Source :
Les Hommes de la clarté lunaire par Vassili Rozanov, éditions de L’Âge d’homme,
collection Classiques slaves, textes réunis, traduits du russe et présentés par
Gérard Conio.
J’aime collectionner les « faits divers » et
l’un de mes bons amis connaissant ma passion pour les histoires rares et
extraordinaires m’envoya il y a deux ans une coupure de journal de Kazan. Dans
cette coupure, il était question d’un jeune homme cultivé qui, « s’étant
adonné avec passion aux réflexions religieuses », avait vu une fois
Jésus-Christ en rêve. Envahi d’un enthousiasme indescriptible, le jeune homme
demanda, toujours en rêve : « Seigneur, qu’est-ce que je pourrais Te
donner ? » Donne-moi tes yeux, répondit le Christ. La vision
disparut, le jeune homme se réveilla. Il alluma une bougie et appliqua l’un de
ses yeux contre la flamme. Son œil coula. Le jeune homme fut retrouvé
ensanglanté, mais vivant, et il raconta ce qu’il avait vu et fait.
On peut, bien sûr, estimer qu’il s’agit d’un égarement
personnel et unique et passer outre, mais voilà quelque chose qui concerne la
psychologie des foules.
Le tribunal de la région d’Odessa a réclamé au
séminaire d’Odessa par l’intermédiaire du consistoire, les pièces à conviction
et les documents trouvés lors de fouilles dans les marais de Ternovka où, comme
on sait, quelques Vieux Croyants fanatiques ont été enterrés vivants par Fiodor
Kovaliov et son assistante, la nonne Vitalia. Parmi ces documents, il en est
qui attirent plus particulièrement l’attention : une foule d’icônes de
Vieux Croyants en métal représentant la Vierge Marie et les Saints. Il y a
aussi un iconostase à cinq panneaux, quelques kamilavki, des soutanes, et de
nombreux livres anciens, comme, par exemple, Prologue, Vies de Saints, un
missel, un psautier avec des commentaires, le Code du Tsar Alexis
Mikhailovitch, un cilice en fer, etc.
Il convient de remarquer que tous ces « livres
anciens » n’ont été anciens que depuis deux cents ans seulement et qu’ils
ont été considérés comme « nouveaux » et comme actuels pendant six
cents ans [entre la conversion au christianisme de la Russie, jusqu’au schisme
du Raskol au dix-septième siècle] et que cela signifie que dans la psychologie
des foule, nous nous trouvons devant un état d’esprit qui a, semblerait-il,
ressuscité, mais qui, en réalité, n’est jamais mort pour autant, car il a eu
six cents ans d’existence, seulement recouverts par une pellicule de deux cents
ans de « modernité. »
J’ai chez moi les trois volumes d’une édition superbe
de L’Antiquité russe dans les monuments artistiques établie par le comte L. T.
Tolstoï et N. P. Kondakov. Et un beau jour, il m’est arrivé, en feuilletant cet
ouvrage, de tomber sur la page 135 du livre VI : Les Monuments de
Vladimir, de Novgorod et de Pskov, où sur l’illustration 159 sont représentées
les fresques de l’église de Spaso-Néréditskaïa, construite par Iaroslav le
Sage. Les fresques sont d’époque mais l’église est interdite au public pour
cause de vétusté. Les fresques représentent quatre personnages : saint
Grégoire, Basile, Iévanos, le quatrième n’est pas nommé et je n’ai jamais
réussi à déchiffrer son nom. Qu’est-ce qui me pousse à revenir à cette peinture
ancienne ? Des ténèbres aussi épaisses, une tristesse indicible, une force
de réprobation, de condamnation illimitée envers tout, envers le monde, envers
soi-même et que je n’ai jamais rencontrée nulle part ailleurs, même chez les
Prophètes d’Israël.
Pour ces quatre personnages, il n’y a pas de pardon. Ils savent qu’ils ne seront jamais pardonnés et une tristesse sans remède, sans issue, s’est emparée de leur cœur, jusqu’au plus profond de leur moi. Tous seront frappés par le malheur, mais moi le premier. C’est la panique. Une panique contagieuse, une panique mystique. Tous sont épouvantés et ils courent tous. Devant quoi ? Devant qui ? C’est une question inutile, à laquelle il est inutile d’espérer une réponse, mais un fil incontestable et ininterrompu relie ces quatre fresques aux fanatiques enterrés dans les marais d’Azov et au jeune homme de Kazan.
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