Ill. : Le Combat de Jacob avec l’Ange (1893) par
Maurice Denis.Pris sur Academia.edu. L’attrait du savoir interdit :
la tentation sabbataïste (2) chez les rabbins traditionnels lors du
tournant frankiste de 1756-1761, par Maoz Kahana, traduction de
l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.
Je
vous le dirai face-à-face : comment une telle chose se peut-elle ?
Comment des paroles de vérité au sein du mensonge ? le sage doit manger la
pulpe et rejeter l’écorce comme Rabbi Meir le fit avec les enseignements
d’Ah’er — Moshe Haim
Luzzatto.
*
Yesh manhilin, fut composé entre 1758 et 1761, soit au pic de la
confrontation frankiste. Au début de son testament, Katzenellenbogen rapporte
sa rencontre, alors qu’il était enfant, avec deux mystiques miraculeux, vers
1740-1745, quand il séjournait à Fürth, avec son père.
« Béni-soit-il, le très Saint homme dont la
foi se trouvait dans les secrets de la Loi, lui que les pieux hassidim
approchaient afin de puiser les eaux vivantes de son puits de sagesse
kabbalistique… Mon père, mon maître, professeur et rabbi, l’écoutait aussi et
on l’appelait le Sage, le Maître, je veux parler d’Abraham Rovigo, béni soit son
souvenir, que ses mérites nous affermissent pour toujours. L’étudiant qui le
servait n’était autre que notre Maître Rabbi Mordecai de la communauté de Lviv…
« Il s’attachait tellement à sa Loi et à sa
foi [allusion sabbataïste] qu’en
vertu de ses mérites, un Magid céleste lui fut révélé, et c’est ainsi qu’il eut
aussi pour maître Rabbi Abraham Rovigo. Il étudia la sagesse de la kabbale avec
lui, c’est lui qui lui révéla les secrets pour qu’il écrive un livre sur
plusieurs passages du Zohar, un livre dont le titre était Eshel avraham,
d’après le nom du Rabbi [Rovigo] Comme
notre Maître, Rabbi Mordecai, n’était alors pas assez érudit dans les versets
talmudiques, il dut obtenir la connaissance comme un don du ciel pour avoir
servi un si grand homme… il se trouve que je le connais [Abraham Rovigo] depuis mon enfance. Sa stature est celle
d’un ange, son visage est majestueux et chaque Shabbat, il m’accorde sa
bénédiction. »
Il serait difficile
de trouver un meilleur contre-exemple du commentaire de Landau de 1756
concernant « les dilettantes qui
étudient le Zohar et la Kabbale en public » que ce portrait d’Abraham
Rovigo, entouré d’étudiants de Fürth. De même, Landau se plaignait, dans un
autre courrier, de sa génération qui « avait
abandonné les deux talmuds, celui de Babylone et celui de Jérusalem, tous deux professant
Je suis celui qui voit et les portes du paradis me sont ouvertes. »
Or, Mordechaï
Ashkénazi correspond tout à fait à ce profil, pour son œuvre prophétique, Eshel avrabam, dans laquelle il décrit
la révélation du Magid à laquelle il assista : « J’avais mérité de contempler son visage, qui n’était autre que celui de
mon maître et professeur Rabbi Rovigo et dont il ne se distinguait que par ses
vêtements blancs comme neige, et par sa barbe de laine immaculée. »
Ailleurs, Mordecai décrit le messager céleste comme une émanation de Rovigo en
personne, « il n’était autre qu’une
étincelle du rabbi avec qui j’étudie la nuit, ils ne faisaient qu’un. »
Abraham Rovigo et
Mordecai Ashkénazi n’étaient pas deux kabbalistes ordinaires. On sait
l’importance du compagnonnage à deux dans la propagation des enseignements
sabbataïstes du début du dix-huitième siècle. D’où la question : lorsque
Katzenellenbogen immortalisa ces deux rabbins avec affection dans son testament
d’automne 1758, était-il au courant de la « foi » qui les
animait ? Une réponse à la question se trouve dans un autre volume de son
journal intime. La bibliothèque de Katzenellenbogen comprend entre autres
œuvres kabbalistiques un manuscrit intitulé Shulhan
arukh de l’Ari, conservé lui
aussi à la bibliothèque bodléienne d’Oxford. Si nous le feuilletons, nous y
découvrons une dissertation d’environ quinze pages qui renferme ces
lignes : « rectification
pénitentielles, tikoune teshuva, envoyées de Gaza, instituées par notre très
digne professeur, Rabbi Nathan le Prophète Ashkénazi. »
Katzenellenbogen conserva
ce manuscrit et ses recommandations dans sa bibliothèque privée pendant de
nombreuses années, depuis sa jeunesse à Fürth. Un jour d’été 1756, il ajouta un
commentaire dans lequel il identifiait le copiste du manuscrit originel qu’il
avait apporté avec lui depuis Fürth : il n’était autre que Abraham Rovigo.
Ni la référence à Nathan de Gaza, ni l’affiliation de Rovigo au sabbataïsme ne
poussèrent Katzenellenbogen à brûler ce document, encore moins à le retirer de
ses collections. Quant à l’affiliation de Rovigo au sabbataïsme, elle ne lui
ôta en rien l’admiration qui lui vouait. En 1758, il le décrivait encore comme
un « très saint homme »,
soit plus de deux ans après le déclenchement des troubles frankistes en
Podolie.
L’estime de
Katzenellenbogen pour Rovigo provient de son attrait pour la mystique. Tout
comme Mordecai Ashkénazi, le jeune Katzenellenbogen avait vu Rovigo en rêve,
dans lequel il commentait un verset biblique qui l’informait de la vérité
ésotérique de son nom. Même dans ses écrits sur la « rectification »
sabbataïste, près de cinquante ans après cette vision, Katzenellenbogen
continua à réciter ce verset quotidiennement : « Car j’ai mérité devant le ciel qu’il se montre à moi et je le sais de
sa bouche très pure et très sainte. » D’où la question d’une
éventuelle duplicité de Katzenellenbogen : était-il un rabbin distingué,
au service de sa communauté ou un crypto-sabbataïste.
Assez étonnamment,
de telles pensées virent à Katzenellenbogen lui-même. Le 17 novembre 1758, plus
ou moins deux ans et demi après son premier commentaire, il ajouta un autre
pour se laver de toute accusation. « J’ai
fait remarquer dans ce livre qu’il [Rovigo] qualifie Nathan de Gaza un juste et vrai prophète… le même homme qui
professait de fausses doctrines sur Sabbataï Tsevi, que son nom soit effacé, et
qui causa un grand scandale. Que nul ne me suspecte, Dieu m’en préserve, d’être
l’un d’entre eux, sur la foi de mon père, notre saint professeur, que sa
mémoire soit bénie, qu’il vive éternellement. Cependant, nous ne devons pas
critiquer le Lion, craignant-Dieu, homme pieux ; il ne faut pas s’étonner
qu’il ait écrit de telles choses, car en ces jours de l’année 1666, de
nombreuses communautés d’Israël croyaient en ces choses étranges, mais leur
erreur a depuis été révélée et il ne sert d’en dire plus. »
Le malaise du
collectionneur de manuscrits sabbataïstes est patente. Katzenellenbogen a
griffonné quelques mots à côté de ses précédentes louanges de Nathan de Gaza,
sur la première page de ses recommandations pénitentielles, tout comme il
ajouta les mêmes réserves sur la page de fin. La date de ces ajouts est
révélatrice : automne 1758. Les excommunications des sabbataïstes en 1725
n’eurent apparemment aucun effet sur Katzenellenbogen, ni celles de 1756 à
Brody, ou celle prise par le Conseil des Quatre pays de Konstantynow, pas plus
que la missive enflammée de Landau, la même année. Apparemment, les événements
des deux années suivantes eurent plus d’influence. Le débat public entre les
sabbataïstes et les rabbins de Kaminiec-Podolsk, sous la gouverne des prêtres,
puis le triomphe des frankistes et leur autodafé du Talmud en 1757, fut suivi
de la « lettre de fer » d’Auguste III, roi de Pologne, dans laquelle
le roi accordait sa protection à Frank jusqu’à son retour en Pologne, à
l’automne 1758, soit à l’époque où Katzenellenbogen procède à ses annotations.
Si Katzenellenbogen
manifeste des réserves sur Nathan de Gaza, le traitant de faux prophète, il
conserve néanmoins ses « rectifications pénitentielles » et son
affection pour Rovigo, tout en plaidant le changement d’époque et de mentalité.
Malgré ses réserves, il ne livre donc pas les recommandations de Nathan au feu.
En fait, à l’instar de nombreux juifs de Podolie, il considérait toujours les
écrits de Nathan comme des « Saintes Écritures » tout en niant en
public être un sabbataïste. Les quatre commentaires de Katzenellenbogen qu’il a
griffonnés au dos des pénitences de Nathan de Gaza manifestent une attitude
dialectique par rapport au sabbataïsme et à sa production littéraire.
D’autre part, ses
autres écrits publics de ces années-là suggèrent qu’il revint sur certains de
ses jugements à la lumière des événements. Au cours de l’hiver 1761, près de
trois ans après avoir commencé son testament, il avait noirci cent cinquante
pages auxquelles, selon sa manière, il cherchait une conclusion positive en
évoquant la rédemption tant attendue. À ce stade, plus d’un an après les
premières conversions frankistes (septembre 1759) ses remords apparaissent dans
les derniers paragraphes.
« Selon le Tosafot, même Samuel dit que la
seule différence entre ce monde et les jours du Messie sera l’assujettissement
des nations est d’accord pour affirmer que nous retrouverons la possession
du temple, qu’il soit vite rebâti, dans les jours du Messie, dans nos jours,
avec l’aide de Dieu. Et que ferons-nous de ceux qui croient en Sabbataï Tsevi
et qui prétendent que ce jour a déjà eu lieu, que leurs noms soient
effacés ? Car si c’est le cas, où est le Temple dans toute sa
gloire ? Et Jérusalem, notre cité sainte ? Par la faute de nos
péchés, notre splendeur nous a été ôtée. »
Même selon
l’interprétation la plus minimaliste du Talmud et de ses commentaires, il ne
peut donc y avoir rédemption sans reconstruction du Temple. Telles étaient donc
ses idées au cours de l’hiver 1761, plus ou moins un an après les conversions
frankistes, dont un bon nombre provenait de Pidhaïtsi, la ville où son père
avait été rabbin, il y a si longtemps. Sous cette amertume, on ressent encore
son approche traditionnelle, le sabbataïsme est une erreur qui peut être
corrigée par l’argumentation talmudique et l’éloge de Rovigo et de son
secrétaire Isaac Zakendorf, qui recopia les écrits de Nathan, figure toujours
dans le manuscrit.
Apprendre la loi par « Aher »
Un extrait du
troisième tome des écrits de Katzenellenbogen nous aidera à comprendre sa
position complexe envers l’hérésie dont il assista aux différentes
manifestations depuis sa jeunesse jusqu’à un âge avancé. Revenons à l’automne
1756, quelques mois avant l’excommunication de Brody et Konstantynow. Avec sa
précision dataire habituelle, Katzenellenbogen décrit ouvertement dans un de
ses carnets les différentes étapes de son doute pendant une douzaine d’années
où il lut l’Or Yisra’el, un traité
qui incorporait clairement des schèmes sabbataïstes.
« Lorsque j’officiais dans la communauté de
Markbreit [entre l’été 1772 et l’été 1750, avant son départ à Boskowitz] un livre intitulé Or Yisra’el entra en ma
possession. Je m’aperçus que cet homme [R Israël Jaffe (1640-1702)] était un grand kabbaliste et son livre
m’apprit des merveilles, je l’étudiai littéralement chaque jour. Mais lorsque
je compris qu’il était un fidèle de Sabbataï Tsevi, je réalisai que d’était une
mitsvah d’abandonner l’étude de ce livre pour éviter de tomber dans l’erreur,
Dieu m’en préserve. D’autre part, tout comme je serai récompensé si je
l’expurge, je serai remercié si je cesse de le lire.
« Subséquemment,
toutefois, j’en vins à me dire : pourquoi devrais-je m’abstenir de le
lire ? Il contient tant d’explications, d’élucidations kabbalistiques et
zohariques, il éclaire les paroles de notre Saint Ari, béni soit-il, lui dont
les enseignements sont si profonds, si touchants et de bon goût. Si ce livre
contient des erreurs concernant la foi, je ferai en sorte de ne pas le suivre,
tout comme R. Meir apprit la Loi par Aher en mangeant la pulpe des mots et en
rejetant l’écorce. Je ne voulais pas m’éloigner de ce livre, mais je ne savais
que faire. Je ne voulais plus le lire
aussi régulièrement qu’avant, mais de temps à autre.
« Il en fut ainsi, jusqu’au moment où une
certaine personne m’apparut en rêve et me salua en me souhaitant la paix et je
lui répondis de même. Je lui demandai qui il était et il me répondit : je
suis Élie le prophète. Entre
autres choses, il me recommanda d’étudier le livre d’Or Yisra’el, et de le louer. À
mon réveil, je me sentais très perplexe et je me dis : qui suis-je pour
que le Prophète Elie se révèle à moi ? Ce rêve doit être un faux message,
sans intérêt, que des forces trompeuses et destructrices m’ont envoyé pour
m’induire en erreur.
« Après cet incident, qui se déroula vers 5483
[1723] je refusai de poser la main sur ce
livre, et ne le repris que le neuf d’Av, et me fiai à la Halakka qui ne peut
tromper, et cela une ou deux fois par an. Plusieurs années passèrent au cours
desquelles je ne lui jetai même plus un œil. Pour tout ceci, je loue et
remercie le Tout-Puissant, béni soit-il et béni soit son nom pour m’avoir
inspiré cette abstention.
« Cependant, au cours de l’été précédent
[1756], je suis revenu à ce traité, car
il fut composé par un grand et bien-aimé kabbaliste, dont chaque parole est de
bon goût, mesurée et intelligente et s’il était dans l’erreur, me suis-je dit,
à présent que j’arrive à un grand âge, que Dieu me vienne en aide et qu’il
m’assiste en m’enseignant la vérité et jusqu’au jour de ma mort, qu’il me guide
sur la voie droite par la vérité de son nom, Amen, ainsi soit-il. »
Cet extrait
remarquable nous expose clairement les tribulations spirituelles de
Katzenellenbogen ou comment son rejet du sabbataïsme se heurte à sa juste
compréhension des mérites du livre et du plaisir qu’il éprouve à le lire. L’expression
« apprendre la Loi d’Aher »
est une allusion à Rabbi Meir qui apprit la Torah du Tannaïm hérétique Elisha
ben Abouya, connu sous le nom d’Aher, l’Autre.
Mais son propos
conserve une certaine ambiguïté : même une révélation d’Élie en faveur du
livre lui inspire une prise de distance provisoire. Ce point est
remarquable : Katzenellenbogen avait accepté les rectifications de Nathan
de Gaza mais il doutait à présent d’une révélation d’Élie. Probablement
l’association habituelle à l’époque entre prophétie et sabbataïsme lui
dicta-t-elle sa méfiance envers ce songe. Cet Élie qui lui apparaît pourrait
être un « leurre de l’autre côté », de Satan. Vers la même époque,
Rabbi Isaiah Bassan éprouvait les mêmes doutes à l’égard du Magid d’outre-monde
qui avait visité son étudiant Moses Hayyim Luzzato, suspecté lui aussi de
sabbataïsme. Le Gaon de Vilna exprimait un doute semblable lorsqu’il déclarait
« qu’avec l’accroissement des
délinquants sabbataïstes, il était désormais impossible que toutes les paroles
d’un magid, y compris les plus saintes, ne contiennent d’impuretés. »
Or, nous savons
que, dans sa jeunesse, un tel Maguid apparut à Katzenellenbogen en la personne
de Rovigo. D’autre part, il nous dit avoir cédé à la tentation un jour très
précis : le neuf Av, le jour où l’étude de la Torah est interdite [au
neuvième jour du mois d’Av, les deux Temples furent détruits], une
commémoration que le sabbataïsme prétendait annuler [ou inverser en jour de
fête] Ces efforts tortueux pour clarifier son attitude par rapport au livre
interdit ne s’arrêtent pas là.
C’est seulement
vers la fin des années 1750, sous la protection divine du grand âge que
Katzenellenbogen se sentit à nouveau livre de consulter son « livre
adoré » autant qu’il le voulait. Cette réconciliation se produisit vers la
fin de l’été 1756 en plein tumulte frankiste ; quelques mois plus tôt,
Katzenellenbogen avait reçu la missive de Landau qui l’avertissait de la recrudescence
d’hérésie et de la nécessité de dresser une barrière contre toute étude
kabbalistique. Au cours des trois dernières années de sa vie, Katzenellenbogen
penchait dans une tout autre direction.
Pourtant, il
n’adhérait pas pleinement au sabbataïsme, mais ses objections quant à cette
hérésie étaient limitées. Si « le grand scandale qui fait trébucher »
avait causé du mal aux Juifs, il ne le percevait pas entièrement de manière
négative. La tradition juive manquait de terminologie technique et d’expérience
historique pour définir une hérésie et ce qu’il convenait de faire.
Katzenellenbogen plaidait pour un rejet de certains tropes sabbataïstes, sans
pour autant renoncer à toute leur production. En fait, la correspondance entre
Landau et Katzenellenbogen présente un fort contraste, surtout à partir de
1756. Lorsque le responsable du consistoire de Prague tentait de fixer une
claire ligne de démarcation entre l’orthodoxie, « l’intégralité des
membres d’Israël » (shelume emune
Yisra’el) et le sabbataïsme ou la kabbale, le vénérable rabbin de Boskowitz
refusait d’admettre l’existence de tels principes de ségrégation.
Dans l’échange
entre ces deux descendants de prestigieuses lignées ashkénazes, le plus radical
est celui de Prague. Les rabbins plus âgés se montraient soucieux de moduler
leur approche dans un souci de continuité culturelle et pour eux, le Zohar et
son interprétation, les écrits d’Ari Louria étaient des disciplines très
appréciées qui ne pouvaient être rayées d’un trait, quelles que fussent les erreurs
qui s’y trouvaient et qui avaient corrompu les sources. Selon ce point de vue,
la verve polémique et agressive de Landau concernant « notre tradition,
son véritable savoir, depuis Moïse jusqu’à aujourd’hui », le tout sur fond
d’anti-hassidisme, apparaissait comme une révolution et une tentative
d’instaurer une nouvelle tradition.
À Prague, Landau
passa près de quarante ans de sa vie ; il y vécut dans une certaine
tension avec les familles sabbataïstes qui jouaient un rôle important dans la
communauté et il semble que l’impossibilité d’établir une claire séparation
doctrinale dans la réalité quotidienne ait trouvé un exutoire dans sa
production littéraire.
« Des paroles de vérité au sein du
mensonge »
J’ai tenté
d’établir, étape par étape, les réactions respectives et parallèles de ces deux
correspondants aux événements de leur siècle, auxquels ils assistèrent à
distance, depuis leur province de Bohême et de Moravie.
Cet examen limité a
d’autres implications compte tenu de la conceptualisation et de l’exclusion de
la doctrine sabbataïste dans la seconde moitié du dix-huitième siècle et
au-delà. La séparation sans univoque du pur et de l’impur, associée à une
dialectique de la révélation et de la démystification était un discours typique
d’Emden qui y recourt d’une façon obsessionnelle. Cette mentalité d’inquisiteur
ne concordait pas avec celle de ses contemporains qui évoluaient dans une
réalité plus incertaine et mouvante, dans laquelle des homélies sabbataïstes
figuraient parmi des sources kabbalistiques légitimes. Au contraire de Jacob
Emden, Landau et Katzenellenbogen avaient bien conscience qu’ils avaient
affaire à un corpus qui résistait à toute forme de censure.
La différence entre
les deux est que Landau cherchait à nier cette dangereuse totalité, de la
contourner intégralement en frayant une nouvelle voie et en pratiquant des
coupes sombres à travers les textes kabbalistiques alors que Katzenellenbogen,
plus âgé, se refusait à de telles extrémités qui lui auraient aliéné une
littérature à laquelle il tenait, tout comme de nombreux contemporains, y
compris les textes sabbataïstes. Malgré ses scrupules et torsions d’âme, il
continua à lire Or Yisra’el dans sa
bibliothèque privée et cela alors même que les excommunications pleuvaient sur
les frankistes.
Cette fidélité de
lecture ne prouve pourtant pas une inclination déterminante vers le
sabbataïsme, ni une recherche d’excentricité. Selon moi, ses doutes et débats
personnels étaient le lot d’une grande part du rabbinat traditionnel et de leur
conscience de l’étendue du sabbataïsme à travers les siècles. Mes recherches et
prises de notes sur les manuscrits oubliés de Katzenellenbogen m’ont permis de
comprendre l’attirance exercée par la littérature sabbataïste sur les érudits
rabbiniques, une attraction qui s’exerçait aussi bien chez les hassidim, que
les mitnagdim, chez les Ashkénazes
comme chez les Séfarades.
On retrouve là
cette continuité culturelle décrite par Katzenellenbogen, cette volonté de se
confronter au « scandale qui fait trébucher » caractéristique de
l’époque. Considéré comme une erreur, le sabbataïsme n’en fut pas moins central
dans la littérature juive et le judaïsme et son étude s’avéra d’autant plus nécessaire,
ce qui entraîna des interactions étonnantes, comme la « rectification de
l’esprit », lorsque le Baal Shem Tov « se réunit d’âme à âme,
d’esprit à esprit, d’essence à essence » avec Sabbataï Tsevi.
Ceci explique en
partie, je pense, l’attrait de la littérature sabbataïstes chez les
contemporains comme R. Luzzato, R. Azulai, R. Naham de Bratslav ou R. Menachem
Mendel de Chkolw, disciple du Gaon de Vilna. Si une partie du corpus
sabbataïste fut expurgé, à la suite de la conversion frankiste de 1759, des
textes subsistèrent et exercèrent leur influence sur le long terme,
paradoxalement et souterrainement, comme c’est souvent le cas des « livres
interdits. » On peut aussi y voir une caractéristique de la modernité et
de la naissance de l’individu, aux identités et aux appartenances plus
complexes, qui se superposent parfois de manière contradictoire et plus
secrète.
Mais pour ce qui
nous concerne, la tradition la plus pertinente qui explique ce phénomène est le
judaïsme et son sens de l’intériorité. C’est dans cette tradition que
Katzenellenbogen puisait pour conceptualiser son rapport avec les textes
interdits, celle du Tanna Rabbi Meir qui parvint à apprendre la Loi d’Élisha
ben Abouya alors même que ce dernier était devenu un hérétique : « il
mangea la pulpe et rejeta l’écorce. »
Apprendre de la Loi, comme d’un Autre.
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