Révérend Bizarre

 

Pris sur Academia.edu. Chasseur de sorcières ou sorcier tout court ? La vie et l’influence de Montague Summers par Jake B. Winchester, sous la direction de Marco Pasi, traduction de l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.

En juillet 1929, le célèbre et controversé occultiste Aleister Crowley dînait avec l’excentrique homme de lettres Montague Summers. Bien que Summers fût à l’époque principalement connu comme spécialiste du théâtre de la Restauration, il venait de publier au cours des trois années précédentes une histoire de la sorcellerie, de la démonologie et des vampires. Des sujets frayés par les occultistes dont Summers se distinguait par son approche littérale des faits. Dans sa préface à son Histoire de la Sorcellerie et de la Démonologie (1926), il écrivait :

« Dans les pages qui suivent, je me suis efforcé de présenter la Sorcière telle qu’elle fut : une peste sociale, une entité maléfique et parasitique, la fidèle d’un credo de haine et d’obscénité, une adepte des poisons, du chantage et d’autres crimes insidieux, la sectatrice d’une organisation secrète ennemie de l’Église et de l’État, une blasphématrice par le verbe et par le geste, terrorisant les villages par la terreur et la superstition, une gyrovague, une hallucinée, une maquerelle, une avorteuse, l’éminence grise de concupiscentes aristocrates et de leurs galants adultérins, une prêtresse du vice et de l’inimaginable dépravation qui tournait sa cuillère dans le bouillon des passions les plus répugnantes et les plus immondes de l’époque. »

Cet extrait nous démontre tout d’abord que Summers était un maître de l’emphase : son style volontairement archaïsant irrite le lecteur mais le retient toujours. Surtout, il croit aux sorcières d’une tout autre manière que Jules Michelet et se montre plus proche des Inquisiteurs du Moyen Âge que de ses contemporains qu’il critique  pour leur tiédeur sur le sujet. Ce qui ajoute un mystère à sa rencontre avec Crowley : que purent-ils bien se raconter ? Dans une entrée de son journal, rapportée par son biographe Lawrence Sutin, Crowley écrit à cette date : « Dîné avec Montague Summers… la soirée la plus agréable et distrayante que j’ai passée depuis des décennies. »

Bien qu’aux antipodes, Crowley et Summers partageaient beaucoup d’éléments. Nés et mort à cinq ans d’écart l’un de l’autre, ils fréquentaient des milieux proches. Tous deux s’intéressaient à la magie, à l’occultisme, à la sexualité, mais abordaient ces problèmes selon des angles différents. Deux polygraphes, prolifiques, qui produisirent de manière hétéroclite, de la poésie, des essais, des articles, des études historiques dont il reste énormément à publier. Si tous deux bénéficiaient de la célébrité de leur temps, ils n’ont pas laissé le même souvenir.

Crowley fait l’objet de plusieurs biographies, académiques ou non, et de nombreuses études lui sont dévolues alors que le nom de Summers a presque totalement rejoint l’oubli. Il n’existe qu’une seule biographie, par un Carmélite, Brocard Sewell ainsi qu’une bibliographie complète par l’antiquaire et bouquiniste Timothy d’Arch Smith, deux ouvrages épuisés depuis longtemps et extrêmement rares. Hormis une poignée de références dans les monographies sur la sorcellerie du vingtième siècle, Summers n’est plus qu’une note en bas de page. Pourquoi ?

Sans doute parce que Crowley, lui, développa un système ésotérique neuf et complet, le thélémisme, encore pratiqué aujourd’hui dans des cénacles occultistes ; l’O.T.O. ou Ordo Templi Orientis existe toujours et continue à promouvoir les œuvres de Crowley, ce qui lui assure une certaine renommée. Summers, au contraire, n’a jamais plaidé ouvertement la pratique de la magie, mais ses écrits comportent des descriptions très théâtrales de sabbats, sans pour autant définir un système. En public, Summers professait un catholicisme conservateur, voire rétrograde. Et pourtant, malgré cette perte d’aura, ses publications occultistes sont toujours disponibles. Tous ceux qui s’intéressent au satanisme ou à la magie noire auront au moins croisé une fois son nom, sans pour autant l’évaluer à sa juste mesure, et il vaudrait la peine de sauver son nom des ténèbres auxquelles il semble voué. Dans cet article, je commencerai par une brève biographie, avant de poursuivre par un résumé de ses œuvres et de leur influence.

La biographie de Summers, par Fr Brocard Sewell, sous le pseudonyme de Joseph Jérôme, parut en 1965 au tirage limité de 750 exemplaires et n’a jamais été rééditée, bien que disponible sur la toile. Le texte lui-même est assez bref, une centaine de pages. En fait, Sewell comptait écrire un tombeau plutôt qu’une biographie : « Il semble très improbable qu’il ne soit jamais possible à quiconque de composer une biographie de Montague Summers. » Deux raisons à cela : son goût du secret et de l’auto-mythologisation ainsi que la disparition de ses archives privées et de sa correspondance « dans des circonstances mystérieuses. » En réalité, ces documents ont été récemment retrouvés en 2000 et font à présent partie d’un fonds privés à Portland, aux États-Unis, mais ils n’ont pas encore été dépouillés, de sorte que la vie de Summers s’enveloppe d’un épais mystère.

Sewell lui-même emprunta à différentes sources pour compiler son « évocation » de Summers, parmi lesquelles la plus importante était un « dossier touffu constitué de témoignages à la fois oraux et écrits de nombreux proches qui avaient personnellement rencontré Summers. » Parmi ces documents, les Souvenirs de Montague, compilés par J. Redwood-Anderson, un poète mineur et condisciple universitaire de Summers. Sewell recourut également à un manuscrit autobiographique incomplet retrouvé parmi le fonds Summers et qui fut d’abord publié en 1980 chez un petit éditeur, « Cecil & Amelia Woolf » dont je n’ai pu retrouver aucun exemplaire. Ce manuscrit couvre la période de sa jeunesse et sa carrière de spécialiste du théâtre de la Restauration. Summers préparait apparemment un second volume qui aurait traité de son intérêt pour l’occultisme, mais il ne l’exécuta jamais. De son côté, Sewell rédigea des préfaces et des notes aux republications des œuvres de Summers, mais ses contributions n’ajoutent rien à sa biographie de 1965.

Alphonsus Joseph-Mary Augustus Montague Summers est né le 10 avril 1880, dans la tranquille banlieue de Clifton, à Bristol. Son père, Augustus William Summers, était un banquier influent et fortuné. Sa mère, Ellen, née Bush, était elle-même la fille d’un banquier et Montague fut le cadet de leurs sept enfants. Une famille donc aisée, dotée d’une vaste librairie, dans son manoir de Tellisford House, ce qui devait contribuer à l’éclectisme de Summers. Ce train de vie permettait à la famille de voyager et c’est ainsi que le jeune Montague eut l’occasion de parcourir le continent. 

Summers eut droit à un précepteur privé, mais il semble que ses parents l’aient inscrit dans une école réputée, tenue par les « dames Lucas. » Dès sa prime enfance, Summers étonna ses professeurs par son intérêt et ses connaissances de la littérature de la Renaissance ; il étudia les classiques anglais avec W.W. Asquish, le frère aîné du futur premier ministre britannique H.H. Asquith, lui-même humaniste classique. Néanmoins, les premières rumeurs d’asociabilité apparaissent à cette époque : malgré sa précocité, il semble que Summers n’ait pas été très assidu et il aura sans doute acquis ses connaissances à l’école buissonnière.

Lorsqu’il quitte le foyer pour les cours préparatoires de l’université d’Oxford, ses excentricités s’accentuent. Il s’inscrit à Trinity College le 13 octobre 1899 où il gagne vite une réputation d’érudit, impressionnant ses proches par son polyglottisme et sa maîtrise des langues mortes. Il s’habille de manière ostentatoire, brûle de l’encens dans sa chambre, se livre à des « comportements bizarres » d’où les rumeurs concernant sa sexualité. En effet, Summers était probablement homosexuel, ou « inverti » selon son biographe, ce qui aura une importance dans ses écrits.

À Oxford, il se constitue un cercle « d’amis distingués », y compris le futur Chamberlain du Pape, Hartwell de la Garde Grissell (1839-1907), ainsi que le poète et critique Arthur Synons  (1865-1945) ; le poète et romancier Baron Jacques d’Adelwärd Fersen (1880-1923), créateur de la première revue homosexuelle française. Au cours de cette période, Summers nourrit une vive admiration pour la poésie d’Oscar Wilde et celle d’Algernon Charles Swinburne (1837-1909) dont il s’inspire pour ses propres poèmes dont la plupart seront intégrés à sa première publication Antinoüs, recueil typiquement finiséculaire et décadent, « mélange de satanisme et de sacré » d’une tonalité baudelairienne.

En 1903, Summers obtient son diplôme en théologie avec distinction et s’engage dans les Ordres, au Collège Lichfield, comme membre de l’Église anglicane. Tous ceux qui l’ont connu au cours de cette époque affirment sa profonde religiosité en dépit de ses frasques et de ses blasphèmes occasionnels. Cinquante et un ans plus tard, un de ses condisciples se souvient d’une « énigme ambulante » qui procédait à des fumigations, portait des chaussettes de soie pourpre pendant le Carême, tout en laissant une « impression persistante d’une perspicacité incroyable et d’un grand savoir. » Summers termine son séminaire en 1908 ; il reçoit l’ordination de l’évêque de Bristol et est nommé vicaire de Bitton, une paisible commune rurale près de Clifton, mais cette charge prend une tournure catastrophique.

Bitton était le pire endroit pour un prêtre fraichement émoulu, surtout pour un apôtre de la trempe de Summers. Le Vicaire aîné, qui devait le former, un certain Canon Ellacombe, était vieux, gâteux et incompétent, de sorte que Summers fut livré à lui-même. Un prêtre en visite le découvrit « dans un état de dérangement extrême, en proie à une fascination morbide pour le mal et le diable… très choquant pour un homme d’Église. » Pis encore, Summers avait rapidement acquis la réputation d’un pédéraste. Apparemment, il eut quelques soucis de ce côté-là avant d’être « acquitté » et d’abandonner son poste, ce qui signa la fin de sa brève carrière de prêtre anglican.

On ne quitte pas les Ordres si vite : Summers se convertit au catholicisme et entreprit des études au séminaire catholique romain de Saint-John à Wornesh où il reçut officiellement la tonsure le 28 décembre 1910, sans pour autant jamais être ordonné. On ignore pourquoi. Selon Sewell, il aurait eu la réputation d’un « défroqué », d’un usurpateur du titre de révérend et certains allèrent jusqu’à prétendre qu’il n’était pas, qu’il n’avait jamais été catholique.

Apparemment, son ordination aurait été suspendue quelques jours avant la cérémonie car un révérend du diocèse aurait relayé des informations sensibles à l’Évêque de Clifton qui aurait en retour averti l’Evêque de Nottingham qui aurait à son tour empêché l’ordination de Summers. Qu’il s’agisse de son homosexualité supposée ou du scandale satanique de Bitton, nous l’ignorons mais l’un ou l’autre auraient effectivement suffi à lui gâcher sa seconde chance. En tout cas, sa tonsure de 1910 est la trace officielle qui le relie à l’Église catholique romaine et pour le reste de sa vie, il se présenta comme un prêtre catholique, se prénommant Révérend et célébrant des messes en public. Toutefois, son nom n’apparaît sur aucun registre officiel de l’Église.

Contraint à abandonner cette voie ecclésiastique, Summers gagne sa vie comme professeur pendant les quinze années suivantes et obtient son premier poste au lycée d’Herford où il commence à enseigner en 1911. En 1912, il déménage à Londres pour enseigner à l’Ecole d’arts et métiers de Holborn, où il séjourne jusqu’à 1921. Entre 1922 et 1926, Summers enseigne les humanités classiques à l’école du comté de Brockley, puis abandonne le professorat et se consacre entièrement à l’écriture. D’après Sewell, ses anciens élèves en auraient gardé un souvenir très vif, en raison de sa parfaite maîtrise du latin ; il se vantait d’être capable de traduire n’importe quelle langue en latin et c’est également au cours de cette période que Summers adopta son style suranné, qui le populariserait parmi les milieux occultistes.

« Il s’efforçait de s’habiller comme à l’époque de la Restauration et d’Anne Stuart, avec une soutane, une barrette, des escarboucles, une canne à pommeau, des cheveux rejetés sur les côtés et long dans le cou, comme s’il portait une perruque en permanence. » Ses étudiants l’avaient prénommé « Wiggy », l’emperruqué, et tous conservent le souvenir d’une des plus étranges personnalités de tout le professorat des internats pour jeunes garçons.

Après la fin de son professorat, Summers se met donc à écrire sur une multitude de sujets, tout en restant fidèle à ses premières amours : le théâtre de la Restauration, mais aussi le roman gothique, et l’occultisme. Au début 1914, il commence à publier un flot ininterrompu d’essais, de livres, qui ne s’assèchera qu’avec sa mort en 1948. Selon Sewell, sa carrière d’homme de lettres commence en 1910 lorsqu’il rencontre pour la première fois Arthur Henry Bullen (1857-1920), « spécialiste distingué du théâtre Elisabéthain », qui était également éditeur, co-fondateur des éditions de référence sur Shakespeare. Bullen tomba sous le charme du jeune professeur et en 1914, les Shakespeare Head Press publièrent une édition de luxe de La Répétition (1672) comédie de George Villiers, préfacée et annotée par Montague Summers.

En fait, Bullen ne se contenta pas de publier Summers mais il le présenta aux milieux littéraires et mondais de Londres. La Répétition fut suivie des Œuvres complètes d’Aphra Behn, supervisées par William Henry Heineman. Après le succès de ces deux volumes, Summers publia des articles dans des magazines à un rythme effréné. En 1916, il publia près de vingt articles, le plus souvent dans Notes & Queries, mais aussi pour des périodiques comme The Occult Review, le supplément littéraire du Times et The Modern Langage Review. Les œuvres de Summers sur le théâtre de la Restauration, en particulier les auteurs les moins connus, reçurent un accueil très favorable de ses contemporains qui célébraient son érudition et son sens du détail. Dans l’édition du 13 mars 1927 du Sunday Times, Edward Gosse saluait « sa fougue et ses connaissances qui irriguent ses écrits d’une substantifique moelle ; et si je n’avais pas peur de me faire des ennemis, je dirais que ses notes sont souvent plus intéressantes que le texte qu’elles commentent. »

En 1919, Summers fonde le Phénix, une société consacrée au répertoire de la Restauration qui le propulse au-devant de la scène londonienne où il fréquente le salon de la mécène Lady Cunard, tout en drainant vers sa société nombre d’acteurs et d’actrices qui souhaitent travailler avec  lui. Un ancien élève se souvient : « Il avait toujours quelque chose de mystérieux, avec un large visage lunaire, coiffé d’un chapeau plat de prêtre anglican, avec une longue cape noire qui battait comme des ailes de chauve-souris dans son dos. Il allait à droite et à gauche, distribuait les épigrammes et les bons mots à ceux qui osaient émettre une opinion contraire à la sienne. Il ne laissait personne indifférent ; derrière lui se pressaient à la fois la cohorte des professeurs outragés, le tumulte des vendeurs de journaux avec leurs contrats et puis les admirateurs, les jeunes acteurs et auteurs, charmés par ses connaissances. »

En 1924, Summers entreprend de rééditer des romans gothiques. Il commence par les classiques : Le Château d’Otrante et La Mère mystérieuse d’Horace Walpole, bien qu’il eût préféré republier les « sept romans abominables » mentionné par Jane Austen dans son roman parodique Northanger Abbey et qui constituent la quintessence du genre gothique. Finalement, il n’en publia que deux de la liste, en 1927 : Les Mystères abominables de Karl Grosse et Le Nécromancien ou le conte de la Forêt-Noire. Un an plus tard, ces deux titres furent suivi de Zofloya par Charlotte Dacre et au cours de la décennie qui suivit Summers ouvrit deux nouvelles collections avant d’y verser ses propres participations, avec deux essais La Quête gothique (1938) et Bibliographie gothique (1940)

À propos du premier, l’historien André Parreaux écrivit : « l’auteur, auquel on peut faire confiance, nous présente une quantité d’informations dignes d’intérêt qui font de son livre une œuvre de référence, indispensable à toute personne qui s’intéresse à cette époque, et qui n’est pas prête de se voir supplantée. » Bien que de récentes publications aient démenti ce jugement, la Quête gothique figure toujours parmi toute bibliographie universitaire qui se respecte concernant le genre, tout comme l’autre ouvrage que fit paraître Summers.

Dans son introduction au Château d’Otrante et à la Mère mystérieuse, Summers écrit : « Les Romantiques étaient amoureux du Moyen Âge, les lointaines années de la chevalerie et du merveilleux, imaginant ainsi leur propre médiévalisme, un monde nouveau qui n’avait jamais été et qui n’aurait jamais pu être, un royaume enchanté de l’imagination où la fantaisie régnait et dans cette inaccessible contrée, le mystère demeurait, car partout où se cache la beauté, gît le mystère. » Cette règle s’applique davantage à son auteur qu’aux romans gothiques. En effet, les écrits que Summers consacra à la sorcellerie constituent aussi « un monde nouveau où règne la fantaisie… » Voici par exemple la description qu’il dresse de la Messe de Saint-Sécaire dans Une Histoire populaire de la sorcellerie :

« Seuls quelques prêtres en connaissent le rituel impie et même parmi les initiés de l’art noir qui donne la fièvre, rares sont ceux qui oseraient en accomplir les rites, ou prononcer les prières blasphématoires. Nul confesseur, nul évêque, pas même l’Archevêque d’Auch n’oserait absoudre le célébrant d’une telle cérémonie ; seul pourrait l’absoudre le Saint-Père de Rome. La messe est récitée sur un autel brisé et profané dans une église abandonnée où les hiboux hululent et où volettent les chauves-souris sous les arches en ruine, où les crapauds exsudent leur venin dans le tabernacle. Le prêtre s’y faufile à la nuit tombée, suivi d’un acolyte de mœurs dissolues et maléfiques. Au premier coup de minuit, le prêtre entame la liturgie en marmonnant les prières à l’envers, en grimaçant et en crachant par terre et lorsque le coup fatidique sonne, celui contre qui la messe est dite commencera son inexorable déclin, sans qu’aucun homme de l’art, aucun médecin ne puisse ôter à ses souffrances, à ses affres qui auront tôt fait de le précipiter dans la tombe. »

Il n’existe aucune preuve historique matérielle qu’une telle messe ait jamais été récitée et Summers semble avoir recopié mot pour mot un célèbre paragraphe du Rameau d’or de Frazer ; à la différence que ce dernier ne voit dans la messe noire qu’une superstition des « classes arriérées. » Summers, lui, l’interprète littéralement. Sans doute conscient des rires ou du scepticisme auquel il s’exposait, il prend laborieusement soin de souligner sa méthodologie et de se chercher une crédibilité scientifique. Dans la préface de son premier volume sur le sujet, il écrit : « L’œuvre présente est le résultat de plus de trente ans de recherches attentionnées sur le sujet de la sorcellerie. Les seules sources valables sont les documents d’époque, les minutes des procès, l’accumulation des libelles qui portent les témoignages oculaires et les verbatim des sorcières lors de leurs procès et par-dessus tout, les manuels, très techniques, des Inquisiteurs et démonologues. »  

Alors que les contemporains de Summers considéraient les chasseurs de sorcières comme des sociopathes obscurantistes, Summers les dépeignait comme des « saints inspirés de Dieu, docteurs utriusque iuris, opiniâtres, têtus, des juristes minutieux, des érudits scolastiques de haut vol, les noms les plus réputés dans les milieux académiques européens, au pinacle de la littérature, des sciences, de la politique et de la culture. » En exégète zélé, Summers ne se contentait pas des sources directes, mais il compulsait également tous les documents d’époque sur le sujet, tout en procédant à une évaluation critique. Ainsi, il écrit : « Les Histoires de sorcellerie et de magie par Thomas Wright (1851), en deux volumes, forment l’œuvre recommandable d’un antiquaire qui se réfère souvent aux sources de première main, mais l’ensemble est sommaire et ne peut répondre aux exigences du chercheur précautionneux. »

De même, Summers s’en prend violemment aux interprétations freudiennes ou psychanalytiques qui expliquent les chasses aux sorcières par l’hystérie ou comme « les peurs paniques de paysans effrayés par un clergé superstitieux. » Au contraire, les confessions mêmes des sorcières attestent les faits les plus horribles et il s’en prend également à Margaret Murray et à son Culte des Sorcières en Europe occidentale.

« En dépit de sa sincérité et de sa bonne documentation, Murray est complètement et radicalement dans l’erreur lorsqu’elle affirme que des bribes d’inoffensives traditions folkloriques se seraient éparpillées depuis les temps préchrétiens ; certes, nul doute que l’Eglise ait repris et sanctifié les danses autour d’un mât de Cocagne ou le Solstice d’Eté et les feux de la Saint-Jean, mais il ne faut absolument pas y voir la continuité d’un culte païen. »

Cependant, si Summers reproche à Murray sa sélectivité quant à ses sources, afin de produire l’illusion d’un culte païen européen, sa propre hypothèse apparaît tout aussi fallacieuse, comme l’avait remarqué le critique E. J. Dingwall : « une étrange mixture d’érudition et de crédulité presque puérile. » Au terme de sa démystification de Murray, Summers conclut : « L’anthropologie n’offre aucune explication à la sorcellerie : seul un théologien entraîné peut traiter correctement le sujet. »

Fort de ce présupposé, Summers se mue en Inquisiteur et en hérésiologue chevronné, il fait remonter la sorcellerie, et toute hétérodoxie en général, à Simon le Mage et à Zoroastre, responsables selon lui du manichéisme. Par la suite, il engage une violente polémique contre les médiums et le spiritisme, « sorcellerie des temps modernes », avant de consacrer un chapitre entier aux « cas de possession dans le spiritisme contemporain » où il dénonce les périls de ce courant de pensée. Enfin, il conclut que le spiritisme n’est qu’une persistance de l’antique sorcellerie, toujours à l’origine des troubles politiques.

« Il faut clairement garder à l’esprit que cette mouvance hérétique, avec ses ramifications sans fin, ne provenaient pas seulement de mésinterprétations théologiques ou de croyances nées de cerveaux moralement corrompus, mais qu’elles sont encouragées par les ennemis avoués de la loi et de l’ordre, les anarchistes qui ne reculaient devant rien pour parvenir à leurs dessins diaboliques, avec, comme armes les plus fréquentes, la terreur et l’assassinat. »

Et c’est ainsi que Summers trace un étonnant raccourci entre sorcellerie et anarchie, voire avec le communisme. « Le Communisme n’est athée qu’en apparence, mais il vénère bel et bien une divinité et cette divinité est tout bonnement Satan, qu’il ne célèbre pas par des prières, mais par le sang et l’anarchie. » La verve de Summers était telle que le public finit par le surnommer le « chasseur de sorcières », ce qui lui causait un vif plaisir. Toutefois, tout le monde ne le prenait pas au sérieux.

Tout au long de sa vie, Summers fut lui-même suspecté de satanisme, d’occultisme et de se livrer à des pratiques douteuses. Un frère Dominicain qui l’avait approché le décrivait comme « un brave homme dont la fascination romantique de sa jeunesse pour le Diable l’avait attiré dans des parages troubles et obscurs. » Sans doute Summers cherchait-il à se faire pardonner certaines frasques de son jeune temps, mais cela ne suffit pas à éteindre lesaccusations. Ainsi, une rumeur persistante prétendait que dans les années trente, Summers aurait été interdit de communion par les frères noirs du prieuré d’Oxford parce qu’il aurait lui-même participé à des messes noires.

Sewell évacue cette rumeur et nie en tout point que Summers se soit mêlé d’occultisme. À l’inverse, Timothy d’Arch Smith, dans sa biographie d’Aleister Crowley, Les Livres de la Bête (1991), affirme que Summers participa à une messe noire en 1913, le lendemain de Noël, à Eton Road, où il aurait invité Anatole James. Anatole James, alors agnostique, y aurait participé avec une certaine tiédeur, tout en comprenant très bien de quoi il retournait. Seules trois personnes auraient été présentes : Summers, Anatole et un jeune homme du nom de Sullivan.

Que l’anecdote soit authentique ou non, nous savons que Summers fréquentait Crowley dans les années vingt et qu’il lui donna des recommandations sur la concoction d’un parfum expérimental aux vertus sexuelles : Ça. Vers l’été 1940, Summers se rendait régulièrement chez Crowley, dans sa demeure de Richmond et ils discutaient toute la nuit. Selon Lawrence Sutin, Lance Sieveking avait été très surpris que Crowley lui parle de Summers avec affection : il les croyait ennemis jurés.

Clairement, il existait un fossé entre l’image publique de Summers et sa vie privée, ce qui soulève la question : laquelle des rumeurs  est-elle vraie ? On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment et lorsque des journalistes le questionnaient, Summers bottait en touche avec ironie, sans se départir de sa superbe. Selon Sewell, cet aura noire provient de son côté manipulateur : « Summers était un comédien-né et il était capable de jouer un rôle à la perfection, quand cela lui plaisait, y compris celui du méchant. »

D’autres qui le connurent témoignent qu’il avait toujours l’air de porter un masque, de se dissimuler, ce qui correspond à son goût pour le tape-à-l’œil et le théâtre de la Restauration. Sewell émet l’hypothèse que ces poses et cette probable double vie constituaient un mécanisme de défense pour cacher son « inversion sexuelle. » En effet, les accusations de « pédérastie » à son encontre ne manquèrent pas lorsque les critiques épinglèrent sa complaisance à décrire des « orgies répugnantes » ou sa poésie décadente où il revendiquait l’influence du Marquis de Sade. Néanmoins, il n’existe aucune preuve flagrante et tangible de méconduite de sa part. En fait, tout comme sa vie, sa sexualité reste entourée de mystère.

Compte tenu de la diversité de sa production et de son mode de vie tapageur, il est curieux qu’il ait suscité peu d’attention universitaire, alors que ses livres connurent un vif succès. L’Histoire de la Sorcellerie et de la Démonologie a connu soixante éditions avant d’être republiée en 1956 et son essai sur le vampirisme [dans lequel il invente le terme de vampirisme psychique] reste d’actualité et aura sans doute influencé la série à succès de Stephenie Meyer. Laissons le dernier mot sur Summers à son ami John Redwood-Anderson qui le connut à partir de sa conversion au catholicisme et qui nous laisse un portrait suggestif du Summers d’alors.

« À coup sûr, sa conversion n’eut pas de signification spirituelle profonde pour lui… une fois encore, ce n’était qu’une question de rituel ; Rome disposait de la liturgie qui lui convenait, ce qui n’était pas le cas de l’Église anglicane. J’aurais réellement bien aimé savoir ce qui motivait son changement d’orientation religieuse ; la seule impression nette qu’il me donnait était celle d’un acteur qui aurait trouvé un costume plus adéquat pour jouer son rôle, ou pis encore, d’un magicien qui avait enfin trouvé une forme de magie plus efficace et plus puissante. »

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