Ill. : Agrippa (1871) par Lucy Madox BrownPris sur Academia.edu. Le Premier psychonaute ? Les expérimentations
narcotiques de Louis-Alphonse Cahagnet par Wouter Hanegraff,
traduction de l’anglais par Nedotykoma, no copyright infringement
intended.
Au cours des
Lumières, les « sciences occultes » perdirent presque tout prestige et
crédibilité académique, mais survécurent souterrainement, parmi la culture
populaire. Après 1789 et à travers le dix-neuvième siècle, des publications à
bon marché irriguaient la curiosité d’un public avide d’informations insolites
ou de pratiques de magie qui appartenaient désormais à un passé lointain et
familier. La plupart des historiens de la période s’accordent sur le ravalement
de l’occultisme au rang de simple curiosité d’antiquaire ou de spécialiste.
L’aspect pratique
était alors quasi totalement négligé et comme le remarque John Patrick Deveney,
biographe de Paschal Beverley Randolph : « On chercherait en vain des preuves manifestes d’une praxis magique ou
d’expériences vécues : même le mesmérisme, qui avait pourtant intégré des
éléments de magie traditionnelle et produit d’étonnants résultats, manquait
cruellement de données empiriques de première main. Les somnambules entransées,
majoritairement des femmes, prodiguaient leurs visions tandis que le
magnétiseur ne pouvait que se demander de quoi au juste elles parlaient. »
Selon Deveney, il
faudrait attendre la décennie 1860, avec les premières publications de Paschal
Beverley Randolph. Sans conteste, le roman « Ghost Land » (1876) d’Emma Hardinge Britten fournit des
descriptions saisissantes de rites au sein de la Fraternité berlinoise du
Cercle Orphique, ainsi que l’usage de drogue, de miroirs et de cristaux pour
induire des « projections astrales » En admettant que ces pratiques
eurent effectivement lieu, la logique demeure la même : « Là aussi, c’est la médium entransée qui
contemple les mystères de l’univers et non l’occultiste lui-même. » En
d’autres mots, les mages de Britten n’étaient pas des praticiens : ils
détenaient leur savoir d’autrui, sans participer aux visions transcendantales.
Dans l’article qui
suit, je tenterai de relativiser le rôle pionnier de Randolph Beverley en le
réattribuant à un obscur auteur français, du nom de Louis-Alphonse Cahagnet (1809-1885),
jusqu’ici négligé par la plupart des historiens, à l’exception d’Antoine Faivre
qui, dans son article « Éloquence
magique : description des mondes de l’au-delà exploré par le magnétisme
animal » (2008), le cite comme une figure majeure des débuts de
l’occultisme.
Narcotiques chez Britten et Randolph
Tout d’abord, il
faut insister sur un point longtemps minoré : tous les pionniers de
l’occultisme cités ci-dessus, qu’il s’agisse de Cahagnet, Randolphe ou de
Britten, étaient persuadés de l’utilité des narcotiques et stupéfiants comme
d’instruments pour induire des visions transcendantales. Dans « Art Magic » (1876), le supplément
théorique de « Ghost Land »,
Britten se montre particulièrement explicite : elle affirme que le clergé
de l’antiquité recourait « aux
vertus occultes des potions, minéraux, plantes » et ses écrits sont
parsemés d’allusions toujours favorables au « hachich, opium, aconitum nappellus, distillation du soma
indien, lotus égyptien, fungi âcre » ou à « l’onguent des
sorcières. »
D’autres textes de
Britten mentionnent des « fumigations » et « l’inhalation de narcotiques et de vapeurs
aromatiques à des fins de stimulation », voire de « l’oxyde nitreux »,
des « gommes chimiques et des épices. »
Tout comme chez Randolph, cet intérêt pour les narcotiques a été étudié en
détail par Deveney, le haschich en particulier. Dans un entretien accordé en
1860 au périodique spiritualiste « Banner
of light », Randolph ne laissait aucun doute sur ses habitudes, avec
une allusion à Cahagnet :
« Il s’agit de la voie royale de la médiumnité
dont les splendides révélations sont supérieures en tout, comme le diamant est
préférable à l’étain et l’or pur préférable au diamant. Le haschich
n’affecte pas seulement le corps mais aussi l’âme elle-même et produit une
extase mentale, une illumination dont la gloire inexprimable, et la grandeur
superlative, et l’épouvantable sublimité excèdent ma puissance d’évocation. Que
cela soit dit : Alphonse Cahagnet et moi-même, parmi d’autres, eûmes le
privilège de franchir les protes éternelles, closes au hommes incarnés qui ne
disposent pas de la clef céleste ; oui, nous franchîmes ces portes,
affermis d’une impavidité bénie et nous explorâmes les indicibles mystères de
la sérénité de l’âme humaine, pour atteindre à l’intuition de l’immortalité. »
Ensuite, Randolph
confesse qu’il a fumé du haschich cinq ou six fois au cours des douze années
qui ont précédé et qu’il a « plus appris en deux prises qu’au cours de
toutes les expériences spirituelles de sa vie. » Il ajoute : « Sous cette influence, j’ai pu devenir ce que
je suis désormais et atteindre ce point de développement intellectuel, en-deçà
duquel mon âme n’a plus jamais reflué depuis. » Il poursuit en
présentant un « récit de voyage » détaillé, celui d’une décorporation
subie le 29 mars 1855 ou 1856.
Sur les conseils
d’un médecin français installé à New York, le Docteur Bergevin, membre de la
Société magnétique de Paris, il rejoignit les cercles du Baron Duporet et de
Louis Alphonse Cahagnet où il prit connaissance d’un phénomène rarissime à
l’époque : un réseau de mages qui ne se limitaient pas à une observation
passive de la médiumnité, mais qui tentaient de la réaliser par eux-mêmes. Non
seulement, ils avaient développé une pratique régulière, mais aussi un
environnement de magie rituelle.
Louis-Alphonse Cahagnet
Ni universitaire
classique, ni gentleman dilettante, Cahagnet, sur qui la littérature est des
plus minces, aimait particulièrement à se définir comme un simple ouvrier. Né
le 18 avril 1809 à Caen, en Basse-Normandie, sa famille et lui déménagent au
Havre alors qu’il est âgé de sept ans. C’est là qu’il entre en apprentissage de
menuiserie et devient un charpentier qui travaillera pendant dix-huit ans à
produire des meubles d’intérieur et comme restaurateur d’antiquités.
D’après ses dires,
il aurait créé ses propres outils et en aurait inventé d’autres, jusqu’à ce
qu’une faiblesse de constitution le force à changer de métier et qu’il
s’installe comme tailleur et tailleur de chemises. Au cours de la décennie
1840, il semble avoir déménagé à Paris où il loue des chambres au 265 rue Saint-Denis jusqu’à ce que
l’augmentation du prix de la vie le force à migrer vers la banlieue
d’Argenteuil où il meurt le 10 avril 1885. Ses admirateurs lui érigeront une
statue qui peut toujours être admirée dans le cimetière local.
En 1848, Cahagnet
publie le premier volume de ce qui constituerait son œuvre la plus
connue : « Les Arcanes de la
vie future dévoilés », traduite en anglais sous le titre « The Celestial Telegraph » et qui
exercera une forte influence sur Emma Hardbinge Britten. Les nombreux volumes
de la bibliographie de Cahagnet contiennent les protocoles de ses séances de
médiumnité avec huit somnambules qui décrivent minutieusement leurs voyages
dans les hautes sphères.
Comme le remarque
l’historien du spiritualisme et
psychiste Frank Podmore (1856-1910) : « ces révélations appartiennent à un registre post-swedenborgien et
traite de la formation des sphères éthériques, des préoccupations des défunts,
de la béatitude de l’au-delà et de visions angéliques vêtues de blanc, qui
évoluent au long des vastes prairies, sous une lueur d’un grain plus pure que
la nôtre. » Ce qui distingue la littérature de Cahagnet, c’est sa
grande exigence de vérification empirique des données.
Dans « Modern Spiritualism » (1902),
Podmore le décrit comme « un homme
d’une honnêteté et d’un sens de la pédagogie rares qui acceptait la
critique et qui entreprenait tout ce qui était en sa capacité pour étayer ses
assertions d’une documentation crédible, comme on peut le voir d’après le
sous-titre du deuxième volume de son œuvre. Parmi la littérature spiritualiste,
je ne connais aucun autre exemple à atteindre à un tel degré d’expertise, ni
aucun auteur d’aussi bonne foi, aussi alerte et soucieux de vérité. »
Cahagnet ne se
satisfaisait pas d’un rôle passif de scribe de communications somnambuliques :
il cherchait à voir par lui-même ces royaumes du plan supérieur. Dans le
premier volume des Arcanes (1848), il
se demandait si « les méthodes ordinaires de narcose » suffiraient à
ses projets. Qu’il ait considéré ces méthodes comme « ordinaires »
est pour le moins intrigant, mais surtout, il semble que les somnambules qu’il
employait aient personnellement rechigné à de telles méthodes.
« Les narcotiques abîment le système nerveux,
ils perturbent l’âme et ses fonctions vitales en la projetant dans le monde de
la causalité alors qu’elle se débat pour rester dans le monde des effets. »
Quelles que soient les révélations des esprits, il est clair que Cahagnet ne
s’embarrassait pas de leurs mises en garde ; il franchit le pas et procéda
bientôt à des tests avec des produits stupéfiants, qui plus est, à une grande
échelle et sans autocensure dans ses écrits où il rapporte les objurgations
initiales de ses médiums et des esprits avec lesquels ils communiquaient. Ce
qui semble confirmer les dires de Podmore.
Le côté obscur
Entre 1850 et 1851,
soit entre la publication des deux premiers volumes des Arcanes et le dernier, Cahagnet publia un recueil de dialogues
intitulé Sanctuaire du Spiritualisme
(1850) qui fut également traduit en anglais dès l’année suivante. Les deux
interlocuteurs répondent au nom d’« Alfred » et de Gustave et entament
une discussion sur l’existence de Dieu, de l’âme humaine, de la nature de la
matière et de la pensée, en progressant sur d’autres sujets comme l’astrologie
et les sciences occultes. Leur septième dialogue, consacré aux « nombres,
à l’espace et au temps », prend une tournure inattendue lorsque Alfred,
qui semble oublier le thème, dévoile à Gustave ses méthodes pour parvenir à
l’extase. Le compte rendu qui s’ensuit est clairement autobiographique et nul
doute qu’Alfred n’est autre que Cahagnet.
Après avoir retracé
ses observations initiales de l’état somnambulique, « Alfred » fait
état de sa volonté d’y participer complètement. Hélas, plusieurs magnétiseurs
tentent de le plonger en transe, mais sans aucun effet. Ensuite, il a l’idée de
se constituer un « baquet de Mesmer narcotique » à partir d’une
fioles de verre emplie d’une mixture de sulfure sublimé, d’amalgame ferreux et
de sable, interconnecté par des conducteurs magnétiques grâce à une décoction
d’épices et de plantes comme la belladone, l’opium, le coquelicot et le
chanvre. Encore une fois, aucun effet.
Cahagnet entame
alors une étude exhaustive des publications « entre 1784 et 1800 »
pour accroître la force magnétique au moyen de fluides subtils censés émis par
d’autres narcotiques ; malheureusement, il ne cite pas ses sources. La
mastication ou l’inhalation d’opium, ou de chanvre, ne lui procure aucun effet
hormis de violentes migraines. Frustré, il en vient aux évocations magiques et
si la transition peut paraître abrupte, elle s’éclaire dans l’extrait qui suit.
« Conformément à Agrippa, j’ai sommé un esprit
d’apparaître durant mon sommeil et j’ai signé cette conjuration en la disposant
sous mon oreiller. Plusieurs jours se sont écoulé avant que je ne reçoive des
visions, pas comme je l’aurais escompté, mais étonnamment assez pour désaltérer
ma soif de connaissance et pour me permettre de comprendre ce qu’il convenait
de faire ou non dans nos contacts avec les esprits. Au cours de ces trois
dernières années, mes nerfs furent rudement mis à l’épreuve, trop durement,
outre d’autres circonstances qui avaient trait à un
« ensorcellement » ; du moins, ce que prétendit mon clairvoyant
Bruno, comme je vous l’ai expliqué dans les Arcanes.
« Vrai ou faux, j’ai vu plus que je ne le
désirais et la prière m’aida à me libérer de cette obsession. Ces visions ne me
procurèrent pas ce que je cherchais, c’est-à-dire une extase afin d’obtenir la
réponse à cette seule question : qu’est-ce que l’homme ? Je devais
absolument trouver le moyen qui rendrait une telle extase possible et j’étais
prêt à donner ma vie pour y arriver. Je ne redoutais ni le poison, ni rien de
ce qui aurait pu donner à mes yeux le pouvoir de voir. J’avais quitté la
campagne où je résidais pour Paris, pour procéder à des expériences au centre
de la lumière qui devait m’illuminer tout entier.
« Mes prières furent exaucées : les états
de somnambulisme et d’extase sont plus faciles à provoquer en ville qu’à la
campagne car on y est plus détaché des peurs qui vous rendent
vulnérables ; rien ne vous semble diabolique ou incroyable et on garde
davantage confiance en la validité de telles expériences. J’ai formé de très
bons clairvoyants et c’est sous leur dictée que j’ai composé les Arcanes de la
vie future révélée. »
Ces intéressantes
réflexions sur la différence entre ville et campagne pourraient expliquer le
remarquable degré d’érudition de Cahagnet quant aux propriétés médicinales des
herbes et des plantes, y compris les sources paysannes de la magie et de la
sorcellerie. En dehors des données biographiques, cet extrait est important car
il suggère également un lien étroit entre l’inhalation de parfums, d’encens et l’invocation
des esprits. Le compte rendu de Cahagnet « conformément à Agrippa »
s’inscrit directement à la suite de ses descriptions de fumigations :
« Je fis brûler de l’encens, du chanvre, du
coriandre, de la belladone, de l’anis, de la gomme-laque et de la résine
d’acacia après quoi j’inhalai et remplis mes poumons de ces remugles qui
m’infligèrent de violentes migraines. J’ignore comment j’ai résisté à de telles
expériences. » Après ce passage, apparaît le nom d’Agrippa ;
effectivement, l’humaniste de la Renaissance donne une recette de fumigation
dans le tome 1 de De occulta philosophia
« Ainsi on prétend qu’en faisant un parfum de
coriandre, de persil, de jusquiame avec de la cigüe, on fait venir aussitôt les
démons et c’est ce qui fait que ces esprits se prénomment les herbes de démons.
L’on dit de même qu’en faisant un parfum de la racine de cane ou de roseau, de
férule avec le suc de la cigüe, de jusquiame, d’if, de barbaffe, de fandal
rouge & de pavot noir, on fait paraître les démons et des figures
étrangères. »
Presque
contemporain de Cahagnet, Karl von Eckartshausen décrit en 1788 ses
expérimentations avec de telles fumigations. Il prétend qu’immédiatement après
avoir jeté une substance narcotique dans un réchaud, une forme anthropoïde se
serait dressée devant lui, présentant un
visage blême. La fumée affectait son état de conscience et il ne parvenait pas
à se rappeler sa conversation avec le spectre et il se sentait engourdi comme
au réveil d’un cauchemar. Lorsqu’il récidiva, il se sentit submergé par une
telle terreur qu’il dut quitter la pièce, se sentant pitoyable au cours des
heures qui suivirent et même des semaines après. Affaibli par sa mésaventure,
il continuait à se souvenir d’un visage spectral qui flottait au-dessus de lui.
Après cette tentative, il ne s’y risqua plus.
Comme je l’ai
suggéré ailleurs, de telles expérimentations avec des narcotiques ou des
fumigations jouèrent un rôle capital dans l’émergence de l’occultisme, bien
plus qu’on ne l’a cru jusqu’ici. Un fil rouge court des recettes d’Agrippa à
Henri Montfaucon de Villars et son Comte
de Gabalis (1670) le principal argument est que les Elémentaires peuvent
être invoqués au moyen d’un élixir alchimique secret « la Très-Sainte
Médecine » ou « la Médecine Catholique Cabalistique. » Cette
idée d’invoquer des êtres invisibles au moyen de l’alchimie provient du roman
initiatique de Bulwer-Lytton, Zanoni dans
lequel l’apprenti sorcier inhale une « liqueur d’extase » qui lui
procure la terrible vision du « Gardien du Seuil. »
L’expérience
horrifique qui s’ensuit, modèle d’horreur gothique, provient sans doute des
descriptions d’Eckartshausen, un arrière-plan essentiel, tout comme les
invocations d’Élémentaires par George Henry Felt lors de la soirée de fondation
de la Société Théosophique où il recourut à des gommes aromatiques et à des
herbes hallucinogènes. Là aussi, tout comme dans le récit d’Éliphas Lévi à
Londres où il évoqua l’esprit d’Apollonios de Tyane, le sentiment qui prédomine
est celui de malaise, de peur puis d’horreur, ce qui est prévisible : les
effets de la belladone, entre autres, sont bien documentés, entre autres par
Christian Rätsch dans « The
Encyclopedia of Psychoactive plants » (1998)
Cahagnet s’inscrit
dans la continuité de ces pratiques dans Magie
magnétique (1858), un autre livre oublié qui joua un rôle de première
importance dans l’histoire de l’occultisme et qui mériterait une étude
exhaustive à part. Cahagnet dissémine ses références aux narcotiques, ce qui
prouve qu’il n’avait pas renoncé, même après sa désillusion avec le haschisch.
Le troisième chapitre se consacre aux miroirs magiques, y compris un
« miroir narcotique. » Alors qu’un miroir magnétique adopte la forme
d’une sphère emplie d’eau, ce miroir-ci contient une distillation aqueuse de
belladone, de jusquiame, de mandragore, de chanvre, d’opium et de coquelicot.
En l’absorbant, on ressent des effets qui, sans être létaux, peuvent s’avérer
extrêmement perturbant.
Le côté solaire
Cahagnet a
rencontré des succès variables avec ses fumigations mais il n’a pas obtenu ce
qu’il cherchait : ces substances, traditionnellement associées à la
sorcellerie et à la démonolâtrie, ne produisent qu’horreur et dégoût, ce qui ne
le guérit pourtant pas de son obsession. « À Paris, je recommençai mes
expériences, on me conseilla de me faire magnétiser derrière les
oreilles ; les clairvoyants que je connaissais procédaient ainsi depuis un
mois ou plus pour entrer en transe ; eux non plus, n’y arrivèrent pas. Je
cherchai alors à extraire du chanvre dont je fumai les feuilles séchées, ainsi
que de la belladone. J’inhalai de l’éther diéthylique pendant vingt-cinq
minutes, sans rien éprouver du tout. »
On imagine la
frustration du pauvre Cahagnet, une déception proche de celle que dut ressentir
le mage élisabéthain John Dee qui se fiait à son assistant Edward Kelly pour
entrer en contact avec les anges grâce à son miroir noir, alors que ce dernier
semblait dénué de talent pour obtenir la moindre vision transcendantale.
Jusqu’au jour où un des amis de Cahagnet lui recommanda une publicité aperçue
chez un apothicaire : « Haschich
d’Orient » C’est ce que fit Cahagnet : il en versa trois grammes
dans une tasse de café noir mais cinq heures après l’ingestion, toujours aucun
effet ! Les proches qu’il avait invités commencèrent à quitter la pièce,
puis, tout à coup, Cahagnet commença à éprouver d’étranges sensations
corporelles qu’il décrivit par la suite avec son honnêteté coutumière.
« J’attirai l’attention d’Adèle [Maginot,
la célèbre clairvoyante qui deviendrait sa femme] sur cette vision qui m’était si étrange en m’exclamant : ‘n’est-ce
pas drôle ?’ J’avais l’impression de bouger les jambes, de marcher, comme
si, à chaque mouvement, mon pied se levait à travers ma jambe et j’en vins à
penser que c’était un membre spirituel détaché de son enveloppe charnelle…
Adèle se tenait devant moi, riant de ma surprise et de mes mouvements bizarres.
Un tel lien de sympathie s’établit entre nous que je me sentis contraint
d’imiter le moindre de ses mouvements : c’était comme si nos deux mentons
se joignaient et que je parlais avec ses propres mots. »
Et il poursuit
ainsi. Cahagnet a vécu le « trip » classique chez les innombrables
fumeurs de haschich et apparemment, il passa du bon temps avec Adèle. Ce qui
est plus intéressant est qu’il découvrit qu’il pouvait non seulement se
décorporer et se réintégrer à volonté mais aussi se joindre à l’esprit d’autrui
ou devenir un avec son environnement immédiat. L’expérience franchit alors un
tout autre niveau : Cahagnet écrit avoir ressenti un choc extrêmement
violent, à la fois douloureux et agréable, qui lui montait de l’épine dorsale
au cerveau, culminant par la vision d’un…
« … vaste panorama de tout ce que j’avais pu
contempler ou méditer jusque-là au cours de mon existence : les plus
lumineuses couleurs, comme sous forme de tableaux baignant dans une lumière
incomparable, comme filtrée par des stores vénitiens.
« Ce panorama se déployait tout autour de moi,
tournoyant avec une telle clarté, une telle diversité d’images qu’il faudrait
un livre entier pour décrire ce que je vis alors en l’espace d’une heure. Cet
état diffère tellement de l’état matériel qu’il est impossible pour celui qui
en éprouve l’influence de conserver une notion du temps tandis que les images
se succèdent dans l’espace qui les contient. Ainsi donc, j’avais la ferme
impression de flotter à la fois au centre et au-dessus de ce microscopique
univers…
« L’univers matériel me semblait réduit à une
échelle minuscule, avec le moindre de ses éléments constitutifs, les villes,
les monuments, les espaces publics, les jardins, les cieux et la terre, avec
leur ineffable beauté. J’avais enfin trouvé la solution, atteint mon but,
l’essence de l’homme. J’étais moi-même un univers en réduction et je compris
comment les clairvoyants prétendaient être capables de bilocation, de se
trouver simultanément en Égypte ou en Chine sans bouger dans l’espace, comment
on pouvait serrer la main à des kilomètres de distance d’un Africain en
demeurant sur place. »
Cette vision
correspondait à ce que Cahagnet espérait depuis des années. L’expérience le
persuada que le haschich pouvait « accroître
l’état spirituel qui sommeille en chacun de nous par lequel nous pouvons tous
trouver les solutions à nos problèmes. » On ne peut s’empêcher de se
demander comment cette phénoménologie, une forme de swedenborgisme français,
allait s’actualiser sous la férule de Cahagnet. Ce dernier ne date pas précisément
son expérience psychotrope, mais on peut supposer qu’elle eut lieu au cours de
l’année révolutionnaire 1848. Suivent quatorze récits de « trip »
d’autres personnes, ce qui montre qu’il avait partagé sa découverte à son
domicile pendant toute le printemps 1848.
La première de ces
dix séances eut lieu entre le 4 juin et le 31 août : les participants
faisaient partie des plus humbles corps de métiers et il les mentionne par leur
nom et profession : le publiciste Blouet, l’horloger de la marine Lecoq,
M. Duteil, membre de la société magnétologique de Paris, Mr Blesson magnétiseur
spiritualiste, un autre horloger du nom de Roustan, un somnambule nommé Mrs
Pichard, le chapelier Gaspart et un autre journaliste, prénommé Mouttet.
D’autres qui craignaient pour leur réputation ne son mentionnés que par leurs
initiales.
Pour la plupart des
sujets, l’expérience semble avoir été agréable et même magnifique ou émouvante,
pleine de signification spirituelle, au point d’être le plus souvent
intraduisibles hormis en recourant au vocabulaire de Swedenborg. Tous
témoignent à quel point il est pénible de quitter l’état psychotrope pour
rejoindre la conscience terrestre. L’ouvrage de Cahagnet ne passa pas inaperçu
auprès de la presse spiritualiste Américaine.
Un des premiers
articles sur le Haschich, écrit par A.B. Child, un proche d’Emma Britten, parut
dans le « Banner of Light »
du 22 janvier 1859 et provoqua la controverse. Child s’inspirait clairement de
« Hasheesh Eater » de Fitz
Hugh Ludlow, publié deux ans auparavant, mais aussi de publications antérieures
comme celle de Jacques-Joseph Moreau de Tours (1845) et Théophile Gautier, le
co-fondateur du Club des Hachichins (1844) introduit au public anglais par un
article de Robert Chambers dans un article souvent réimprimé dans différents
journaux.
« De toutes les substances, le hachich est
sans doute la plus puissante sur l’organisme humain pour l’ouvrir à une
perception spirituelle et la porter au-delà des limites de ce monde, dans celui
des esprits, un monde d’effrois intenses et de délectations profondes, pour
contempler une lumière et une beauté d’une immensité incommensurable à
l’activité intellectuelle la plus puissance. » (Child, 1859)
À la fin de la même
année, le « Spiritual Telegraph »
et le « Fireside Preacher »
publièrent un long extrait du Sanctuaire
de Cahagnet consacré à son expérience du haschich ; d’autre part, Randolph
sortit son accoutumance du placard en 1860, ce qui suscita des réserves et des
mises en garde des milieux spiritualistes. En revanche, Mme Blavatsky publia un
compte rendu enthousiaste sur le sujet.
Conclusion
Le but principal de
ce modeste article est de replacer Louis-Alphonse Cahagnet dans le champ
d’étude universitaire tout en attirant l’attention sur son importance dans deux
domaines de recherche : l’histoire des débuts de l’occultisme au
dix-neuvième siècle et le rôle de substance psycho-actives dans les pratiques
religieuses.
Ces champs d’étude
se chevauchent et on pourrait qualifier leur intersection « d’ésotérisme
enthéogénique », un phénomène bien plus important à partir du dix-neuvième
siècle qu’il n’y paraît et souvent négligé dans la bibliographie
traditionnelle. Cahagnet semble avoir joué un rôle crucial : d’une part,
il rassembla un grand nombre de sources antérieures, souvent oubliées
aujourd’hui, sur les propriétés narcotiques des plantes associées à la magie,
d’autre part, il inaugure une pratique en recourant au hachich pour produire
des visions.
Ces visions furent
interprétées dans une perspective swedenborgienne au sens large et infiltrèrent
la littérature spiritualiste, puis l’occultisme. Selon toute vraisemblance,
c’est Cahgnet qui, en 1855-1856, introduisit Randolph au haschich, comme il en
avait l’habitude depuis 1848. Selon son propre témoignage de 1860, les visions
au haschich de Randolph constituent l’expérience spirituelle la plus importante
de toute sa vie : à leur suite, il fut convaincu de l’immortalité de
l’âme, ce qui devait constituer la base de son œuvre à venir.
À l’époque, entre
1854 et 1855, Emma Hardinge Britten vivait comme actrice à Paris, avant
d’émigrer aux États-Unis : vu la célébrité de Cahagnet, il est très
vraisemblable qu’elle l’ait rencontré. Plus important encore : elle cite
la traduction anglaise des Arcanes sans toujours préciser ses autres sources.
Tout simplement parce que Cahagnet les lui aura indiquées, mais aussi du Sanctuaire du spiritualisme, soit en
français, soit en traduction, sans oublier La
Magie magnétique.
En un très bref
laps de temps, 1855-1856, deux des personnalités pionnières de l’occultisme
arrivent aux États-Unis depuis la France avec les frais souvenirs des visions
enthéogéniques dont elles firent l’expérience avec Cahagnet à Paris. Emma
Hartinge Brittain ne confirmera jamais explicitement qu’elle ait elle-même
recouru aux narcotiques cités dans Art
Magic. Néanmoins, comme je l’ai développé ailleurs, plusieurs des
phénomènes spirituels les plus impressionnants de Ghost Land appartiennent clairement à la phénoménologie du
psychédélisme. Il suffit de relier les points… Pour ces occultistes, la magie
n’était plus qu’une simple théorie, mais aussi une pratique : ils avaient
vu de leurs yeux et cela leur fit de l’effet.
Parmi les questions
non résolues, une des plus importantes est : pourquoi ne reconnurent-ils
pas ouvertement leur emploi du haschich ou d’autres narcotiques comme voie
royale ? Peut-être leur magie se combinait-elle à des activités sexuelles,
en tout cas c'était vrai de Randolph, et l’association des deux aurait été intolérable
pour l’édition de l’époque. À moins que les premiers occultistes, comme Éliphas
Lévi, ne se soient rendu compte que leurs visions étaient difficilement
contrôlables ? Ou alors il s’agissait peut-être d’une relation de
domination, de maître à disciple, auquel cas le secret se justifiait pour
conserver une emprise et permettre une initiation progressive.
En fait, les substances enthéogènes se passent bien de toute structure hiérarchique : l’individu parvient par lui-même à un autre niveau de conscience, sans passer par une autre organisation ou un soi-disant initiateur. Pour répondre à de telles questions, d’autres investigations seraient nécessaires parmi les sources primaires qui n’ont pas encore livré tous leurs secrets.
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