Source :
Machines insurrectionnelles, une théorie post-biologique du vivant, traité
d’éthologie philosophique t.1 par Dominique Lestel, éditions Fayard.
L’enquête d’Elisabeth Alexandre sur les poupées
sexuelles hyperréalistes révèle que ces poupées qui n’ont ni autonomie ni
mouvement sont autant des « amies » que des jouets sexuels. Il en
résulte quelque chose d’éminemment troublant.
Des hommes sensibles achètent des objets fantasmatiques
et réussissent ainsi à améliorer de façon significative leur vie émotionnelle
et sexuelle. Des artefacts somme toute rudimentaire, des poupées inertes et non
des robots interactifs. Les descriptions journalistiques minutieuses de
l’ouvrage attirent l’attention sur un point fondamental : la place
qu’occupent ces poupées dans la vie des hommes qui les ont achetées repose à la
fois sur une organisation maniaque et matérielle de la vie quotidienne
apparemment la plus insignifiante, sur des exerces de l’imagination qu’on
trouve exposé chez des théoriciens de la vie spirituelle comme Ignace de Loyola
ou Pascal, l’une des grandes idées de ce dernier étant qu’une pratique des
rituels de la foi, en particulier de la prière sans foi, finit par conduire à
la foi, et des pratiques auto-hypnotiques qui reposent sur un engagement
affectif intense.
Quatre mois séparent l’achat d’une poupée Real Doll de
sa livraison. Il en résulte une mise en condition basée sur le mélange qu’on
sait explosif entre l’attente et le désir. Le journaliste donne en passant
quelques informations intrigantes dont je ne sais trop quoi faire : par
exemple que les poupées noires n’ont aucun succès ou que les homosexuels ne s’y
intéressent quasiment pas. Les deux auteurs savent que ce sont des poupées et
elles en désapprouvent l’usage, mais l’illusion est chaque fois renouvelée
quand elles en voient une : ces poupées constituent des pièges émotionnels
extrêmement forts et elles déclenchent facilement des réactions morales. De
telles réactions expriment de façon éloquente la puissance des sens sur les
résistances de l’intellect.
Ces poupées sont loin d’être de simples sex toys, et c’est ce qui les rend si
troublantes. Tout outrage qu’elles subissent apparaît ainsi insupportable à la
majorité des propriétaires. L’un d’eux dit : je sais que ce sont des
objets inanimés, mais elles ont de la personnalité. Emotionnellement, il les
ressent comme des personnes vivantes. Le point important est qu’on n’erre pas
dans l’illusion ou le simulacre, mais qu’on évolue dans l’animation de la
matière. L’un des hommes concernés se demande pourquoi il est plus dément de
prêter des sentiments à une poupée qui ressemble à un humain plutôt qu’à un
chien… La remarque est tellement juste qu’elle en devient gênante.
Le rapport au chien est une construction fantasmatique,
mais c’est quand même un animal. Les journalistes s’offusquent que des hommes
préfèrent une poupée à un chat sans se demander si la demande vis-à-vis du chat
n’est en fin de compte pas la même que celle vis-à-vis d’une poupée, avec une
dimension sexuelle que n’a en général pas le chat. L’émotion est mise en scène
avec ces poupées, plus qu’un statut plus ou moins théorique de ce qui est
vivant ou non. On peut concevoir un vivant qui s’exprime par l’affect de
référence plutôt que par d’autres caractéristiques.
L’émotion n’est pas une caractéristique qui s’ajoute au
vivant, mais une propriété constitutive du vivant, et, dans certains cas, de
façon très forte. L’intérêt d’une poupée, dit un autre propriétaire de poupées,
c’est qu’elle ne peut pas s’enfuir. Beaucoup de ces hommes prennent leurs
poupées en photo et en divulguent le résultat sur les réseaux sociaux. Ils
élaborent souvent des mises en scène complexes et ridiculement convenues avant
de mes montrer aux autres. La poupée acquiert une existence à travers des mises
en scène des symptômes de l’existence… On peut se moquer. Ce serait déplacé.
Un certain nombre de femmes qui sentent ces poupées
comme des rivales qui mobilisent richesse et énergie des hommes ne s’y trompent
pas. Elles se sentent en compétition et elles n’ont pas forcément tort. Dans
les années à venir, il n’est pas impossible que seuls les hommes allergiques au
silicone et aux objets sexuels se reproduisent. Les poupées ne meurent pas,
sauf que, là encore, ce n’est pas si simple.
Nombre de propriétaire enterrent leur poupée hors d’usage et aucun ne les jette à la poubelle. Pas un ne s’interroge sur le fait qu’il y a de nombreux autres hommes qui ont exactement la même poupée, peut-être parce qu’aucune n’est la même car chacune d’elle, engagée dans des mises en scène de vie partagée, en devient finalement unique.
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