce qui
soulève la question : laquelle des rumeurs
est-elle vraie ? On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment et
lorsque des journalistes le questionnaient, Summers bottait en touche avec
ironie, sans se départir de sa superbe. Selon Sewell, cet aura noire provient
de son côté manipulateur : « Summers
était un comédien-né et il était capable de jouer un rôle à la perfection,
quand cela lui plaisait, y compris celui du méchant. »
D’autres qui le
connurent témoignent qu’il avait toujours l’air de porter un masque, de se
dissimuler, ce qui correspond à son goût pour le tape-à-l’œil et le théâtre de
la Restauration. Sewell émet l’hypothèse que ces poses et cette probable double
vie constituaient un mécanisme de défense pour cacher son « inversion
sexuelle. » En effet, les accusations de « pédérastie » à son
encontre ne manquèrent pas lorsque les critiques épinglèrent sa complaisance à
décrire des « orgies répugnantes » ou sa poésie décadente où il
revendiquait l’influence du Marquis de Sade. Néanmoins, il n’existe aucune
preuve flagrante et tangible de méconduite de sa part. En fait, tout comme sa
vie, sa sexualité reste entourée de mystère.
Compte tenu de la
diversité de sa production et de son mode de vie tapageur, il est curieux qu’il
ait suscité peu d’attention universitaire, alors que ses livres connurent un
vif succès. L’Histoire de la Sorcellerie
et de la Démonologie a connu soixante éditions avant d’être republiée en
1956 et son essai sur le vampirisme [dans lequel il invente le terme de
vampirisme psychique] reste d’actualité et aura sans doute influencé la série à
succès de Stephenie Meyer. Laissons le dernier mot sur Summers à son ami John
Redwood-Anderson qui le connut à partir de sa conversion au catholicisme et qui
nous laisse un portrait suggestif du Summers d’alors.
« À coup sûr, sa conversion n’eut pas de signification spirituelle profonde pour lui… une fois encore, ce n’était qu’une question de rituel ; Rome disposait de la liturgie qui lui convenait, ce qui n’était pas le cas de l’Église anglicane. J’aurais réellement bien aimé savoir ce qui motivait son changement d’orientation religieuse ; la seule impression nette qu’il me donnait était celle d’un acteur qui aurait trouvé un costume plus adéquat pour jouer son rôle, ou pis encore, d’un magicien qui avait enfin trouvé une forme de magie plus efficace et plus puissante. »
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