Pris sur Academia.edu. Le Juif caché de Jérusalem (1)
: la légende du Juif errant dans les récits de pèlerinages médiévaux et à l’aube de la modernité par Iris Shagrir, traduction de l’anglais par
Nedotykomka, no copyright infringement intended.
La littérature
populaire et académique sur le personnage légendaire et diasporique du juif
errant est vaste mais en général, elle s’intéresse peu au contexte de
Jérusalem, son pays d’origine. Plusieurs compte rendus du Moyen Âge tardif,
entre le quatorzième et le dix-septième siècle, rapportent une rencontre de
voyageurs occidentaux avec le Juif errant à Jérusalem, ce qui nous pose la
question de leur signification symbolique quant à la dispersion des Juifs. Ces
récits pourraient éclairer d’un nouveau jour la perception et le rôle de ce
personnage dans l’imaginaire postmédiéval ainsi que sur les variations de sa
perception par les pèlerins d’avant la modernité.
Selon l’historienne
Suzanne Akbari : « Jérusalem représente l’omphalos de l’univers, le lieu
de résurrection du Christ où se produiront les événements des derniers jours et,
pourtant, dans l’imaginaire médiéval, Jérusalem ne correspond pas à un lieu
juif. » Mais le Juif errant, lui, y résidait toujours… personnage intercalaire,
ni vivant, ni mort, symbole de la violence des Juifs envers le Christ,
considéré avec effroi et horreur. Au contraire de son homologue européen, le
Juif errant de Jérusalem est une figure statique, éternelle, coincé entre deux
mondes, dans sa demeure souterraine où il attend la parousie : un fossile
vivant, dissimulé aux regards depuis la mort du Christ et que seuls les élus
sont autorisés à contempler, par leur mérite, leur grade, leur richesse.
Cet article explore
cette présence énigmatique ; si le fonds documentaire provient essentiellement
de récits de pèlerins mameluks et des débuts de l’Empire Ottoman, je
présenterai également de nouvelles preuves de son existence antérieure dans
l’imaginaire latin, depuis le douzième siècle au moins. D’autre part, la preuve
la plus ancienne semble remonter aux croisades en « Outremer » et aux
États latins d’Orient ; dans la cartographie chrétienne, Jérusalem est un
toponyme chargé d’un symbolisme paradoxal de la présence et de l’absence, de la
dissimulation et de la révélation.
Par l’examen des
sources qui évoquent la rencontre entre les pèlerins occidentaux et le Juif
errant à Jérusalem, j’établirai un résumé de la légende. Ensuite, j’examinerai
la portée des textes et leur environnement de production. Ainsi, je porterai
mon attention sur plusieurs thèmes concernant les implantations chrétiennes à
Jérusalem, les récits de pèlerins, les descriptions de pèlerinages, la
conception de l’anatomie juive et les interactions entre le passé et le présent
de la ville.
La légende du juif errant.
Selon la légende,
Jésus en route vers le calvaire aurait rencontré un juif anonyme ; Jésus
marque un arrêt sur le pas de sa porte, mais le Juif le repousse
impitoyablement : « Marche plus vite… », à quoi Jésus
répond : « Je continuerai et tu marcheras jusqu’à mon retour. »
La Seconde venue
est ainsi annoncée comme un événement précis mais repoussé à un délai indéfini.
Dans un premier temps, l’histoire circule sous forme orale, dans l’espace
oriental de la Méditerranée ; ses premières traces écrites datent de la
fin du sixième siècle. Les deux éléments essentiels, l’offense à Jésus et la
promesse de la Seconde venue, se retrouvent dans certains versets bibliques. À
une date indéterminée, le juif anonyme fut identifié à Malchus, le serviteur du
Grand Prêtre Caïphe, dont le péché et le châtiment sont relatés dans l’Évangile
de Jean 18 :10-24. L’Évangile cite un soldat anonyme du Grand Prêtre qui
frappe Jésus durant son interrogatoire.
« Le Grand Prêtre interrogea Jésus sur ses
disciples et sur son enseignement. Jésus lui répondit : — Moi j’ai parlé
au monde ouvertement, j’ai toujours enseigné à la synagogue et dans le Temple,
là où tous les Juifs se réunissent, et je n’ai jamais parlé en cachette.
Pourquoi m’interroges-tu ? Ce que je leur ai dit, demande-le à ceux qui
m’ont entendu. Eux savent ce que j’ai dit. À ces mots, un des gardes, qui était
à côté de Jésus, lui donna une gifle en disant : — C’est ainsi que tu
réponds au Grand Prêtre. Jésus lui répliqua : — Si j’ai mal parlé, montre
ce que j’ai dit de mal ? Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me
frappes-tu ? Hanne l’envoya, toujours ligoté, au Grand Prêtre Caïphe. »
Le verset précédent
rapporte le châtiment du garde : « Simon-Pierre avait une épée : il la tira, frappa le serviteur du Grand
Prêtre et lui coupa l’oreille droite. Le nom de ce serviteur était Malchus. »
Bien que Malchus ne soit pas explicitement décrit comme Juif, la tradition
l’assimile au Juif de la légende orale ; il apparaît comme un homme brutal
dans la Chanson de Geste. Quant aux
versets ci-dessus, ils sont souvent associés au propos de Jésus à propos de sa
Seconde venue dans Matthieu 16 :27-28 : « Le Fils de l’Homme viendra dans la gloire de son Père, avec ses anges,
et alors, il donnera à chacun ce que lui auront valu ses actes. Amen, je vous
l’assure, plusieurs de ceux qui sont ici ne mourront pas avant d’avoir vu le
Fils de l’homme venir comme roi »
Mais sa venue est
aussi annoncée en Jean 12 :20-21 : « Pierre s’étant retourné, vit venir auprès d’eux le disciple que Jésus
aimait, celui qui, pendant le souper, s’était penché sur la poitrine de Jésus
et avait dit : qui est celui qui te livre ? En le voyant, Pierre dit
à Jésus : Et à celui-ci, Seigneur, que lui arrivera-t-il ? Jésus lui
dit : Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que
t’importe ? Toi, suis-moi. Là-dessus, le bruit courut parmi les frères que
le disciple ne mourrait point. Cependant, Jésus n’avait pas dit à Pierre qu’il
ne mourrait point, mais Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que
t’importe ? C’est ce disciple qui rend témoignage de ces choses et qui les
a écrites et que nous savons que ce témoignage est vrai. »
Ces versets et la
tradition orale furent amalgamés en une légende dont la première occurrence
apparaît sous la plume du moine grec Johannes Moschos, ou Jean Moschus
(550-619), moine syrien qui résida dans des monastères de Jérusalem où il vécut
entre 568 et 578. Moschus fut le professeur et l’ami de Sophrone (560-638) qui
devait devenir patriarche de la ville sainte entre 633 et 638. Moschos est
l’auteur du « Pré spirituel »,
une anthologie d’histoires édifiantes recueillies au cours de ses
pérégrinations, principalement dans le désert de Judée ; l’une de ces
histoires évoque un misérable Éthiopien, en guenilles, qui confesse être celui
qui a frappé Jésus lors de sa Passion et qui fut condamné à pleurer
éternellement, à vivre comme un étranger partout où il se rend. Dans la
symbolique de l’époque, son origine éthiopienne, synonyme de noirceur et de
peau foncée, lui donne un caractère de vice et de péché ; néanmoins, il ne
porte aucun nom et n’est pas Juif.
Avant de nous
tourner vers des occurrences médiévales de l’éternel errant, il nous faut
digresser sur le contexte d’émergence de la légende. L’histoire de Moschos nous
rappelle une autre légende apocryphe du deuxième ou troisième siècle, écrite
pour la première fois par Saint Willibald (700-787) lorsqu’il visita les lieux saints au
début — voici ce que nous apprend la « Vitae
Willibaldi et Wynnebaldi auctore sanctimoniali Heidenheimensis. »
(1887) :
« Devant les portes de la ville s’érigeait une
haute colonne, au sommet de laquelle se tenait la croix comme un signe et un
souvenir de l’endroit où les Juifs avaient tenté d’emporter la dépouille de
Sainte Marie. En effet, lorsque les onze apôtres emmenèrent le corps de Sainte
Marie hors de Jérusalem, les Juifs tentèrent de le dérober alors que les
apôtres franchissaient les portes, mais dès que les Juifs portèrent la main sur
le linceul, ils se figèrent tous, paralysés, incapables de bouger, jusqu’à ce
que par la grâce de Dieu et par les prières des apôtres, ils furent relâchés et
s’en allèrent. »
Ces deux légendes
byzantines, tardives, étrangères au canon, apparaissent au début de l’ère
musulmane jérusalémite et reprennent le topos du sacrilège commis par des
Juifs, punis sur-le-champ. Le corps de Jésus ou celui de Marie sert de
démarcation entre la nouvelle et l’ancienne loi. Comme le souligne Ora Limor
dans sa traduction de la légende (2019), la rédaction de Saint-Willibald
coïncide avec la réapparition d’une communauté juive à Jérusalem après
plusieurs siècles d’absence.
Plusieurs siècles
s’écouleront avant de retrouver l’offenseur de Jésus en Terre Sainte ; à
ma connaissance, son occurrence la plus précoce dans la littérature latine
provient de Burchard de Strasbourg, né aux environs de 1194, ambassadeur de
Frédéric Barberousse auprès de Saladin, vers 1175. Son texte, assez bref, est
célèbre pour sa description du culte marial au monastère de Saidnaya, en Syrie,
à une trentaine de kilomètres de Damas.
« J’ai appris de source sûre que dans ces
contrées au-delà des mers, en Terre Sainte, un homme du nom de Johannes Buddeus
prit part à la passion de notre seigneur Jésus-Christ et qu’il est toujours
vivant depuis, et qu’il devra vivre ainsi jusqu’aux Derniers Jours. »
Néanmoins,
l’identification de ce mystérieux personnage avec le Juif errant échappe à la
plupart des exégètes, la plupart se référent à la Chronique d’Arnold de Lübeck
(1211-1214) et ce n’est qu’en 1851 que le bibliothécaire flamingant Jules de
Saint-Genois établit le rapport. À Hambourg, en 1858, l’éditeur J.C.M. Laurent
publia le texte en mentionnant que « Buddeus » était une mauvaise
orthographe de Judeus. Un autre texte des États latins d’Orient, rédigé par
Philippe de Novara, fournit une référence plus ancienne encore : Philippe de
Novara était un chevalier franc et un juriste du Royaume de Jérusalem, au service
de Jean d’Ibelin, « le vieux seigneur de Beyrouth », fils de Balian.
Dans son monumental traité « Le
livre de forme de plait » (1250-1255) figure le nom étrange de « Bouteadieu » ; dans cette
source essentielle du droit féodal, Philippe de Novara cite les noms des
juristes qu’il a croisés au cours de ses quarante ans de carrière.
Prudemment, il ne
cite que les morts et se promet de parler des promet de développer sur ses
contemporains s’ils vivent assez longtemps. En parlant à la troisième personne,
il déclare : « fait-il bien a
creire, jà n’i eüst il plus d’avantage que de vivre longuement et bien, et
enssi avroit-il passé Jehan Boutdieu. » Cette référence obscure, celle
d’un homme à la longévité exceptionnelle, semblait familière à son public et il
l’avait sans doute puisé dans ses sources françaises ou italiennes, à moins
qu’il ne s’agisse d’une référence plus orientale, de tradition grecque
orthodoxe et qui aurait poursuivi la légende de Johannes Moschos, que les
Croisés français auraient appris après leur conquête de Jérusalem en 1099. La
judéité de ce Jehen Bouteadieu n’est établie nulle part, pas plus que la raison
de sa longévité.
Les écrits de
Burchard de Strasbourg et ceux de Philippe de Novara tendent à prouver la
circulation d’une légende bien ancrée dans les États latins d’Orient, sans
doute propagée par les pèlerins. Le lien avec Jérusalem est patent, mais ce
n’est qu’au quatorzième siècle qu’il devient explicite. Aux alentours du
treizième siècle apparaît la silhouette familière du Juif errant, mais son nom
varie : Johannes Buttadeus — du latin battere/battuere, battre et deus, Dieu —,
Giovanni Bottadio, Zan Butadio, Buttadeao, Caraphilus et enfin, Johannes
Devotus Dio ou Votadio, dévoué à Dieu. En fait, non seulement l’orthographe
varie, mais aussi la signification qui hésite entre le pécheur et
l’aimant-Dieu, ce qui fait écho au verset qui parle du disciple « qui aura
la vie éternelle », qui ne mourra jamais.
Le premier texte
latin concernant le Juif errant apparaît au treizième siècle : une
chronique anonyme de l’abbaye cistercienne de Santa Maria della Ferraria, au
nord de Naples, au sud de l’Italie. Dans une brève entrée de l’annale 1223,
« Ignoti Monachi Cisterciensis S.
Mariae de Ferraria Chronica », rapporte deux événements. Tout d’abord,
un rendez-vous au monastère entre l’Empereur Frédéric II et Jean I de Brienne,
roi de Jérusalem. Ensuite, un témoignage de pèlerins de retour de l’Orient qui
affirment qu’ils ont vu « un certain
Juif en Arménie qui aurait assisté à la Passion du Christ et qui aurait poussé
si méchamment le Seigneur alors qu’il marchait avec sa croix, lui disant :
avance, charlatan, reçois ton dû, à quoi notre Seigneur lui dit : j’irai
et tu m’attendras jusqu’à mon retour. On dit que ce Juif retrouve l’âge de
trente ans tous les siècles et qu’il ne peut mourir jusqu’à ce que le Christ
revienne. »
À l’époque de Frédéric II, le Sud de l’Italie était
une zone de croisement et d’échange avec la Méditerranée et l’Orient ; les
ports bouillonnaient d’activité et de trafics en tous genres. On peut donc
raisonnablement considérer que cette référence à notre Juif dans la littérature
européenne constitue une première étape dans son rapatriement depuis ses
origines lointaines. De plus, elle nous montre combien les croisades et la
culture latine d’Outremer ont entretenu la culture occidentale de références
étrangères. Dans son essai sur les origines du Juif errant, Jean-Claude Schmitt
nous rappelle la proximité de l’année 1223 avec le Quatrième concile de Latran
lorsque le credo fixa la présence réelle du corps du Christ dans
l’Eucharistie ; selon lui, la présence réelle du Juif Éternel témoigne,
sur un autre versant, du désir de réactualisation de la Passion.
D’autres mentions
du Juif Éternel apparaissent au treizième siècle. Cinq ans après la chronique
cistercienne de Santa Maria, le chroniqueur anglais Roger de Wendover (mort en
1236) reprend la légende de Cartaphile dans son Flores Historiarum (1228) qui connaît un vif succès après son
incorporation par Matthieu Paris (1200-1259) dans sa Chronica majora et dans d’autres œuvres. Si le texte de Paris ne
désigne pas l’offenseur comme un Juif, le baptisant du nom de « Joseph
Cartaphilus », il le décrit comme un personnage de basse extraction, avec
un chapeau particulier qui lui tombe sur les épaules, ce qui nourrira les
adaptations ultérieures, contribuant à fixer le stéréotype juif. Selon
l’historienne Suzanne Lewis, Paris « produisit
une iconographie inédite, basée sur un ensemble de traditions plus riches que
le texte de Wendover. »
À présent, j’aimerais traiter d’une autre occurrence
de ce personnage au treizième siècle, elle aussi liée à la Terre Sainte et qui
recoupe la trajectoire orientale-occidentale de la légende et de son acclimatation
européenne. Il Detto del gatto lupesco,
« L’histoire du lykoi »,
poème anonyme inséré dans un codex datant de 1274 qui recense les voyages
entrepris ou envisagés par un narrateur qui se présente comme le « gatto lupesco », le chat-loup.
Parmi ces destinations on trouve un projet de pèlerinage en Terre Sainte dans
lequel apparaît le récit du méchant qui frappe Jésus. [Dans le Tarot, le fou
est mordu par un chat]
Le protagoniste
décrit les endroits et les personnes qu’il visite : « L’homme qui attend le Christ depuis l’époque
où il fut martyrisé et crucifié et battu par les Juifs, lesquels le traitèrent
comme un voleur, cet homme qui s’en émeut lui dit avec compassion : marche
plus vite, tu recevras moins de coups. Alors, le Christ lui répondit :
j’irai et tu attendras jusqu’à ce que je revienne. » Ce passage du
poème nous présente un tout autre personnage, qui cherche à atténuer les
souffrances de Jésus et ce dernier le récompense en lui accordant la vie
éternelle.
D’autre part, ce personnage, plutôt ambigu, n’est pas
identifié à un Juif, pas plus qu’il n’est malfaisant. Il rencontre Jésus alors
que ce dernier est attaché par les Juifs, auxquels son appartenance est
incertaine. « L’homme qui attend le Christ » pourrait être une
référence à sa judéité mais elle n’est que suggérée. De plus, s’il est
effectivement juif, il est décrit comme un personnage plutôt positif.
En 1883, Allessando d’Ancona l’associe explicitement
au Juif errant, mais sous une forme dégradée de la légende. Butadus, celui qui
frappe Dieu, se transforme en celui qui se dévoue pour Dieu, Devotus Deo, en référence à Jean, le
disciple bien-aimé. D’autres exégètes suggèrent que cette métamorphose révèle
un talent poétique original qui aurait délibérément renversé le cliché pour
produire un effet. Toutefois, le portrait-robot varie peu et le personnage
demeure esquissé : éternel, mais pas un vagabond, pas nécessairement juif
non plus, mais, en tout cas, le dernier à avoir parlé à Jésus et à l’avoir
touché.
En 1602 paraît en Allemagne « Kurze Beschreibung und Erzhelung von einem
Judem mit Namen Ahasverus » dont l’auteur anonyme emprunte à des
sources médiévales, depuis disponibles à l’impression, comme la Chronique de
Mathieu Paris, publiée à Londres en 1571 et à Zurich en 1586. Cette fois, il
est indéniablement juif et porte le nom d’Ahasvérus, sans doute inspiré
d’Ahasuerus, le personnage de la fête de Pourim.
L’histoire nous raconte comment un évêque luthérien du
nom de Paulus von Eitzen, proche disciple de Philippe Melanchthon rencontre en
1542 à Hambourg un vieillard juif qui prétend être celui qui offensa le Christ
sur son chemin de croix. Le Juif en question se manifeste dans une Église de
Hambourg, vêtu de haillons, avec de longs cheveux et pieds nus. Dès que le nom
de Jésus est prononcé, il courbe la tête, se bat la coulpe et soupire
profondément. On peut voir dans ce texte la source de la version antisémite de
la légende.
À présent,
tournons-nous vers le Juif Éternel de Jérusalem tel qu’il apparaît pour la
première fois au mitan du quatorzième siècle.
Le Juif Éternel dans les récits médiévaux tardifs des
pèlerins de Jérusalem.
La première mention
topographique du Juif Éternel date de 1350, peu après la fondation de la
Custodie franciscaine de la Terre sainte, gardienne du mont Sion.
Dans le « Liber Terre Sancte Iherusalem », composé
à la même époque, on peut lire :
« Sur ce même chemin, à gauche, s’élève
Notre-Dame des Pleurs, où Marie a versé des larmes en voyant son fils couvert
d’infamie et mené à la mort. Tout proche, l’arche de la rue sous laquelle les
visiteurs passent pour rejoindre ce chemin : on l’appelle le sicostratus,
la cour de Pilate, où deux rochers font saillie, là où selon l’Évangile de Luc,
le Seigneur dit : s’ils se taisent, ces pierres crieront.
« Tout proche, au-delà de ce chemin droit, les
Juifs trouvèrent Simon de Cyrène, qui aida le Christ à porter sa croix. Tout
près aussi, la demeure de Judas, le traître, où résidaient sa femme et ses
enfants. Un peu plus bas, sur le même chemin, se trouve l’endroit où parmi le
peuple, Johannes Buccadeus a poussé notre Seigneur Christ alors qu’il titubait
vers la mort ; c’est là qu’il lui dit : —Avance, va mourir et que le
Christ lui répondit : — Je vais à la mort, mais pas toi et tu attendras le
jour du Jugement.
« Ils sont nombreux à prétendre que ceci est
vrai. Mais les érudits ne croient pas à cette histoire ; ce même Johannes
dont le nom s’écrit parfois Johannes Bucadeus doit être compris comme Johannes
qui est dévoué à Dieu, Iohannes Devotus deo, et qui fut l’écuyer de Charlemagne
et qui vécut 250 ans. »
En 1949, Bellarmino
Bagatti reprit ce passage à l’identique du « Libellus de Locis Ultramarinis » par Petrus de Pennis (1350)
sans connaître le « Liber Terre
Sancte Iherusalem », qui avait été publié en 1924 par Henri Omont dans
son « Guide du pèlerin en terre
sainte au quatorzième siècle. » Alors que le Liber se veut un guide limité à Jérusalem, le Libellus présente une compilation de sites en dehors de la ville —
Petrus de Pennis omet de mentionner la demeure de Judas, sans doute parce que
trop invraisemblable ; d’autre part, il ajoute une note aux paroles
prononcées par Jésus : « Et
c’est ainsi que par son crime, pour avoir blessé le Seigneur Jésus-Christ, il
ne mourrait pas avant le Jour du Jugement. »
Que le Liber anonyme soit une copie partielle
du Libellus de Petrus de Pennis ou
qu’ils s’inspirent tous deux d’une source extérieure, comme l’Historia Orientalis de Jacques de Vitry,
cela reste en discussion. Leur forte similitude suggère également que la
légende était bien connue à Jérusalem au quatorzième siècle et qu’elle s’est
diffusée jusqu’à Petrus, qui en écarta certains détails. Pennis, comme son nom
semble l’indiquer, provenait de Calabre et se présentait comme Dominicain qui
aurait rédigé un traité anti-talmudique.
La proximité
chronologique des deux textes et la fondation à la même époque de la Custodie
franciscaine de la Terre sainte, gardienne du mont Sion a de quoi troubler les
esprits. Selon Bagatti, les Franciscains qui guidaient les pèlerins à travers
la ville sainte, tout en leur prodiguant assistance spirituelle, semblent avoir
d’abord cherché à écarter leur site de ce qui devait constituer par la suite
l’itinéraire des Stations de la Croix ; ils ne paraissent pas avoir
considéré que l’endroit offrait un lieu de prière, de pardon ou d’indulgence
particulière, le long de ce qui deviendrait pas la suite la « Via
Dolorosa. »
On ignore exactement
à partir de quelle date ils commencèrent à escorter les pèlerins ; ils
obtinrent la garde des lieux saints aux alentours de 1336 ; selon Bagatti,
ils guidaient les pèlerins vers 1384, mais Sylvia Schein mentionne une date
beaucoup antérieure, à l’époque de la bulle de Clément VI, Gratia agimus (1342) ce qui confirmerait le privilège des
Franciscains en Terre Sainte à l’époque où ils édifièrent un hôpital pour les
voyageur à Jérusalem. Le Guide de pèlerinage de 1346 dont nous discuterons plus
loin fournit des preuves qu’un parcours était déjà établi dans la décennie qui
suivit l’établissement des Franciscains, et quelques années seulement après la
construction de leur hôpital, ce qui tend à démontrer que si les Franciscains
tentèrent de contourner la tradition, leurs tentatives échouèrent.
En 1431, le prêtre
itinérant Mariano da Siena cite l’endroit précis où se serait déroulée la
rencontre entre Jésus et le Juif maudit : « Il y a une vieille porte à cette cité où l’on trouve de nombreux
marchands et artisans ; c’est à travers ce passage que le doux et humble
Jésus a porté sa croix en marchant vers le Calvaire. On dit qu’il se trouva
alors un homme du nom d’Ioanni Botadio qui lui adressa la parole avec mépris,
lui disant : — Avance et reçois ce que tu mérites. » L’humble
Jésus lui répondit : — J’irai mais toi, tu attendras jusqu’à mon
retour. Il n’y aura pas d’indulgence. »
Les trois
références au Juif Éternel dérivent sans doute de traditions orales
jérusalémites ou de sources écrites antérieures qui ont disparu. Il pourrait
aussi s’agit de tentatives pour ancrer la légende du Juif Éternel dans la
topographie de Jérusalem, pour délimiter autant que possible les repères dans
la Via Dolorosa, afin de procurer des souvenirs plus éclatants aux visiteurs et
leur permettre de mieux se représenter les souffrances de la marche au
Golgotha. Spatialiser les souvenirs à partir de sources bibliques ou apocryphes
s’avérait d’autant plus nécessaire dans un paysage urbain qui s’islamisait à
vue d’œil, de plus en plus étranger aux chrétiens débarqués d’Europe.
Les deux premiers
textes reflètent également une évolution de l’oralité vers l’écrit et sans
doute cette dernière forme a-t-elle assuré sa diffusion, sa préservation et
aussi toutes ses variantes, chaque scripteur et lecteur l’interprétant selon
ses besoins. Cette existence textuelle multiple nous empêche de déterminer
clairement l’origine de ce narratif, qu’il soit apparu à Jérusalem ou en Europe
occidentale vers la même époque. En tout cas, malgré la standardisation
liturgique et mémorielle imposée par les Franciscains, le lieu de croisement
entre Jésus et le Juif Éternel persista parmi les chrétiens de la Jérusalem
musulmane des Mameluks.
Cette tradition
resurgit à la fin du quinzième siècle, chez Félix Fabri, alias Félix Schmidt,
moine dominicain du monastère d’Ulm (1441-1502), qui réarticule l’histoire, sur
un mode négatif, tout en s’inspirant d’apocryphes. À propos des événements
survenus à la cour d’Anân, le Grand Prêtre du Temple de Jérusalem, voici ce
qu’il écrit — d’après Conrad Dietrich Hassler, in. Fratris Felicis Fabri Evagatorium in Terrae Sanctae, Arabiae et Egypti
peregrinationem (1843-1849)
« La cour se situait dans le palais d’Anân, le
Grand Prêtre à l’époque de la Passion et c’est là que notre Seigneur Jésus fut
amené depuis le jardin où il avait été arrêté. Jean évoque en grand détail
cette demeure et l’interrogatoire de Jésus ; comment Anân le questionna
avec mépris sur ses croyances et ses disciples ; comment un des
domestiques d’Anân frappa le Seigneur, le giflant sur la joue, au point que
certains disent qu’une de ses dents lui fut arrachée et qu’il saigna.
« Notre Seigneur Jésus s’abstint de répondre
et il ne daigna même pas punir l’offenseur. Selon Saint-Augustin, si nous
prenons le cas de l’offensé, il ne faut pas souhaiter à l’offenseur de se
consumer dans les flammes infernales, ni de disparaître sous terre, ou d’être
tourmenté par un démon, ou puni d’une manière encore plus sévère. Car le
Créateur pourrait déchaîner sa puissance s’il le souhaitait, mais il préfère
nous enseigner la patience par laquelle il conquerra le monde.
« Dès lors, il faut considérer
comme un fausse l’affirmation qui prétend que le Seigneur Jésus punit son
offenseur… Tout ceci n’est que billevesées et contredit les Saintes Écritures
et l’Évangile, ainsi que la Foi et la Vérité ; tout ceci fut inventé par
des menteurs et des gyrovagues qui vont et viennent avec l’apparence de la
piété, qui ne comprennent rien à la vérité, qui affabulent et qui induisent les
honnêtes gens en erreur et parfois, il s’en trouve même d’intelligents qui les
écoutent et qui leur prodiguent des biens en échange de leurs mensonges. »
Le but de cette
diatribe est clair : il s’en tient à la lettre de l’Évangile et rejette
les croyances populaires, mais aussi la possibilité que Jésus aurait puni un
homme qui l’aurait frappé. Selon Peter Brown, la spiritualité des élites
diffère de celle du peuple ; en l’occurrence, le récit de Fabri nous
montre que la légende a gagné en élaboration. Il ne s’agit plus seulement d’une
anecdote marginale de la Passion du Christ, mais d’un personnage toujours
vivant et que les pèlerins pourraient rencontrer en Terre Sainte pour échanger
avec lui.
Par amplification,
le Juif est donc devenu une curiosité, un prodige de chair et de sang, avec une
voix, une apparence concrète, ce qui nous rappelle les propos de Slavoj Žižek
comme quoi l’objet de détestation est stricto sensu indestructible : plus
on cherche à le détruire dans la réalité, plus il se dresse devant nous dans
toute sa force — « Ô Maître
invisible, je vous entends par mes yeux » (1996)
To be continued…
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