« Ceux qui en sont proches spirituellement… »

 

Pris sur Academia.edu. Portrait du kabbaliste en jeune homme (1) par Pawel Maciesko, traduction de l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.

En 2009, alors que je rassemblais des documents pour un livre sur le frankisme, j’entrepris un pèlerinage sur la tombe du célèbre aventurier Giacomo Casanova. Mon intérêt pour le personnage avait été éveillé par sa correspondance avec Ève, la fille de l’hérétique juif Jacob  Frank. Une seule lettre de leur correspondance apparaît dans une monographie d’un fonds constitué en 1930 par Carlo L. Curiel, Gustavo Gugitz et Aldo Rava, mais l’ensemble de la collection n’a jamais été dépouillé systématiquement par les spécialistes de Casanova.

À une exception, cette lettre n’est jamais mentionnée par les historiens du frankisme. Alors que je lisais des ouvrages sur et de Casanova, j’appris qu’il avait été en contact à de nombreuses reprises avec des Juifs, notamment des kabbalistes et j’appris, erronément comme il s’avéra, que des exemplaires des œuvres de Casanova se trouvaient intactes à l’endroit même où il passa la fin de ses jours et composa ses mémoires, le Château de Duchcov —Dux en allemand — ; il me semblait alors possible que ce fonds contînt des documents inédits sur le sujet de mes recherches.

Dès l’entrée, mon regard fut attiré par le portrait d’un gentilhomme chrétien, dont je ne connaissais pas l’identité. Par la suite, j’appris que c’était une sorte de mécène de Casanova et le propriétaire du château dans le dernier quart du dix-septième siècle, le Comte Joseph Carl Emmanuel Waldstein.

Ce portrait, exécuté par un artiste anonyme, le saisit sur le vif dans son quotidien, assis, vêtu d’une robe de chambre écarlate, brodée de perles et passée par-dessus une chemise de satin bleu, avec un jabot de dentelle qui dépasse d’un col blanc. Waldstein est coiffé d’une perruque « ailes de pigeon » dont les boucles lui couvrent les oreilles ; sa chevelure d’apparence soyeuse est rejetée en une queue de cheval. Sur son bureau, le comte présente au spectateur un livre ouvert qu’il tient de la main gauche tandis qu’il indique un passage de la dextre. Quelques autres ouvrages sont empilés à côté de lui. Ce portrait, en quelques traits rapides, nous donne une représentation assez terne, sans modelé du visage, des mains ou des ornements du modèle. Waldstein figure de trois-quarts et fixe le spectateur de ses yeux grands ouverts, avec une expression plutôt rêveuse, comme s’il avait été interrompu au beau milieu de sa lecture.

Ce portrait fait fortement penser à plusieurs tableaux du même genre, exécuté dans les deux dernières décennies du dix-septième siècle par l’école de Johann Georg Weikert (1743-1799). Weikert résidait à la cour impériale de Vienne et il réalisa de nombreux portraits de la famille royale, y compris ceux de l’Empereur Joseph II, de l’Archiduchesse Marie Caroline, et de Léopold, le grand Duc de Toscane. Il immortalisa les membres de l’aristocratie habsbourgeoise, entre autres la cousine du propriétaire du Château de Duchcov, la comtesse Marie Elisabeth Waldstein. Deux de ses œuvres attirent la comparaison avec le portrait de Duchcov : « Portrait d’un aristocrate autrichien à son bureau » et « Portrait d’un gentleman en atours du dix-septième siècle » ; ces deux œuvres nous présentent des personnages au naturel, avec leur livres et plumes, mais dont l’identité n’a pu être établie.

De tels tableaux sont censés manifester les aptitudes intellectuelles ou spirituelles de leur sujet ; ils apparurent au milieu du dix-huitième siècle en Angleterre et supplantèrent les exhibitions belliqueuses d’aristocrates qui triomphaient de leurs ennemis ou de politiciens qui présidaient les affaires de l’États. Désormais, les cabinets de réflexions ou des chambres modestes remplaçaient les champs de bataille et les armures ou les toges d’hermine cédaient la place à de simples robes de chambre.

Selon l’historien géorgien Jiri Kroupa : « Confiants en leur lignée, l’aristocrate et l’intellectuel bien né cherchaient à apparaître comme des gens d’esprit. » Dans le dernier quart du dix-huitième siècle, la monarchie des Habsbourg s’enticha de ce type de représentation. Bien qu’ils soient peu fréquents, ils correspondent au critère défini par le juriste Joseph von Sonnenfels, « Von dem Verdienste des Portraitmalers » (1768) qui préconise de rendre une impression de noblesse intérieure, moins tournée vers les ors de ce monde.

Le portrait du comte Waldstein présente deux traits caractéristiques : la décontraction qui estompe les distinctions entre classes sociales et une mise en valeur des qualités intellectuelles ou spirituelles. L’auteur anonyme du portrait pousse plus loin l’idéal des portraits de Wiekert. Nous devinons en partie la nudité du torse, la perruque n’est pas poudrée et même ébouriffée.

Bien qu’il porte les habits traditionnels du penseur au travail, et qu’il soit paré de bijoux, rien n’indique son haut rang : l’arrière-plan aristocratique des modèles de Weikert se rappelle subtilement par la mise somptueuse et le pli impeccable de la perruque, mais cette atmosphère est atténuée. Waldstein, au contraire, pourrait être confondu avec un jeune étudiant abandonné dans le silence de son étude. Alors que l’aristocrate de Weikert rédigerait une lettre d’une importance cruciale pour sa famille ou ses propriétés, ou consulterait un plan d’architecte, Waldstein tient simplement un livre ouvert.

De tels portraits « à livre ouvert » sont courants depuis le quinzième siècle ; en général, les livres sont des trompe-l’œil destinés à produire une ambiance intellectuelle. Parfois, ils font allusion à l’identité du modèle, à sa profession ou à ses œuvres, auquel cas une mention figure sur leur couverture ou leur tranche. Ainsi, Saint Jérôme est représenté en train de traduire sa Vulgate, un médecin portera un livre de Galien et un architecte un exemplaire de Vitruve. Le portrait par Bronzino d’Ugolino Marteli nous présente son modèle l’index en appui sur l’Iliade : le texte grec est aisément lisible pour le spectateur et la reliure est typique des éditions d’Homère au début du seizième siècle.

Mais de tels exemples sont assez rares : comment représenter un texte lisible sur une peinture à l’huile — Bronzino loua les services d’un calligraphe. Même lors de l’apparition du portrait d’aristocrate « au naturel » au dix-huitième siècle, les livres ne constituaient pas un motif fréquent et n’avaient qu’une finalité honorifique, comme prétention aux Lumières chez les nobles qui se piquaient de philosophie. Ainsi, le portrait de Joseph II de Habsbourg et de son frère Léopold par Pompeo Batoni inclut dans le décor le second volume de De l’esprit des lois, pour exprimer le soutien de l’Empereur aux idées libérales. Cependant, Waldstein est dépeint avec un tout autre type d’ouvrage : le livre qu’il tient porte des inscriptions en hébreu.

De telles inscriptions n’ont rien d’exceptionnelle : on en trouve chez Rembrandt, mais il n’existe qu’une mince bibliographie sur le sujet ; la synthèse la plus importante est celle de Gad B. Sarfatti qui a recensé 261 occurrences hébraïques sur divers supports, depuis les pièces de monnaies aux enluminures ou aux peintures, mais de manière non systématique, lui-même se présentant comme un chercheur non-professionnel.

De telles inscriptions sont rares avant le quinzième siècle et la plupart s’échelonnent jusqu’au seizième siècle avant de se raréfier à partir du dix-septième siècle et de disparaître quasi complètement à la modernité. Sarfatti recense seulement 15 occurrences avant 1400 ; selon l’historien Ilya Rodov, après 1699, la raréfaction de l’hébreu pourrait s’expliquer par « la progression des Lumières et la sécularisation croissante de la culture européenne. » Moins de la moitié des inscriptions consignées par Sarfatti contiennent une phrase complète, la plupart sont des lettres au hasard ou des lettres qui imitent l’alphabet hébreu.

L’exemple le plus courant est la formule inscrite sur la fourche patibulaire de la croix ; parmi les exemples de Sarfatti, seuls deux proviennent d’une autre source que l’Ancien Testament. Ainsi, « Le Grand prêtre refuse l’offrande de Joachim » par Hans Holbein le Jeune, un détail de l’autel de la cathédrale d’Augsbourg, reproduit fidèlement la première strophe du poème « Orakht sedaka » récité lors du Yom Kippour ; la « Présentation de Jésus au temple » par Hans Schäufelein comporte, elle, deux bénédictions complètes.

Les représentations de livres rédigés en hébreu sont encore plus rares : Sarfatti ne cite que la Bible ou le Nouveau Testament. Bien que Sarfatti ne le mentionne pas, on peut retenir la gravure de Carlo Giuseppe Imbonati, qui figure sur le frontispice de sa Bibliotheca Latino-Hebraica. Imbonati se représente en train de désigner un livre assez schématique qui porte le titre « Magen va-h erev u-milh amah. » À ma connaissance, il n’y a pas d’autre exemple d’art moderne qui aille plus loin. Même les portraits rabbiniques, genre qui ne se développerait qu’au dix-huitième siècle, ne comporte pas d’inscriptions en hébreu : les rabbins y sont présentés dans leur bibliothèque ou penché sur un traité et un titre déchiffrable est rarissime. Le cas le plus précis est une description de Hakham David Nieto, dirigeant de la communauté juive espagnole et portugaise de Londres et qui nous le montre en train d’écrire son magnum opus, Mateh dan.

À l’origine, il s’agirait d’une huile de David Estevens ; il n’en subsiste qu’une copie en manière noire qui date de 1728, qui aurait été réalisée par James Mc Ardell et qui est conservée au Musée Juif de Londres. On y voit donc la reproduction de la première édition du « Mateh dan » (1715), avec son texte divisé en deux colonnes et l’enluminure de la lettrine ainsi que le cul-de-lampe en bas de page. Le titre est rendu en première page et parfaitement lisible. D’autres titres de Nieto sont identifiables par les titres sur leurs dos. Il s’agit là de l’unique exemple où un portrait nous montre des livres hébreux déchiffrables, mais aussi leur édition spécifique. En dépit de ce pointillisme, l’artiste n’a pas cherché à représenter un passage complet.

Compte tenu de ce qui précède, le portrait de Waldstein est donc exceptionnel : nous disposons du titre du livre, de son édition, et le passage est clairement identifiable. En fait, le comte Waldstein tient dans la main l’édition de Mantoue (1558) du Zohar, avec deux colonnes reconnaissables. Celle de droite présente une section du Zohar qui porte sur le Haye Sara de la Torah. Celle de gauche présente le commentaire correspondant du Midrash Ha-ne’elam.

Le livre est ouvert à la page 127 ; les lettres kuf, khaf, zayin sont clairement déchiffrables dans le coin supérieur droit. Le texte araméen est remarquablement calligraphié en écriture Rashi et provient en droite ligne de la page 127 du Zohar de Mantoue. Un tel soin témoigne bien plus que de la simple montre et prouve que l’artiste voulait montrer l’intérêt profond de son modèle pour la kabbale. D’autre part, le passage en question adressait un message au spectateur.

À présent, je vais brièvement évoquer ce passage du Zohar qui nous fait entrer dans l’intimité du comte.

Le Zohar du comte Waldstein

Le fragment du Zohar qui apparaît sur la peinture se situe à l’extrême fin d’une section mettant en scène le dialogue entre Rabbi Yitshak et Rabbi Yose au cours d’une marche qui les emmène des lacs de Tibériade à la Lydie et dont le point de départ est l’étonnement de Rabbi Yitsakh envers le magicien Balaam. Selon Rabbi Yitshak, l’histoire de Balaam nous permet de comprendre un mystère, celui de la relation intrinsèque entre la sorcellerie et le serpent originel, « na hash kadmon », l’esprit d’impureté. Celui qui souhaite gagner la puissance de l’esprit impur doit d’abord se profaner lui-même.

Ainsi, afin de pratiquer la sorcellerie, Balaam se souille chaque nuit en forniquant avec son ânesse. Rabbi Yitshak décrit dans le détail la magie noire de Balaam et son exposé en arrive aux origines de l’impureté, l’inoculation de la bave du serpent à Ève, et sa propagation au reste de l’humanité, jusqu’au don de la Torah au peuple juif sur le mont Sinaï, sans oublier l’épisode du Veau d’or et une explication sur l’inclination des femmes et des gentils envers la magie noire ; les nations ne reçurent pas la Torah et les femmes, par leur cycle menstruel, peuvent facilement s’adonner à la sorcellerie.

Finalement, rabbi Yitshak rend son jugement et c’est ce que nous pouvons lire sur le portrait de Waldstein in extenso : « … et chaque esprit impur s’attache au serpent avant d’entrer dans le monde ; personne au monde ne lui échappe car il se manifeste en toute chose jusqu’au jour où le Très-Haut, béni-soit-il, le chassera du monde comme il est écrit en Isaïe 25 :8 : ‘il anéantit la mort pour toujours’ et aussi en Zacharie 13 :2 : ‘J’exterminerai du pays les noms des idoles.’ »

Le personnage du tableau indique un passage spécifique de la colonne de droite, au milieu de la page représentée : « car il se manifeste en toute chose jusqu’au jour où le Très-Haut béni-soit-il le chassera du monde » L’index de Waldstein repose sur les mots « od zimma », jusqu'au jour. La section du Zohar dont provient cet extrait commence par la promesse que nous allons apprendre un mystère. Dès lors, on peut supposer que le mystère du tableau s’explique par les mots qui s’y trouvent. Mais le propre du Zohar est de faire allusion aux secrets sans les dévoiler, il faut donc chercher d’autres indices.

Dans le coin inférieur droit du tableau, juste au bord du bureau où se tient le comte, on aperçoit un autre livre en évidence, mais fermé et sur un coin de page, on discerne une inscription arabe : « Mystères de Mohammed le messager. » Selon moi, le « mystère » que le Zohar promet de nous apprendre est, d’une manière ou d’une autre, connexe au « Mystère de Mohammed le messager. » D’autre part, je crois que ce mystère a trait à l’éradication finale du péché de la terre, ou plus exactement, du moment spécifique où cette rédemption aura lieu.

« Al-rasu—l », le messager, ou l’apôtre, est l’appellation traditionnelle de Mohammed dans le Qur’an. Toutefois, l’expression « Mystères de Mohammed le messager » n’a rien de conventionnel ; en fait, pour autant que je sache, elle n’apparaît dans aucune source islamique et sonne bizarrement aux oreilles des musulmans que j’ai consultés. Les commentaires juifs du Zohar qui circulaient à l’époque de Waldstein n’éclairent pas l’étrangeté de cet extrait. De son côté, Rabbi Shalom Buzaglo, dans son « Mikdash melekh », n’évoque pas le passage où cette citation apparaît et Rabbi Simeon Labi, dans son « Ketem paz », commente cette page mais superficiellement, sans se référer à la phrase indiquée par Waldstein. Rabbi Moses Cordovero, dans son « Or Yakar », se base sur une version légèrement différente du Zohar et ne se réfère pas au fragment qui apparaît sur le portrait de Waldstein.

Aucun des traités kabbalistiques chrétiens de ma connaissance ne parle de cette section du Zohar non plus, à l’exception de la dernière page du premier volume de Kabalah denudata de Knorr von Rosenroth, où figure la citation d’Isaïe 25 :8 qui est alors interprété messianiquement et numérologiquement comme une équivalence entre « na hash » et « mashiah », mais sans aucun lien avec le Zohar. Ni l’exégèse juive classique de la Kabbale, ni les interprétations des kabbalistes chrétiens ne contiennent aucune mention du fondateur de l’islam et ne prétendent pas élucider les mystères de « Mohammed le Messager. »

À ma connaissance, une seule source de l’époque mentionne le prénom de Mohammed en relation avec les mystères du Zohar et il s’agit de la kabbale sabbataïste composée sous l’empire ottoman peu après la conversion de Sabbataï Tsevi à l’islam. Voici un extrait du « Commentaire de la Liturgie de la Veille de Minuit » composé par Rabbi Israël Hazan de Kastoria, disciple du prophète de Sabbataï, Nathan de Gaza :

« ‘Des rois seront tes nourriciers’ (Isaïe 49 :23) Cette prophétie vise les rois des nations, cela ne fait aucun doute et nous voyons déjà qu’ils croient en AMIRAH [Sabbataï Tsevi] comme il est démontré dans l’interprétation du même verset ci-dessus… ‘et leurs princesses seront tes nourrices.’ Ce verset évoque ceux qui règnent sur les cieux, comme Samaël et Rahab, qui sont au-dessus des rois de la terre et qui se tourneront vers le bien, avec amour, et qui te nourriront. C’est pourquoi les sages disent que Samaël a confié le secret de l’encens à Moïse, comme le verset des Psaumes 68 :19 : ‘Et tu as prélevé tes dons parmi les hommes.’

« Et comme il est écrit en Proverbes 16 :7 : ‘Quand l’Èternel approuve les voies d’un homme, il dispose favorablement à son égard même ses ennemis’ Le terme « birtsot », « approuve », a la valeur numérique 698 ; son écriture en lettres complètes vaut 14 ce qui équivaut au nom Sabbataï [712] Vous savez déjà que le MoHaRaN [Notre Maître le Rabbi Nathan de Gaza] a révélé le mystère de la rédemption : ce n’est pas pour rien que, comme il est dit dans ce verset : le corbeau, « orev », suit le passereau, « Zarzir.» Comme il est dit dans Deutéronome 3 :25 : ‘Laisse-moi passer, je t’en prie, laisse-moi voir ce bon pays de l’autre côté du Jourdain.’

« Le corbeau est le maître des cieux d’Ésaü car les gens d’Édom sont très cruels, ‘ils ne font point cas de l’argent’ (Isaïe 13 :17) mais ne se plaisent qu’à massacrer. Et d’ailleurs, la valeur numérique de « Zarzir » est 414 ce qui vaut le double du nom Rahab [207] Le MoHaRaN dit que ce nombre fait référence aux non-circoncis et si vous faites le calcul en ajoutant la valeur numérique d’orev, de zarzir et de Mohammad, vous obtiendrez 794. Et si vous additionnez les valeurs numériques de la phrase ‘Même ses ennemis’ (Proverbes 16 :11), en prenant la valeur de chaque lettre, à quoi vous ajoutez la valeur de chaque mot, vous obtiendrez encore 794.

« Toutes ces lettres et ces nombres et leurs valeurs renvoient au mystère des noms de puissants adversaires ; tous ceux de leur foi ou qui en sont proches spirituellement sont autant d’ennemis déclarés d’AMIRAH, mais ils feront tous la paix avec lui et leurs reines seront vos nourricières et tous se prosterneront devant vous, face contre terre. (Isaïe 49 :23) Et le terme ‘apayim’ (face) a la valeur numérique du terme ‘kala’, qui signifie poussière, et dont la valeur numérique est égale à celle de Samaël.

« Ainsi donc, le verset se réfère au grand tikkoun qu’AMIRAH réalisera pour son maître céleste. Car vous savez déjà que les corbeaux [aravim = les Arabes ; orvim = les corbeaux] picorent la poussière et c’est là le sens du mystère du verset de Genèse 32 :27 : ‘Un homme lutta avec lui.’ Ce verset fait référence au Sans Nom [Samaël] et à Jacob dont les sages disaient : « ils ont secoué la poussière de leurs pieds au trône de Dieu » ce qui est le mystère de la Création, comment le mal vint à l’existence, mais l’aube [le monde des émanations] est proche et viendra notre véritable rédemption.

« D’ici là, la poussière existera jusqu’à ce qu’il dise : ‘Laisse-moi aller car l’aurore se lève’ (Genèse 32 :26) Cela veut dire que les Arabes seront vos serviteurs et obéiront à votre pouvoir et seront vos messagers car ce sera alors l’aube et le temps sera venu d’entonner un nouveau cantique qui sera chanté par toute la création de haut en bas, comme il est dit : ‘Je ne te laisserai point aller, que tu m’aies béni’. »

Rabbi Hazan rassemble ici trois caractéristiques de la ligne d’écriture du portrait de Waldstein : les mystères, Mohammed, et le messager. Le texte se présente comme une exégèse kabbalistique d’Isaïe 49 :23 ; en citant ce verset, Hazan affirme qu’à la fin de temps, les gentils et les juifs reconnaîtront Sabbataï Tsevi comme leur authentique messie. « Les rois seront vos nourriciers » signifie que les dirigeants des nations reconnaîtront aussi Sabbataï Tsevi comme messie ; à partir de la notion kabbalistique comme quoi un souverain terrestre ne peut régner qu’en puisant, « tétant l’émanation », de sa puissance tutélaire céleste, Hazan interprète la seconde partie du verset « les princesses seront vos nourrices » comme une reconnaissance du mandat de Sabbataï pour les habitants des domaines démoniaques.

Si Sabbataï Tsevi est reconnu par les rois du monde, ce sera parce qu’un bouleversement se sera produit du côté obscur : le mal qui tient le monde matériel se reversera en « bien, avec grand amour. » Les dirigeants du monde maléfiques sont Samaël et Rahab. Sur quel domaine règnent-ils ? Pour répondre à la question, Hazan fait allusion au mystère révélé par son maître, Nathan de Gaza : « Ce n’est pas pour rien que le corbeau suit le passereau. » Cette citation provient du Talmud, sous une forme légèrement modifiée à l’occasion d’un commentaire de Genèse 28 :9 : « Et Ésaü s’en alla vers Ismaël. » Ésaü et Ismaël représentent traditionnellement le Christianisme et l’Islam ; les prétentions messianiques de Sabbataï Tsevi impliquent donc que les deux se convertissent en le reconnaissant comme Messie.

Mais tout n’est pas si simple… À propos de ce passage, le Talmud bBB 92b, dit que « c’est le passereau qui suit le corbeau » et non l’inverse ; ce disant, le Talmud associe le passereau à Ésaü et Ismaël au corbeau, l’oiseau le plus cruel. Plusieurs traités kabbalistiques exercèrent une forte influence sur le développement du sabbataïsme, dont le « Megale ‘amukot » de Rabbi Nathan Shapira et le Sefer Karnayim de Samson d’Ostropole, lesquels inversent justement ces symboles en liant le corbeau à Ésaü, au christianisme et le passereau à l’Islam et à Ismaël. Ces traités développent aussi les noms des gardiens démoniaques d’Ésaü (Samaël) et d’Ismaël (Rahab).

Hazan, pour sa part, inverse la citation talmudique et chez lui, c’est le corbeau qui suit le passereau. En modifiant ainsi le Talmud, Hazan rompt une association kabbalistique des origines. Mais il y a encore autre chose… Selon Nathan de Gaza, cité dans le Commentaire de la liturgie de la Veillée de Minuit, Sabbataï Tsevi interprétait la numérologie de corbeau-passereau comme une référence aux non-circoncis, c’est-à-dire aux chrétiens et non aux musulmans. Il n’empêche : traditionnellement, ce sont les Arabes qui sont les corbeaux, plus que les chrétiens. [Autrement dit : Hazan procède à une double inversion : inversion du Talmud, puisque chez lui, le corbeau suit le passereau et non l’inverse ; ensuite, inversion du sabbataïsme, le corbeau désigne l’islam et non plus les chrétiens.]

La dynamique secrète de Hazan est la suivante : les maîtres d’en haut comme ceux d’en bas reconnaîtront Sabbataï comme messie en vertu d’une inversion des emblèmes juifs de l’islam et du christianisme. Originellement, c’est Ésaü qui allait à Ismaël ; lors de la rédemption, ce sera Ismaël qui ira à Ésaü. Les gardiens de l’Islam deviendront les gardiens du Christianisme et inversement et c’est alors qu’une redistribution fondamentale des puissances aura lieu. Un indice de cette transformation figure dans un des passages des plus étranges de Hazan concernant la numérologie des « terribles ennemis » censés conclure la paix avec Sabbataï Tsevi.

Si le passereau symbolise le christianisme et le corbeau, l’islam, pourquoi y ajouter Mohammed ? Sans doute le fondateur de l’islam se confond-il avec son totem talmudique. Mais que signifie cette étrange phrase, à propos de ces puissants ennemis : « tous ceux leur foi ou qui en sont proches spirituellement » ? Les premiers sont sans doute les musulmans et les chrétiens, mais les autres, qui en sont proches ? Cela reste un mystère.

Le « Grand Tikkoun » de Sabbataï Tsevi fournit la pièce manquante du puzzle : l’apostasie à l’islam en septembre 1666, sous l’ordre du Sultan Mohammed IV. Par cette conversion, le néophyte reçoit un nouveau nom et dans le cas de Sabbataï, ce fut Mehmed, ou Mohammed selon la prononciation turque. Comme l’a démontré David Halperin (2007), Sabbataï Tsevi accordait beaucoup d’importance au symbolisme de son nom musulman et y recourait dans sa correspondance à sa famille et à ses proches. Selon Halperin, l’adoption du prénom Mohammed implique une soumission complète de Sabbataï et une reconnaissance de sa puissance politique. En devenant Mehmed, Sabbataï Tsevi ne rejetait pas seulement son judaïsme mais il adoptait le rôle de Mohammed, tout comme il s’était précédemment identifié à l’ange Métatron, « l’ange déchu et Dieu ascendant. »

La théologie sabbataïste d’avant la conversion associait déjà le messie avec la description talmudique de Métatron : « Son nom est le même que celui de son Maître. » il s’ensuit une chaîne symbolique qui établit une équivalence entre le nom de Sabbataï et un  des noms de Dieu. Le nom Sabbataï est de valeur numérique 814 comme le nom Shaddaï complètement développé — « ShY’’N DL’’T YV’’D » Or, les trois dernières lettres du nom Shaddaï ont valeur de 314, ce qui correspond à celle de Métatron.

Après l’apostasie du messie, l’anti-Sabbataïste Joseph Helevi recourut au même motif pour se moquer : « Ainsi donc, Mehmed, leur sauveur, viendra à leur secours et il les élèvera au niveau de leur prophète, son maître dont le nom est le même, leur prophète Mohammed. » Selon Halperin, Sabbataï reprit l’argument à son compte et le retourna en « la croix de son œuvre salvifique. » Prendre le nom de Mohammed c’était à la fois prendre le nom de Dieu et de l’anti-Dieu, réunir le démoniaque et le divin. De plus, par le prénom de Mohammed, le temporel et le spirituel ne forment plus qu’un, à la fois prophète et sultan ottoman.

Selon moi, le « Mehmed » du fragment de Hazan désigne moins le fondateur de l’Islam que Sabbataï Tzevi lui-même dans sa double identification à Mohammed et au sultan. Le troisième élément chez Hazan, « ceux qui en sont proches spirituellement », désigne en fait l’acte d’apostasie de Sabbataï. Paradoxalement, Sabbataï en tant que Mehmed est l’ennemi de Sabbataï en tant qu’AMIRAH, messie de ses disciples juifs. Que Sabbataï soit son propre ennemi s’inscrit dans la dynamique de la rédemption, comme une psychomachie, une lutte entre différents aspect de la personnalité du messie, ce qui constitue un topos de la théologie sabbataïste depuis Nathan de Gaza et son « Drush ha-taninim » ce qui est attesté par de nombreuses sources, y compris le Commentaire de Hazan.

Pour ce qui nous intéresse, le Grand Tikkoun devait permettre à Sabbataï Tsevi d’assumer les puissances de Mohamed était aussi le tikkoun de (ou au nom de) Celui qui n’a pas de Nom, Samaël. Le démon Samaël, gardien des chrétiens et du christianisme qui, grâce à la conversion de Sabbataï à l’Islam, reçoit le pouvoir sur les musulmans et sur l’Islam. Par la même, il parvient à la paix avec Sabbataï Tsevi ; en d’autres termes, il renonce à ses pouvoirs diaboliques pour être absorbé par la sphère de la sainteté ; d’autres textes sabbataïstes vont jusqu’à identifier Sabbataï à Samaël en conférant à ce dernier la qualité mercurielle de Métatron.

Gershom Scholem et Halperin soulignent ce trait essentiel du sabbataïsme de Hazan : la conversion du messie à l’islam vise à sauver les nations du monde, à la fois chrétiennes ou musulmanes. Selon Hazan, le messie pénètre le domaine maléfique des écorces mortes, « klipoth », c’est-à-dire les religions et les pouvoirs temporels non-juifs, pour les détruire de l’intérieur et les rétablir en sainteté. L’essentiel ici : la transformation du mal et la modification de ses rapports aux juifs et au judaïsme.

Non seulement l’eschatologie sabbataïste produit une doctrine de la rédemption des gentils et l’adulation de Sabbataï Tsevi par les non-juifs au cours des temps messianique mais il change les rapports entre Islam et Christianisme. La reconnaissance de Sabbataï ne se produira pas en un temps ; d’abord, il doit être reconnu par les musulmans et ensuite par les chrétiens.

De fait, le « Commentaire sur la liturgie de la Veillée de Minuit » contient des témoignages de première main sur la réception du message par des sabbataïstes musulmans non-juifs et comment le processus messianique se déroule tout d’abord. La deuxième étape, la pénétration du sabbataïsme chez les chrétiens, implique une grande tribulation dans les sphères supérieures, où Samaël, le gardien d’Ésaü devient le gardien des Ismaélites, alors que Rahab devient le protecteur de la chrétienté.

Ce bouleversement entraîne des conséquences ici-bas : le triomphe du christianisme sur l’islam. Lorsque Hazan inverse la sentence talmudique sur le corbeau et le passereau, il annonce que le monde musulman, en particulier l’Empire Ottoman, sera conquis par le christianisme. À la lumière de la doctrine sabbataïste, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, la fin de l’extrait du commentaire de Hazan ne fait pas allusion, à une soumission des musulmans au sabbataïsme, mais bien à leur écrasement par le christianisme.

Il s’agit là d’une anticipation sabbataïste de la dialectique du maître et de l’esclave : de même que Sabbataï Tsevi s’est laissé subjuguer par Ismaël avant de se convertir à l’islam pour retourner les musulmans de l’intérieur, de même la conquête d’Ismaël par Esaü mènera à l’expansion de l’évangile du vrai messie dans le monde chrétien. Et c’est ainsi que nous arrivons à l’ultime mystère de Mohammed : à la fin des temps, les musulmans seront les messagers et les apôtres de Sabbataï Tsevi parmi les chrétiens et ceux qui croient en Jésus.

Mon hypothèse est que « les Mystères du messager Mohammed » cités dans le portrait du comte Waldstein désignent en fait les mystères de Sabbataï-Mohammed. L’éradication du péché sur terre désigne en fait le triomphe du christianisme sur l’islam et la propagation de l’évangile sabbataïste parmi le monde chrétien jusqu’à l’unification du monde.

Pour rappel, sur le tableau, Waldstein désigne du doigt les mots « ad zimma », « jusqu’au moment », ce qui suggère que les temps sont mûrs. Le Commentaire de la liturgie de la Veillée de Minuit est en fait un traité théologico-politique qui s’inspire d’événements contemporains et qui les interprète dans une perspective eschatologique. Nous ignorons la date de composition de cette œuvre, sans doute entre la mort de Sabbataï Tsevi (1676) et celle de Nathan de Gaza (1680) Moins d’un an après la mort de Nathan, les armées du Grand Vizir Kara Mustafa se mobilisèrent et se déployèrent à l’Ouest avant d’être défaites lors de la Bataille de Vienne (1686).

Je n’affirme pas ici que Hazan ait prédit cet événement qui représente un tournant dans l’histoire des relations entre islam et chrétienté, qui mit un terme à l’expansion musulmane en Europe, en établissant les conditions pour la reconquête de la Transylvanie et de la Hongrie par les Habsbourg… Néanmoins, les écrits de Hazan font partie des commentaires de l’époque à propos de l’avancée musulmane en Europe. Mais en quoi est-ce lié au portrait du comte Waldstein ? La théologie-politique sabbataïste s’élabora entre les années 60 et 80 du dix-septième siècle avant de resurgir parmi l’entourage de Waldstein un siècle plus tard.

Ceci nous amène à nous interroger sur la représentation du monde que se faisait le comte et sur sa propre représentation picturale.

To be continued…

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