Michel Foucault sous acide dans la Vallée de la Mort par James Penner, traduction abrégée de l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.
Au printemps 1975, lorsque Michel Foucault visita le
sud de la Californie pour la première fois, il n’avait encore jamais consommé de L.S.D.
En dépit de ses prises de position politiques radicales, le philosophe français
avait traversé toute la décennie des années 60 sans drogues, bien que l’occasion
se soit présentée à plusieurs reprises. Tout allait changer en cet été
1975 : Foucault venait de faire connaissance avec deux étudiants
américains, Simeon Wade, un historien de la Claremont
Graduate School et son compagnon Michael Stoneman qui vient de publier un
livre de souvenirs, à la fois humoristique et haut en couleurs, sur le séjour
de Foucault aux Etats-Unis.
Tout commence à la mi-1970, lorsque Wade entame une
correspondance avec Foucault, dans l’espoir de l’attirer sur le campus de
Claremont. Foucault n’était pas encore célèbre, mais son étoile académique se
levait dans le ciel et ses travaux commençaient à être traduits en anglais.
Wade était bien décidé à recourir aux grands moyens : « Pour le faire
venir, je vais m’arranger pour lui obtenir une sinécure à titre honorifique et
une fournée de jeunes garçons californiens. » La campagne était en route,
mais Wade avait une autre idée derrière la tête : « J’aimerais
procéder à une expérience au moyen d’une formule chimique qui pourrait, je le
crois, booster l’intelligence à un niveau proche d’une histoire de
science-fiction, quelque chose du style du Professeur Morbius, le Savant fou de
Planète interdite. »
Voici comment Wade décrivait l’expérience baptisée
« La Formule » : « Prenez l’intellectuel le plus important
de sa génération, l’homme renommé pour avoir franchi les frontières admises de
l’épistémologie en nous révélant que le Pouvoir produit son propre
savoir ; versez quelques gouttes d’élixir sur cette pierre philosophale ;
comme par magie, le LSD propulsera cette intelligence dans les étoiles, un
véritable enchantement. »
Cependant, Foucault renâclait à franchir
l’Atlantique : il se montra peu désireux de venir prendre la parole à
l’Université de Berkeley en dehors du semestre de cours qu’on lui proposait. En
fait, dès le départ, le plan de Wade était de l’emmener dans la Vallée de la
Mort après lui avoir gentiment proposé de prendre de la drogue, mais en
montrant ainsi son jeu, il redoutait d’effrayer Foucault.
Les souvenirs de Wade s’apparentent à un sous-sous-genre
documentaire : le récit d’une expérience sous acide dont l’exemple le plus
fameux est l’essai de Timothy Leary, High Priest, « Hiérophante »
(1968) qui décrit ses trips avec des auteurs comme Aldous Huxley, Allen
Ginsberg, Arthur Koestler, William Burroughs ou Jack Kerouac. En l’occurrence,
ce qui distingue Wade de ses prédécesseurs, c’est son côté
midinette : « Michel Foucault était mon héros, je le considérais
comme le plus grand philosophe de notre époque, voire de tous les temps »
et cette admiration ne connaît aucune limite, frôlant parfois le ridicule,
comme lors de la première rencontre entre les deux hommes, lorsque Wade
s’extasie devant le crâne chauve de Foucault : « Ce crâne nu
présentait plusieurs lobes supplémentaires qui émergeaient du sommet du tronc
cérébral et nul besoin d’être phrénologue pour y reconnaître une extraordinaire
mutation, une sorte de super-cerveau venu des frontières du monde connu. »
Une parodie de sublime ? Oui et un peu perverse
aussi. Le lecteur en vient à se demander si Foucault savait exactement à quoi
s’attendre. Wade insiste sur l’aspect pédagogique de l’expérience à laquelle il
voulait se livrer tout en étant conscient des risques : « Emmener le
maître dans un tel trip aurait pu le faire disjoncter ou tout simplement
n’avoir aucun effet. » Stoneman, son compère, se présente comme un simple
faire-valoir, mais il semblerait qu’il ait surtout servi d’appât pour attirer
Foucault. En effet, comme il parlait français, c’est lui qui l’approcha lors
d’une conférence publique à l’Université d’Irvine avant de lui présenter son
compagnon qui lui suggéra une visite du campus. D’abord sur la réserve, le
philosophe accepta de se rendre à Claremont à la fin du mois de Mai.
Après avoir été chercher Foucault à l’aéroport, Wade le
ramena chez lui où ils burent de la Tequila et fumèrent du haschisch, puis,
après, un léger dîner, Stoneman, qui était étudiant en musicologie, interpréta
au piano la Dixième sonate de Scriabine. Foucault se sentait en territoire
familier et tandis que le crépuscule s’installait, le trio se mit en route pour
le désert. Comme Foucault ne parlait pas un mot d’anglais, il est difficile de
dire s’il comprit ce que Wade lui proposait. Lorsqu’ils arrivèrent dans la
Vallée de la Mort, les trois hommes mirent le cap sur le bassin alluvial de
l’Artists’ Palette, situé au pied d’un canyon. C’est là que Stoneman aurait
proposé du LSD à Foucault qui, étrangement, aurait pris peur. « Il apparut
contrarié et il s’éloigna un peu, ce qui nous contrariait beaucoup : la
dernière chose dont nous avions envie, c’était d’un mauvais trip. Jamais
nous ne l’aurions forcé à accomplir quelque chose contre son gré. »
En fait, Wade et Stoneman étaient plutôt surpris par ce
refus. Dans un essai sur Gilles Deleuze, Foucault avait décrit les effets du
LSD dans une prose absconse dont il avait le secret… alors qu’il n’en avait
jamais pris. Mais cela, les deux Californiens ne pouvaient le savoir. Tous deux
voyaient le philosophe comme un surhomme nietzschéen, un adepte des transes
dionysiaques… Finalement, avec un regard perplexe, Foucault leur demanda
comment ingérer la substance. La scène devait sembler pour le moins bizarre et
quasi abstraite, dans ce décor déchiqueté qui évoquait la surface d’une planète
inhabitée : ce soir-là, Zabriskie Point résonnait des accords de Richard
Strauss et de Stockhausen.
« Je
m’allongeai sur le dos, raconte Wade, et lorsque je regardai le ciel, je
compris que j’étais en pleine hallucination : le ciel pulsait,
bourdonnait, émettait des lumières, tout le firmament s’était transformé en un
jeu d’arcade et je répétai Warhol, Warhol tandis que les étoiles et les
constellations se transformaient en un sapin de Noël cosmique dont les
guirlandes se déplaçaient avec des mouvements lents et gracieux ; il n’y
avait plus de lune, elle avait disparu. Un profond sentiment de paix descendit
sur moi ; je me sentais heureux d’avoir pu contempler le spectre complet
de chaque étoile, des couleurs irisées, brillantes, qui rendaient une
impression presque tactile de sphère solide. »
De son côté, Foucault n’aurait pas été en reste et
aurait déclaré : « Le ciel vient d’exploser, il pleut des étoiles,
elles tombent sur moi. Je sais que ce n’est pas réel, mais c’est la
vérité. » Plus tard, Foucault aurait comparé cette expérience au roman de
Malcolm Lowry dans lequel le Consul absorbe du mescal. « La seule chose à
laquelle je pourrais comparer cette expérience, c’est à des relations sexuelles
avec une personne étrangère, seul le contact d’un autre corps, procure une
impression semblable à ce que j’éprouvai là-bas, dans le désert. »
Après cette soirée mémorable, le trio passa la nuit
dans un motel local et, de retour à l’université, Foucault, toujours sous
l’effet de son trip, donna une conférence avant de répondre à un déferlement de
questions parfois saugrenues, en tout cas très éloignées de ce qu’il venait de
vivre à Zabriskie Point. Le dernier jour, alors qu’il discutait avec une
historienne, cette dernière, peu à l’aise avec son œuvre, orienta la
conversation vers un domaine plus futile : « Comment s’est passé
votre escapade dans la Vallée de la Mort ? » Ce à quoi Foucault
aurait répondu : « Ce fut l’expérience la plus importante de ma
vie. »
Lorsque des extraits des souvenirs de Wade parurent
dans la biographie de Foucault par James Miller, « La Passion selon
Foucault » (1993), certains spécialistes manifestèrent leur scepticisme à
l’égard de ce prétendu épisode sous acide et plus encore sur l’influence qu’il
aurait exercé sur l’œuvre ultérieure du philosophe. « Dire que le LSD
aurait changé sa manière de concevoir le monde est peu vraisemblable : les
effets de l’acide lysergique sont de courte durée et restent une illusion
consciente. » Néanmoins, les photographies prises par Wade prouvent que
Foucault était bien présent en Californie à l’époque et qu’il s’est
effectivement rendu jusqu’à Zabriskie point. D’autre part, à la fin de sa vie,
dans Les Usages du plaisir, Foucault s’était recentré sur le sujet et
l’approche esthétique de la vie, alors qu’il avait jusque-là plutôt insisté sur
le poids des structures sociales et proclamé la mort de l’homme, de l’individu,
etc.
Bien que Foucault se soit régulièrement exprimé sur son
expérience du LSD dans sa correspondance avec Wade — une dizaine de lettres qui
tombent justement dans le domaine public dans le courant de 2020 —, il n’a
jamais abordé cet aspect de sa vie dans ses écrits, ce qui est pour le moins
compréhensible d’un apôtre de la déconstruction du sujet, plus soucieux de
structures et d’archives que d’expression personnelle. Toutefois, un an avant
sa mort, en juin 1984, Foucault déclarait au journaliste Charles Raus qu’il
préparait un ouvrage sur la drogue et les drogues en tant que culture dans la société
occidentale, du dix-neuvième siècle à nos jours.
Un de mes collègues universitaires me déclarait avoir
été profondément choqué par le toupet de Wade. Ce dernier aurait avant tout
cherché à se mettre en valeur aux dépens de son hôte européen, en mettant en
scène cette escapade dans le désert de Mojave et il aurait manipulé Foucault
comme un cobaye, le persuadant de prendre des drogues. Au contraire, je préfère
y voir une forme de « générosité poétique. » Après tout, Foucault
lui-même ne se félicitait-il pas de cette expérience ? Une semaine plus
tard, il écrivait tout le bien qu’il en pensait à Wade, en remerciant ce
dernier pour cette découverte.
Cette traversée du désert sous acide, en cette chaude soirée de mai 1975, constitua par ailleurs le sommet de la vie de Wade. Après ce glorieux week-end, sa vie prit un tour pénible : il tomba malade, tout comme son compagnon Stoneman qui disparut en 1998. Wade lui survécut de dix ans ; le meilleur moment de sa vie aura sans doute été cette nuit à Zabriskie Point, sous des étoiles méconnaissables, tandis que les accords d’outre-monde de Stockhausen résonnaient sur les pics dentelés.
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