Ahasvérus underground

 

Ill. : Marc Chagall (1923-1925)
Pris sur Academia.edu. Le Juif caché de Jérusalem (2) : la légende du Juif errant dans les récits de pèlerinages médiévaux et à l’aube de la modernité par Iris Shagrir, traduction de l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.

Voici comment Félix Fabri rapporte sa visite à la demeure d’Anân :

« Lorsque j’étais à la demeure d’Anân, je demandai par plaisanterie à un Franciscain qui nous avait guidé où était l’homme qui avait frappé Jésus. Le moine m’emmena hors de l’église auprès d’un olivier et alors que nous nous tenions là, il me dit, en désignant les branches et les racines : voici l’homme dont on dit que les ongles poussent dans la terre et qui porte une longue barbe. En effet, les domestiques de la maisonnée vénèrent l’arbre ; ils prétendent qu’ils possèdent des livres très anciens qui expliquent comment Jésus y fut attaché pendant que les officiers buvaient et jouaient, car Anân avait fait donner une fête pour célébrer l’arrestation de Jésus. »

Les Franciscains du mont Sion n’avaient jamais entendu parler de la légende colportée par les pèlerins et il se pourrait, comme le suggère Bagatti, que le moine ait tout inventé, à moins que nous n’assistions ici à une réécriture de la tradition en lui substituant d’autres éléments. Fabri reprend la légende sous une forme plus élaborée, il l’évacue comme fausse et ensuite, il présente une contre-narration qui s’appuie sur la sagesse présumée de livres de sagesse orientaux auxquels il souscrit en embrassant « cet arbre le plus beau », « arbor lila venustissima. » Curieusement, c’est à l’époque où Fabri visite Jérusalem que le Juif Éternel fait sa plus formidable apparition.

Cette fois, l’histoire est celle de Jan Aerts, un Flamand de Malines, peut-être Franciscain, qui visite la Terre Sainte en 1481-1484 comme membre d’un convoi qui part du Portugal vers les Indes. Aerts est un témoin de la transformation du pèlerinage en un voyage entrepris pour d’autres buts que la pénitence et le salut, une longue transformation qui aboutit au tourisme religieux de notre époque, comme le démontre Luigi Tomasini dans Homo viator (2002). Aerts visite par deux fois le Levant, en 1481 et en 1488 mais son récit ne rapporte que le premier voyage, lorsqu’il vint à Jérusalem.

« Le Temple de Salomon est interdit aux non-musulmans. À la même époque, un étranger qui avait assez d’argent et de chance pouvait néanmoins pénétrer à la faveur de la nuit, mais il devait demeurer incognito. Le Seigneur Villamont mit en garde Aerts sur ce sujet, lui disant que l’entrée était strictement interdite aux chrétiens s’ils souhaitaient garder la vie sauve, ne pas mourir brûlés vifs, empalés par le fondement, forcés d’abjurer leur foi.

« Devant cette menace, les pèlerins n’osaient pas entrer dans l’enceinte sacrée ; mais à sa grande satisfaction, grâce à son haut niveau social, le Grand Feitor du Portugal, reçut un firman spécial du sultan qui l’autorisait à visiter l’édifice pour deux heures seulement, avec treize hommes de son entourage… Notre auteur [Jan Aerts] eut la chance d’être invité par le Seigneur portugais qui lui proposa de l’accompagner et voici ce qu’ils virent : à l’entrée, nous dûmes ôter nos chaussures et nos chapeaux et les porter car nous ne pouvions rien laisser à l’entrée du temple.

« Les lieux sont entièrement tapissés de marbre et nous foulions de précieux tapis qui couvraient le sol ; certaines colonnes étaient d’albâtre et d’autres, de marbre encore. Sur le troisième pilier, nous découvrîmes, suspendue à un crochet, la main desséchée qui avait frappé Jésus dans la maison d’Anân. On nous présenta 28 pièces qui constituaient le butin que les Juifs accordèrent à Judas pour avoir vendu Jésus, mais aussi le bâton avec lequel Moïse, guide du peuple élu, tira de l’eau d’un rocher et ouvrit les eaux de la Mer rouge ;

« Nous vîmes aussi un vase dans lequel les Enfants d’Israël collectèrent la manne, un vase d’une teinte perle comme s’il n’avait jamais été cuit dans un fourneau ; nous vîmes les tables que Moïse reçut sur le Mont Sinaï, mais elles étaient brisées… pour autant qu’on s’en souvienne, Moïse les fracassa quand il vit son peuple adorer le Veau d’or. La lumière du jour pénètre dans le temple par les fenêtres sculptées dans le cristal et ce que nous contemplâmes là-bas dépasse en toute mesure ce que nous avions vus précédemment… notre visite dura de onze heures du matin à une heure de l’après-midi… »

Lors de sa seconde visite, Aertz eut l’honneur de rencontrer Jean Baudewyn, qui se présenta comme le Juif qui avait souffleté Jésus et qui fut condamné à attendre la Seconde venue. Voici son compte rendu, d’après Emmanuel Neeffs (1873) qui examina les deux seuls manuscrits d’Aerts qui aient survécu, rédigés en flamand et qu’il traduisit en français en mentionnant Aerts à la troisième personne.

« Cet homme est gardé en haute sécurité dans une maison avec huit portes de bois et fermée d’une neuvième, de métal. Personne au monde ne peut y entrer sans la permission expresse du Sultan, qui autorisa cette fois l’ambassadeur portugais par pure bonne volonté et pour la somme de quarante Ducas. Il faut attendre quinze jour avant d’être autorisé à visiter cet endroit parce qu’il faut le temps pour rassembler toutes les clefs qui sont détenues par huit différents gouverneurs à travers le pays, tandis que la neuvième est entre les mains du sultan lui-même. Une fois que les clefs ont été rassemblées et amenées à Jérusalem, le représentant du Portugal et ses proches peuvent entrer.

« Les huit portes s’ouvrirent sans la moindre difficulté, mais pour la neuvième, le vizir parla à travers le trou de serrure à un mystérieux locataire l’avertissant de ne se montrer à aucun non-chrétien car tout incroyant qui le regarderait se sentirait contraint à embrasser la foi chrétienne. La résidence de cette étrange créature est une pierre abandonnée près de la porte de Boue, proche de l’endroit où Jésus était passé avec sa croix.

« Lorsque le Sauveur marchait sur ce chemin, enchaîné à sa croix de Passion, le prisonnier se tenait sur le seuil et quand il vit le Sauveur, il devint fou de rage et maudit le fils de Dieu, lui criant : Va, va donc… tu aurais dû parcourir ce chemin depuis bien longtemps. Alors, Jésus se tourna et lui dit : j’irai et toi, tu t’arrêteras, et chaque année, tu attendras mon retour. Une fois que le vizir nous eut informé de cela, nous pénétrâmes dans un très long vestibule dont les portes étaient agencées de telle sorte qu’il fallait les ouvrir les unes après les autres.

« Enfin, nous atteignîmes notre but. En Hollande, un tel lieu se nomme une allée. Quatre colonnes le soutiennent, deux de marbre blanc et deux de granit ordinaire. Les arcades sur ces colonnes sont également de marbre blanc et c’est là que le fameux Juif demeure. Tous nous fûmes frappés d’horreur à sa vue : il était entièrement nu et pitoyable, recouvert de sa seule chevelure qui lui atteignait les pieds. Lorsque nous l’entourâmes, il ne bougea pas. Lorsque l’ambassadeur du Portugal se remit du choc, il lui adressa la parole en hébreu, sans obtenir de réponse. Il tenta ensuite de lui parler en grec, en latin, en italien.

« En fait, l’homme ne s’exprime qu’une fois par an, le Vendredi saint, lorsqu’il s’enquiert si la croix a reparu et si les femmes conçoivent toujours. Son nom est Jean Baudewyn et nous l’examinâmes pendant une bonne demi-heure, au cours de laquelle il demeura inerte, mais ses yeux suivaient nos mouvements et une respiration soulevait sa poitrine et son ventre. Cette pièce où le Juif attend la Fin des Temps se situe juste en-dessous de l’endroit où il insulta le Sauveur et si l’endroit se situe aujourd’hui à trente pas de la rue, c’est à cause de la destruction de Jérusalem qui a dévié la roue. Après avoir vu cela, nous retournâmes au bateau qui fit voile vers le Portugal. »

Comme le notait François Hartog dans Au miroir d’Hérodote, tout récit de voyage se doit de réserver une place aux merveilles et aux prodiges, à quoi le récit d’Aerts ne déroge pas : il insiste au passage sur sa fortune ; contempler le Juif Éternel n’est pas donné à tout le monde. Au début du seizième siècle, un témoignage semblable est fourni par Dominique Auberton, un Franciscain de Bourges, au sujet de la maison de Pilate à Jérusalem.

« Moi, frère Dominique Auberton, du saint ordre franciscain, gradué de la faculté de théologie, membre du monastère de Saint Francis de Bourges, je déclare sur l’honneur et la foi chrétienne que tout ce qui suivra sera la vérité entière. Comme je l’ai précédemment enseigné publiquement, il s’agit des faits auxquels j’ai assisté dans la sainte cité de Jérusalem au cours de l’année 1507, le jour de Marie, en Août, dans la matinée, alors que je me tenais devant la maison de Pilate, dans la région du Golgotha.

« Un des plus importants personnages de Jérusalem est natif de Macon en Bourgogne et il répond au nom de Verbal, mais, ayant abjuré, il se fait appeler Valedin. Comme je connaissais sa femme et ses enfants, il me dit : puisque nous sommes pays, je vais te confier un secret, à la condition que tu ne le répètes à aucun Sarrasin, à aucune autre âme que chrétienne au cours de ton séjour, ce que tu dois me jurer. Amène deux de tes meilleurs hommes et je te montrerai ce que nul chrétien n’a jamais vu ces quarante dernières années. Ainsi donc, je me confiai au saint père, l’évêque de Nouveau Bourge, à un Allemand et à d’autres individus bien famés, à des contes et vicomtes et je fis jurer de ne rien révéler tant que nous étions en Outremer.

« Une fois le serment prononcé, nous pénétrâmes dans la maison de Pilate, à travers une venelle à gauche et on nous montra un « atrium » où Jésus le Sauveur avait été enchaîné et flagellé. Après, Verbal ouvrit une porte de fer et nous descendîmes quarante-quatre marches jusqu’à une caverne beaucoup trop vaste pour qu’on puisse la parcourir ; dans un coin, il ouvrit une autre porte de fer et à l’intérieur d’une cellule, nous découvrîmes l’homme nommé Malchus, le même à qui Pierre avait coupé l’oreille, celui qui avait frappé Jésus dans la demeure d’Anân… 

« Malchus était roux, il avait un long visage maigre et barbu, âgé d’environ trente-cinq ans, il portait une tunique blanche cousue et était enterré à mi-corps, jusqu’à la taille. Il ne parlait qu’aux chrétiens et l’évêque lui demanda ce qu’il faisait là, ce à quoi il répondit : Sic respondes pontifici ?

« Ensuite, il déclina son nom, ses origines, s’exprimant tantôt en allemand, à d’autres moment en latin et il nous appelait par nos prénom, ce qui nous surprit beaucoup. Malchus se frappait les flancs et évitait de regarder ses interlocuteurs. Il nous demanda quand le jour du Jugement viendrait et nous lui répondîmes que seul Dieu le savait. Après quoi, nous sortîmes par une autre porte, gravîmes quarante-trois marches et retrouvâmes le Grand Temple de Salomon. De là, nous repartîmes par où nous étions venus.

« Je n’ai jamais rien vu de plus terrifiant à Jérusalem. Moi, Frère Dominique Auberton, je certifie que tout ceci est vrai, sur la foi, par la sainte doctrine, sur ma place dans le monde à venir.»

Ces deux narrations sont clairement liées : un Juif souterrain, à moitié enterré, des portes secrètes. Dans les deux cas, le Juif s’exprime dans des langues étrangères, murmure les paroles fatidiques de sa rencontre d’il y a des siècles. Bien sûr, nous avons à faire avec deux personnages différents, dans deux contextes différents : le Jean Baudewyn d’Aerts est un personnage apocryphe, l’homme qui aurait poussé le Christ en route vers le Calvaire.

Auberton, pour sa part, décrit le personnage biblique de Malchus qui, lui, se trouve sur le site présumé de la Passion. Les deux personnages marquent leur judéité par des détails inquiétants : leur nudité, leur longue chevelure. Remarquablement, Malchus est roux, ce qui, à l’époque, est mal vu ; la rousseur rappelle Caïn, l’éternel errant, ou Judas, le traître, sans doute parce que cette couleur évoque le sang versé. Ces deux créatures sont d’une étrangeté caricaturale et servent à la fois de repoussoir et de rappel d’une violence sacrificielle, un scandale pour les consciences occidentales.

Deux autres récits doivent être mentionnés. Le premier par le célèbre Franciscus Quaresmius (1583-1650) dans son œuvre monumentale sur la Terre Sainte, Elucidatio Terrae Sanctae (1639). Né à Lodi, dans le nord de l’Italie, Quaresmius mena une brillante carrière dans l’Ordre ; en 1616, il se rendit en Terre Sainte et passa plusieurs années en Orient, tout en travaillant pour le Pape et les Franciscains. Son Elucidatio se veut une description géographique et archéologique complète de la Terre Sainte et de ses lieux sacrés. Il évoque le Juif Éternel dans le second volume, lorsqu’il décrit la Via Dolorosa. Tout comme Félix Fabri, avant lui, Quaresmius avait entendu parler du narratif du Juif errant et tout comme Fabri, il ne peut s’empêcher de l’inclure, bien que de seconde main, ou comme chose entendue.

Quaresmius commence par citer un certain Petrus Branzius Pennalius, un pèlerin et aristocrate vénitien reçu à Jérusalem par un Turc qu’il ne reconnaît pas de suite. Le Turc lui rappelle sa captivité comme esclave dans la maison de son père à Venise ; en remerciement des bons traitements reçus là-bas, il avait accepté le baptême, obtenant ainsi sa libération. Ensuite, il était parti à Constantinople et en compagnie d’autres Turcs, il reprit son ancienne foi, « il retourna comme un chien à son vomi » (Proverbes 26 :11) et servait à présent le gouverneur musulman de Jérusalem.

Par gratitude envers le père de Pennalius, le Turc invite l’aristocrate à dîner et lui propose de voir quelque chose qu’aucun homme n’avait vu auparavant. Après le souper, ils se rendent dans un lieu spécial, munis de torches, de clefs, ouvrirent cinq portes, entrèrent dans un hall décoré de marbre et de mosaïque. « Là se trouvait un homme vêtu d’une tunique blanche, aux insignes désuets et qui marchait de long en large, levant la main comme s’il s’apprêtait à frapper, répétant les mos Sic respondes pontifici ? »

Le Turc demande à l’aristocrate de tenter d’arrêter le captif, en vain. Sur ordre du Turc, cependant, l’homme finit par s’arrêter ; en l’observant de plus près, le visiteur s’aperçoit que c’est un homme maigre, de taille moyenne, à la peau foncée et barbu, au regard fixe. Le Turc explique alors qu’il s’agit du soldat qui avait violemment frappé Jésus dans la maison d’Amân et qu’il « était condamné à vivre ainsi depuis lors, sans manger, ni boire, ni dormir, marchant éternellement. »

Quaraesmius ajoute « c’est ce que les gens répètent ita in vulgi ore habetur. » Il précise que cette histoire est également rapportée par le Révérend Giovanni Francesco Alcarotti, un clerc de Novara, dans son Viaggio di Terra Santa (1595), bien qu’on n’y trouve nulle mention de Malchus. D’autre part, le nom du protagoniste, dont le père combattit à Lépante en 1571, rappelle étrangement Petrus de Pennis / Pierre de Panne, déjà mentionné dans les récits du quatorzième siècle.

L’autre personnage introduit par Quaraesmius est un Turc, hybride transculturel qui passe d’une religion à l’autre, ancien esclave à présent dignitaire de haut rang, donc un personnage peu fiable, dont la moindre infraction n’est pas de rompre un secret sous menace de mort. Quant au Juif, sa peau foncée évoque la rousseur du cas précédent ; son statut militaire est anachronique et il obéit au Turc plus qu’au chrétien.

Ailleurs dans son livre, Quaresmius fait référence aux Juifs qui vivent en Terre sainte, « autrefois florissants, aujourd’hui décrépits », malgré le crime qu’ils y ont commis, et ce moins par une question d’infortune que par un dessein divin, comme des damnés partout dans le monde. Tout comme le Juif Éternel qui attend la Seconde venue, les Juifs de Jérusalem subissent leur sort en châtiment de leur péché. Domenico Laffi (1636-1673), un prêtre qui réalisa un pèlerinage de Bologne à Jérusalem, rapporte une version proche de celle de Quaresmius :

« Plusieurs pèlerins qui visitèrent Jérusalem confirmèrent ce qu’ils avaient vu et entendu là-bas à propos d’un homme dans une pièce souterraine ; à chaque fois qu’ils passaient à proximité, ils entendaient des coups car l’homme se prosternait face contre terre en répétant : Sic respondes pontifici ? Et ils déclarèrent que c’était ce même soldat qui avait frappé la joue de notre Seigneur Jésus Christ et qu’il resterait ainsi jusqu’au Jugement. Lorsque le Seigneur Pennaglio, un noble famé et fortuné, de la ville de Turin, revint de son pèlerinage à Jérusalem, d’autres aristocrates lui demandèrent ce qu’il pouvait leur en dire et il raconta l’histoire suivante :

« Un jour, alors que je me promenais sur une place, un Turc m’aborda et me demanda : Me reconnaissez-vous ? Je le regardai prudemment et dus admettre que non. Il me répondit : Moi, je me souviens de vous. J’étais un domestique de votre oncle à Turin qui me traita particulièrement bien. Il me nomma mes parents et d’autres notables de Turin. Lorsque je fus libéré, continua l’étranger, je me rendis à Venise et rapidement, je me liai avec des marchands turcs qui m’emmenèrent à bord de leur nef pour Constantinople.

« Là, je cherchais le maître que j’avais servi dans la marine en 1571, lequel m’accueillit de retour et m’invita à reprendre mon poste. Quelques mois plus tard, je fus nommé gouverneur, de Jérusalem et quatre mois après, le chef de la police mourut, et mon maître décida de me nommer à son poste. À présent, en remerciement pour votre amabilité et courtoisie, j’espère que vous accepterez de souper avec moi. Nous serons seuls.

«  Le Turc me décrivit sa maison et me conseilla de venir à quatre heures du matin, pour ne pas être vu. De toute façon, je n’avais rien à redouter des policiers : ils étaient à ses ordres. J’acceptai l’invitation et me rendis à son domicile à l’heure convenue où il me reçut avec chaleur. Lorsque nous eûmes terminé notre repas, il me dit qu’il souhaitait me montrer ce que personne d’autre ne connaissait, à l’exception du chef de la police de Jérusalem. Il précisa que la punition pour révéler ce secret à quiconque était la mort par empalement. Il s’empara d’un trousseau de clefs, puisé dans une boîte de fer, prépara un faisceau, alluma une lanterne sourde, avant de me guider dehors.

« Bientôt, nous atteignîmes un pont à la haute architecture voûtée, sous lequel s’ouvrait une autre pièce dont il ferma la porte et nous parcourûmes alors un long vestibule, couvert de mosaïques. Alors que nous arrivions au bout du couloir, nous passâmes devant cinq autres portes de fer avant d’atteindre une arche décorée des plus beaux motifs de marbre et de mosaïques.

« À la gauche de l’impasse se tenait un homme, porteur d’armes désuètes, une lance à l’épaule et un glaive au flanc. L’étranger marchait de long en large, d’un mur à l’autre et le Turc me dit : —Tentez donc de l’arrêter… Lorsque je tentai, rien n’y fit ; alors, le Turc alluma une torche qu’il me tendit pour que je puisse mieux distinguer le visage de l’homme. Il était de taille moyenne, décharné, les yeux enfoncés, avait des cheveux noirs et une barbe. Lorsque je demandai au Turc de qui il s’agissait, il me répondit : je ne vous le dirai que si vous me jurez sur le Christ que vous ne révélerez pas ce secret pendant dix ans. C’était la durée d’une carrière de chef de police et par curiosité, je lui donnai ma parole.

« Cet homme, me dit-il, n’est autre que le soldat qui a frappé le Christ dans la maison d’Anân, le Grand Prêtre et depuis, en punition pour son crime hideux, il reste là, sans boire, ni manger, ni dormir, ni se reposer ; il marche, il marche continûment, ainsi que vous le voyez et que vous le verrez toujours, mon ami, avec le même mouvement de la main. 

« Lorsque nous quittâmes l’endroit pour regagner le salon où nous avions dîné, il me rappela mon serment et me dit que si jamais je rencontrai un Turc en revenant à l’auberge, je ne devais pas le saluer selon l’usage, ni lui adresser la parole, tout comme, une fois de retour à Turin, je ne devais pas dire le connaître et il me donna de l’argent, au cas où je serais dans le besoin. Je le remerciai en lui disant que je ne manquais de rien, et je le remerciai pour sa générosité en suivant ses ordres. Par la suite, je revins à mon pays natal, avant de séjourner quinze ans en Crète, puis à Corfou, à Zara et à présent, je suis libre de parler, et de dire ce que je vis là-bas.

Le récit de Laffi décrit un itinéraire plus élaboré, une menace plus explicite (l’empalement) et prend soin d’ajouter que l’histoire a été reformulée à de nombreuses reprises, par des laïcs et par des religieux à travers toute l’Italie, à Milan, Parme, Gêne, Modène et d’autres endroits. Laffi lui-même l’aurait entendue pour la première fois lors d’un banquet à Turin et il l’insère dans un chapitre de son livre consacré au Mont Sion et à ses toponymes bibliques, comme la demeure d’Anân et celle de Caïphe.

Quaresmius et Laffi sont très proches et se réfèrent à Giovanni Francesco Alcarotti, originaire de Novare et mort en 1596, qui fut leur inspirateur commun, bien que son témoignage ne puisse être vérifié. Les deux narrations diffèrent cependant : alors que Quaresmius situe son histoire à son époque, près de la Via Dolorosa, à proximité de la Maison de Pilate, au nord du Mont du Temple, Laffi, tout comme Félix Fabri, situe la rencontre avec le Juif Éternel sur le Mont Sion. Cette duplication des lieux sacrés était fréquente à Jérusalem ; il existait même un autre endroit pour la Maison d’Anân — au quatorzième siècle, certains pèlerins de Séville, la situait dans le jardin de Gethsémani.

Dans les récits de la première moitié du dix-septième siècle, nous voyons l’aboutissement de deux traditions narratives, l’une biblique, l’autre apocryphe qui se confondent en une même histoire fantastique. Les deux endroits où le Juif Éternel pouvait être observé renvoient à deux différentes rencontres entre Jésus et lui. Soit le Mont Sion et la Via Dolorosa dans la version franciscaine, soit l’axe Est-Ouest du même itinéraire — ce qui témoigne de la force du récit apocryphe apparu pour la première fois au milieu du quatorzième siècle.

Les deux traditions, transmises oralement puis par écrit, se mélangèrent au fil des siècles et leurs toponymes respectifs furent inclus sur les itinéraires. L’ajout d’un lieu de résidence souterrain donne une autre perspective à la ville qui existe à la fois en surface et en-dessous, sur un plan historique et sotériologique. La violence infligée à Jésus par les Juifs s’est déroulée à deux endroits différents qui ont fini par fusionner dans une seule figure qui engramme la persistance d’un Autre archaïque : un maudit qui reçoit un juste châtiment, mais qui, dans le même temps, personnifie l’espoir chrétien de la rédemption jérusalémite.

La liturgie du pèlerin.

À présent, tournons-nous vers la liturgie des pèlerins de Jérusalem afin de clarifier les liens entre l’évolution de la légende du Juif Eternel à Jérusalem et les prières et rituels qui forment le parcours obligé en Terre sainte.

À Jérusalem, le but principal des pèlerins était la prière ; selon Robert Markus, les lieux saints et leurs structures étaient cartographiés en fonction de l’accomplissement rituel, parfois pour de larges groupes, guidés par les Franciscains, selon une déambulation de plus en plus systématique et chorégraphiée. Sous les Mameluks et le règne Ottoman, la population latine avait disparu et la liturgie itinérante ne ressemblait plus à celle des européens et occidentaux. À la fin du Moyen Âge, les documents et les manuels vendus aux pèlerins lorsqu’ils embarquaient pour l’Outremer présentaient des parcours standardisés pour les aider à trouver leurs marques, ce qui contribuait à accorder leur ressenti à la pratique rencontrée là-bas.

À l’origine de ce processus, il y eut, rappelons-le, la fondation, aux alentours de 1335, de la Custodie franciscaine de la Terre sainte, gardienne du Mont Sion, ainsi que l’édification d’un hospice afin de prendre soin des pèlerins en terre sainte. Le Guide du Pèlerin, édité par l’Ordre, date de 1346 et restera en vigueur jusqu’à la fin du Moyen Âge ; on en retrouve une copie en date de 1471. La liturgie inclut la phrase rituelle Sic respondes Pontifici et était accomplie sur le lieu attribué à la demeure d’Anân, dernière station sur le Mont Sion, où les pèlerins récitaient ce texte, inspiré de Jean 18 : 20-23.

Antienne : Jésus lui répondit : « Moi, j’ai parlé au monde ouvertement. J’ai toujours enseigné à la synagogue et dans le Temple, là où tous les Juifs se réunissent, et je n’ai jamais parlé en cachette. À ces mots, un des gardes, qui était à côté de Jésus, lui donna une gifle en disant : « C’est ainsi que tu réponds au grand prêtre ! 

Vers. Si j’ai mal parlé, montre ce que j’ai dit de mal ?

Respons. Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? 

Oratio : Seigneur Jésus Christ, miroir de bonté, incarnation de la foi, envoyé pour nous apprendre l’humilité en acceptant l’incontestable vérité de la doctrine révélée dans la demeure d’Anân ; ce visage divin qui est le tien, que les anges aiment contempler, a enduré les affronts les plus impudents. Accorde-nous, à nous pécheurs, la grâce de ta patience, pour que nous puissions te suivre humblement en toute adversité.

Dans un autre manuscrit du milieu du quatorzième siècle, Ordo processionis in Ecclesia Sancti Sepulchri quando adsune peregrini, nous trouvons un autre lien important avec le Juif errant ; le texte est une variante du guide de 1346 dont il reprend la liturgie, mais la scène de l’oreille tranchée par Malchus se déroule dans le jardin de Gethsémani. « Dans le même jardin où Pierre coupa l’oreille du domestique nommé Malchus » ce qui porte donc à trois endroits différents la scène du soufflet : la via dolorosa, chez Anân, ou dans le jardin des Oliviers.

Le Guide du Pèlerin fut composé à Jérusalem en 1471, soit un an avant la première visite de Fabri dans les lieux sains. Il mentionne à plusieurs reprises un guide qu’il aurait emmené avec lui, sans doute une version de l’Ordo processionis fournie aux pèlerins par les Franciscains. Selon John Davis, le Guide des pèlerins, sa variante de Séville et le récit de Fabri constitueraient trois imitations d’un même original, car ils partagent les mêmes formats, antiennes et prières, en dépit de différences mineures dans leurs séquences.

Conclusion

La chute du Royaume de Jérusalem en 1291 et l’embargo du pape pour dissuader le commerce en Outremer mirent provisoirement fin aux pèlerinages en terre sainte. Les Mamelouks voyaient plutôt d’un bon œil cette présence étrangère à laquelle ils imposaient des taxes de circulation et d’autres impôts, tout en leur garantissant des interprètes et des guides. Au cours de la troisième décennie du quatorzième siècle, les pèlerinages reprirent sous le pape Jean XXII (1316-1334) mais le cout du voyage était tel que le nombre de candidats avait fortement diminué.

Selon David Jacoby (2016) après la chute d’Acre en 1291, « les pèlerinages cessèrent de représenter des mouvements de masse, le nombre de visiteur se réduisit à moins d’une centaine par an, la plupart de riches aristocrates ou des marchands des villes. » L’hostilité des musulmans semble s’être accrue ; de nombreuses prières des chrétiens en visite invoquent Dieu qu’il leur accorde sa protection pour qu’ils puissent visiter les lieux sans être harcelés par les « barbares. » Parmi les pèlerins, on compte des prêtres, mais aussi des diplomates, des bourgmestres ; Félix Fabri rapporte que lors de sa deuxième visite, les pèlerins d’ordres religieux étaient moins nombreux par rapport aux laïcs. Apparemment, le statut des visiteurs avait changé et leurs récits apparaissent moins représentatifs de l’époque, mais la persistance du stéréotype du Juif Éternel mérite un mot pour conclure.

Le Juif Éternel est une figure fantasmatique, liminaire et hybride ; tantôt, il n’adresse la parole qu’aux chrétiens, tantôt il n’obéit qu’aux musulmans ; parfois, il semble connaître tous les voyageurs par leur nom et parler plusieurs langues. Il marche et respire et pourtant, il paraît désincarné, anachronique, prisonnier d’une époque lointaine et immuable, voire carrément enseveli à mi-corps dans la terre. C’est un monstre, au sens étymologique du terme : celui qu’on désigne à la montre. Cet emmuré perpétuel rappelle le voyage imaginaire de Mandeville : il y décrit un groupe de Juifs enfermé sous les montagnes caspiennes dont ils ne parviendront à s’échapper qu’à l’occasion de la venue de l’Antéchrist, pour semer le chaos et la désolation parmi les Chrétiens.

Jusque-là, en dépit de leur malveillance et de leur méchanceté, ils sont inoffensifs et bien gardés. Le monstre est également un signe : en l’occurrence, les Juifs ne doivent pas disparaître de la surface de la planète, mais rester comme une mise en garde, celles d’êtres entre la vie et la mort, dont le corps ne peut être que dégradé, par opposition à celui du Christ, auquel les chrétiens participent par l’eucharistie.

À Jérusalem, le Juif n’est plus un errant, mais un sédentaire, fixé sur place, où il attend la fin des temps. En cela, il apparaît moins négatif que sa contrepartie européenne : il est une relique vivante qui témoigne du passage de Jésus sur terre. Toute l’ironie est qu’il appartienne à un lieu que les Chrétiens convoitent sans parvenir à s’y installer durablement.

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