Ill. :
Reverend Bizarre.Pris
sur Academia.edu. La métahistoire d’Aleister Crowley par Ian Drummond,
traduction de l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.
« Cependant, nous savons qu’après un certain temps
se produira une réforme générale, à la fois divine et humaine, selon nos désirs
et les espérances d’autrui. Car il est juste et bon qu’avant le lever du soleil,
ce soit d’abord à l’aube de briller, du moins d’apporter quelque clarté ou
lumière dans le ciel. »
— Fama Fraternitatis : Appel de la Fraternité de l’Ordre très Vénérable de la Rose-Croix
*
« La doctrine, comme toujours entre initiés, se
transmet sous forme de parabole. Même ceux qui ont atteint un moindre degré
d’éveil sont conscients que la foi du charbonnier et les sarcasmes des
sceptiques sont, au regard des faits, simplement puérils. Tout phénomène
naturel, qu’il soit réel ou non, revêt une signification spirituelle. C’est
cette signification seulement qui possède une valeur philosophique pour
l’initié. »
— Aleister Crowley : Magick without Tears.
*
La vie et l’œuvre d’Aleister Crowley (1875-1947) n’ont,
jusqu’à une date récente, attiré que peu d’attention parmi les milieux
universitaires et académiques, tout comme ils ont été en grande partie ignoré
des historiens des religions. Pour ses contemporains, Crowley avait la même
réputation que Lord Byron, celle d’un homme « mauvais, fou et de mauvaise
fréquentation » ou d’un gourou satanique, en tout cas, celle d’un penseur
privé et marginal dont les préoccupations sexuelles — la sainte trinité :
sodomie, masturbation et culte phallique solaire — ne furent pas étrangères à
cette mise à l’écart. Néanmoins, ce sont ces mêmes « qualités » qui
expliquent l’intérêt croissant que lui portent des spécialistes désireux
d’établir une cartographie de ce qu’il convient d’appeler une « période de
transition du vingtième siècle. »
Dans Accès à
l’ésotérisme occidental, Antoine Faivre considère « l’occulte »
comme un courant de réaction au « triomphe du scientisme », du moins
comme une tendance à intégrer le progrès scientifique et la modernité à des
éléments ésotériques traditionnels antérieur à 1860. La doctrine de Crowley
cherchait à établir une méthode « d’illumination scientifique » par
lui nommée Magick. Sous cette appellation, il réunissait les techniques
orientales du yoga et la magie cérémonielle de l’Occident. Cette science
magique se basait sur une philosophie révélée que Crowley tenait pour
scientifique, et donc universellement reproductible, conformément à l’idéal des
ésotéristes de la Renaissance.
Dans
la préface de sa biographie de Paschal Beverly Randolf, le mage sexuel rosicrucien du
dix-neuvième siècle, J. P. Deveney recourt à l’expression « attentes
déçues » pour caractériser la quête occultiste. « Le gourou se révèle
un simple humain, la pierre philosophale s’évanouit en fumée, les
communications des médiums ne sont que fraudes ou plagiats. »
Selon
Deveney, lorsque l’occultiste échoue dans ses projets, il refuse de
l’interpréter comme une confirmation de l’absence de ce qu’il recherche, mais
il voit plutôt comme un encouragement à persévérer, à chercher plus loin. La
recherche occultiste de sagesse s’étend à la fois dans l’espace, « par
l’idéalisation des personnalités marginales », et dans le temps,
« car la sagesse est toujours ancestrale ou originelle. » En fait,
les occultistes croient non seulement que ces vérités sont « éloignées
dans le temps et l’espace » mais aussi « cachées des maîtres secrets
ou par des Supérieurs Inconnus. » [Quand l’apocalypse échoue, la gnose
prend le relais]
Bien que le propos de cet article ne soit pas
d’explorer cette thématique dans le détail, ces « maîtres secrets »
chers à Crowley, comme les Grands Maîtres de la Fraternité Blanche, jouent un
rôle important dans sa conception d’une métahistoire : « tous les
êtres humains, au moins virtuellement, sont les acteurs centraux dans le
déploiement d’un drame cosmique. » Tout comme chez Steiner et Blavatsky,
cette métahistoire s’appuie sur une « évolutionnisme radical » mais
aussi sur un recours intensifs aux théories anthropologiques de J. G. Frazer.
Le principal thème ésotérique chez Crowley provient de
l’idéal rosicrucien d’une rénovation ou rédemption à la fois individuelle et
collective « grâce à une science spirituelle universelle. » Trois
jours durant, au cours du mois d’avril 1904, Crowley reçut des communications
télépathiques d’une intelligence supranaturelle qui se présenta à lui comme
« Aiwass, le ministre d’Hoorpaar-Kraat. » Ces messages, dictés en l’espace
d’une heure, composèrent les trois chapitres du Liber Al vel Legis, Le Livre
de la Loi à propos duquel Crowley écrit dans son « auto-hagiographie » :
« Antérieurement, toute ma vie
n’avait été qu’une préparation à cet événement et toute ma vie ultérieure n’en
fut pas seulement déterminée, mais littéralement enveloppée. » Ces
trois chapitres abondent en prophéties, poèmes, codes et énigmes numérologiques
et déclarait que son scribe était le « Hiérophante de la Bête. », le
prophète d’une Loi à venir dont la portée embrasserait l’humanité.
« Dès lors,
nous pouvons considérer ce talisman, la Loi, comme le plus puissant forgé dans
l’histoire mondiale : d’autres avant lui, du même genre, étaient limités
dans leur étendue par des questions de race ou de pays. Le talisman de Mohamed,
Allah, ne valait que de la Perse aux Piliers d’Hercule. L’Anatta du Bouddha
n’avait d’efficace qu’au Sud et à l’Est de l’Asie, mais ce nouveau talisman, Thelema,
sera le maître de la planète. »
Le Liber Al vel
Legis annonce la nouvelle Loi et formule une allusion directe aux
cérémonies du Festival de l’Équinoxe de l’Ordre Hermétique de l’Aube
Dorée : « Abrogez tous les
rituels, toutes les épreuves, les paroles et les symboles, Ra-Hoor-Khuit vient
de prendre place sur le trône à l’Est de l’Équinoxe des Dieux. »
Le Festival de l’Équinoxe était une cérémonie
néo-maçonnique qui deux fois par an inversait les statuts des
« officiers » et abrogeait les mots de passe. Le Festival en question
célébrait « l’ouverture d’un nouveau courant » qui allait créer un
lien magique entre l’Ordre et le Soleil. Crowley y voyait un événement d’ordre
cosmique, les prémices d’une nouvelle communication spirituelle. Le système initiatique
et rituel de l’Ordre Hermétique de l’Aube Dorée reposait sur la notion
rosicrucienne de « renaissance, de régénération du monde ancien et
corrompu qui devait mener à l’aube et à l’éveil d’une aube nouvelle. »
Ces rituels initiatiques visaient directement à la
régénération de l’individu et de l’humanité. Pour Crowley, il était clair que
ces formules initiatiques trouveraient une répercussion sur le macrocosme et
que l’humanité entière traverserait un processus initiatique, une épreuve qui
la mènerait dans la nouvelle ère annoncée par les communications télépathiques
qu’il avait reçues. En 1911, la cérémonie magique qui ouvrirait le Nouvel Æon
serait celle du Sacrifice de sang, ou « Bloody Sacrifice. »
« Il existe une Opération magique d’une
importance maximale : l’initiation au Nouvel Æon,
lorsqu’il devient nécessaire de prononcer un Mot, pour que la Planète entière
baigne dans le sang. Avant que l’humanité ne soit prête à accepter la Loi de
Thélème, il faut que la Grande Guerre ait lieu. Le Sacrifice de Sang représente
le point critique de la Cérémonie Mondiale de la Proclamation d’Horus, l’Enfant
couronné et Conquérant, le Seigneur de l’Æon. »
À partir du « dieu qui
meurt » de Frazer, Crowley bâtit la notion d’Équinoxe
des Dieux pour résumer les trois grandes étapes de l’évolution de l’humanité et
de la religion. La dramaturgie de la procession des Æons
fut préfigurée par la « Théologie égyptienne » qui « avait prévu
le processus évolutif de l’humanité et qui le symbolisait par la triade Isis,
Osiris, Horus. » Les trois âges de l’humanité correspondaient à l’Æeon
d’Isis, celui de la mère, l’Æon d’Osiris, celui du père et du dieu qui
meurt, l’Æon d’Horus, celui de l’enfant. Crowley considérait chaque ère comme
l’étape d’une évolution anthropologique, une sorte de darwinisme renouvelé par
l’occultisme.
L’Æon
d’Isis, l’ère matriarchique de Bachofen, correspondait à un stade « de
paganisme primitif et enchanté » lorsque « l’humanité ignorait que
l’intervention de la masculinité était nécessaire pour la reproduction. »
Le Mystère du Sexe était alors préservé et exploité par une élite de prêtres
désireux d’obtenir « la richesse et la puissance. » Le « culte
de la mère toujours fertile » céda ensuite à l’Æon d’Orisis, l’âge
patriarcal où prédominait le culte du « dieu qui meurt » dont les
mystères se fondaient sur la mort et la renaissance apparente du soleil chaque
jour. L’Æon actuel était celui de la « lumière omniprésente. » D’un
point de vue nietzschéen, la divinité tutélaire du Nouvel Æon n’était ni la
Mère, ni le Père, « l’Enfant était le visage de Dieu, une roue
autopropulsée, un OUI sacré, la manifestation d’une énergie inépuisable et
continue » — cité par Rolando Perez : On Anarchy and Schizoanalysis.
Après la Première Guerre mondiale, Crowley comprit
comment la dramaturgie de la « Théologie égyptienne » se déroulait
dans le monde et y exprimait ses effets. La guerre, les révolutions,
l’effondrement du système social et religieux de notre civilisation lui
prouvèrent que Ra Hoor Khuit, qu’on l’aime ou non, était indubitablement le
Seigneur de l’Æon, « l’Enfant
Couronné et Conquérant » dont l’innocence n’était autre que « la
cruauté humaine et le cycle de destructions apparemment absurde » qui
correspondait sur un autre plan « à la vengeance exercée au nom
d’Isis, notre mère la Terre et les Cieux, pour le meurtre et la mutilation de
son fils, Orisis, l’Homme. »
Il existe un parallèle intéressant entre l’appréhension
historique qu’avait Saint-Martin
de la Révolution française et celle de Crowley pour les deux guerres mondiales.
Si la Grande Bête, interprétait ainsi les calamités du vingtième siècle, il
annonçait également que « la Force préparait la voie à la Justice »
et que le Libert Al vel Legis formulait des indications précises sur la mission
de l’Hiérophante et prophète de la prochaine Grande Équinoxe.
« Votre sanctuaire demeurera inviolé à travers
les siècles ; quand bien même il serait brûlé et réduit en cendres par le
fer & par le feu, un temple invisible s’érigerait à sa place et y
demeurerait jusqu’à l’accomplissement de la Grande Équinoxe, lorsque les
Hrumachis se lèveront et que le Porteur de la Double Baguette prendra ma place
sur le trône. Un autre prophète viendra, il amènera une nouvelle ferveur
céleste ; une femme éveillera la concupiscence et le culte du serpent ;
de nouveau une âme divine et bestiale fusionnera en prêtrise planétaire ;
de nouveau, un sacrifice souillera la tombe ; un autre roi règnera et la
bénédiction ne sera plus accordée au Seigneur à Tête de Faucon. »
Bien que Crowley reste vague sur la date du prochain Æon,
dans ses premiers commentaires du Livre
de la Loi, le Porteur de la Double Baguette l’annonce comme une ère de
Justice. Selon un schéma apocalyptique, les tribulations pourraient donc durer
tout au plus un millénaire. D’autre part, il faut noter que Crowley se
considérait comme la réincarnation de l’occultiste français Éliphas
Lévi qui évoquait quant à lui la venue de « l’âge du Paraclet » et le
« règne de la Lumière » ainsi que « la révélation de
l’authentique science de la magie. »
Néanmoins, l’eschatologie de Crowley devait surtout
beaucoup à Frazer, tout comme sa conception de la Magick, que l’anthropologue
anglais décrivait comme « l’inexorable progression de l’humanité de la
magie à la science. » Si la tripartition des trois Æons
évoquait une réminiscence joachimite, c’est plutôt du côté de Frazer qu’il faut
chercher son caractère implacable.
Le Nouvel Æon de Crowley annonçait
que « l’Homme est le Seigneur de Son Esprit » ce qui correspondait à
la perspective de Frazer comme quoi « l’histoire était le long
apprentissage de l’homme qui se détournait progressivement de sa confiance en
Dieu en prenant conscience de ses propres pouvoirs. » Cependant, Frazer
ajoutait : « La magie
n’est que la bâtarde de la science ; c’est un truisme, voir une
tautologie, d’affirmer que toute magie est intrinsèquement stérile et
inutile ; si la magie avait une quelconque efficace, elle ne serait plus
magie, mais science. »
Pour sa part, Crowley considérait la magie non pas
comme « une science ratée » mais au contraire, affirmait que
« la science était une Magick inaboutie. » Tout comme Frazer, il
pensait qu’en recourant à la religion, l’humanité abdiquait sa propre puissance,
tout simplement parce que c’était la mauvaise religion, mais l’Æon
du dieu qui meurt allait tout changer. Crowley, l’incarnation de la Grande Bête
666, allait réaliser l’œuvre de Lévi et restaurer sa dignité à l’humanité
frazérienne, « écrasée sous le poids de sa crainte de l’inconnu par la foi
des faibles. »
Crowley reconnaissait sa dette intellectuelle en
qualifiant Frazer de « grand homme » et de « philosophe
évhémériste de l’histoire. » Nul doute que l’illumination avait déjà eu
lieu et qu’elle était reproductible. En 1909, dans « Postcards to Probationers », Crowley expose avec concision ses
thèses :
1. Le monde ne progresse que par l’apparition de
Christs (génies)
2. Les Christs sont des êtres humains dotés d’une
conscience supérieure, du plus haut degré.
3. La conscience supérieure du plus haut degré peut
être obtenue par des méthodes éprouvées. Dès lors, la quintessence de ces
méthodes assurera le progrès de l’humanité.
Comment Crowley articulait-il ce progrès christique avec
la procession des Æons ? Comment la progression évolutive des Æons
s’accordait-elle avec l’apparition de tels génies de l’illumination ? À ce
stade, la métahistoire entre en jeu, comme un autre niveau de réflexion. Cette
trajectoire s’explique à la fois par l’existence de Supérieurs Inconnus et par
une chaîne de vérités révélées, celles d’une Prisca Theologia, en un développement qui rappelle les conceptions
maçonniques d’Albert Pyke (sic), mais que l’on retrouve aussi dans chez Moina
Mathers, dans sa brève biographie de son époux, le premier
mentor de Crowley, Samuel
L. MacGregor Mathers. « Retracer l’histoire d’un ordre occulte est
une entreprise des plus difficiles… la dimension secrète est profondément
impliquée à la fois dans l’histoire et dans l’occulte, de même qu’il y a autant
de symbolique dans l’histoire que d’histoire dans le symbolisme. »
Dans ses commentaires sur les Saintes-Écritures,
Crowley note à propos du pérennialisme : « L’échelle du temps se
résout et se condense en images. » Selon B.J. French, la Société
Théosophique connut une sorte de crise existentielle, caractéristique des
autres ordres occultistes fondés sur l’autorité de soi-disant Supérieurs
Inconnus à mesure que les communications avec ces derniers s’amenuisent et que
les lignes directrices de leur projet perdent en clarté. « Lorsque les
Maîtres ne descendent plus parmi nous, il est logique et compréhensible que les
Chelas, les élèves, montent pour prendre leur place. »
Par la communication télépathique avec les Supérieurs
Inconnus, incarnations sur Terre des Maîtres, Crowley obtenait une légitimation
pour refonder l’Aube Dorée, mais aussi pour briguer les degrés supérieurs de
l’initiation et pour revendiquer le statut public de Chef de l’Ordre. Après une
brève interruption, il reformula l’Ordre en Astra
Argentum ou Grande Fraternité Blanche. Selon William Breeze,
alias Hymenaeus
Beta,
Crowley avait apporté un nombre d’innovations pratiques où l’accès aux plus
hauts grades revêtait un sens plus profond.
Grâce au système de « méthodes éprouvées » de
Crowley, tout impétrant pourrait, par ses talents naturels et une bonne dose de
motivation, de discipline et de courage intellectuel, atteindre aux sommets de
la Fraternité. Par le Troisième Ordre de l’Astra Argentum, Crowley parvint à
associer sa conception personnelle de l’évolution illuminée avec son rôle de
prophète du Nouvel Æon. À présent,
il s’était métamorphosé en Mage qui prononçait le « Verbe créateur
magique qui allait rénover le globe qu’il arpentait. » En 1909, par
des techniques de catoptromancie [« scrying »],
il entreprit une série d’explorations visionnaire des Aethers dont parlait John Dee.
Ces visions constituèrent les fondements de « la
doctrine fonctionnelle de la Grande Fraternité Blanche comprise comme
préliminaires de l’Aspiration de l’Adepte. » Ces visions constituaient une
suite de paliers de purification et d’initiations « au-delà de
l’Abîme » jusqu’au grade de Magister
Templi. Au sixième degré d’Aether, Crowley entra en contact avec des prophètes
qu’il appelait les « maitres de l’illusion car le langage à
deux versants dont l’un s’appelle Vérité. »
« Personne ne me devancera hormis en me
passant sur le corps et la malédiction poursuivra mon assassin car il devra
prendre ma charge et devenir à son tour le faiseur d’illusions, le grand
escroc, le dompteur de serpents ; telle est l’horreur qui me fut montrée,
près du lac de la Cité des Sept Collines, tel est le mystère des grands
prophètes qui comptèrent pour l’humanité, Moïse, Bouddha, Lao Tseu, Krishna,
Jésus, Osiris et Mohammed ; tous ceux qui atteignirent le grade de Mage
et, en conséquence, subirent la malédiction de Thoth. »
Encore une fois, nous retrouvons l’influence de Frazer
et sa « règle du sanctuaire » qu’il illustre par le sacrifice du
prêtre de Nemi : « Un impétrant à la prêtrise ne pouvait y parvenir
qu’en assassinant le prêtre et, une fois ce meurtre commis, le candidat prenait
sa place jusqu’à ce qu’il soit lui-même exécuté par un autre plus fort ou plus
habile. » [C’est le principe de l’immortalité impersonnelle connu dans
toute l’Antiquité, notamment chez les Perses.]
Crowley reviendrait souvent sur le « Mystère des Grands Prophètes » tout
en révisant sa vision des sept. Ainsi, il chercha d’autres possibilités
historiques pour expliquer le personnage de Jésus qui devint le nom d’un
collectif, « astucieusement suggéré par l’Art divin. » Dans le Livre des Mensonges (1913) il nous livre
une version codée de sa doctrine en se représentant parmi la succession des
prophètes sous le pseudonyme de Perdurabo, en tant qu’ultime représentant de
cette chaîne initiatique, dont cette fois, le Christ semble exempt.
En 1918, dans son Livre
de Sagesse et de Folie, il poursuit dans la même veine en consacrant chaque
prophète non seulement du grade de Magister Templi, comme il l’avait déjà fait,
mais aussi comme Mage, en les dotant chacun de leur propre vocable créateur.
Crowley relit le Nouveau Testament de la même manière, comme le Logos d’un Æon,
une parole incarnée : « Ces exemples nous montrent comment on
s’incarne et on devient un mage dans notre Saint Ordre. »
La chaîne des mages réunit ainsi de Lao-Tseu, Gautama,
Krishna, Dionysos, Toth, Moïse, Mohammed et culmine avec la Grande Bête 666.
« L’histoire secrète de tous nos prédécesseurs, aussi longtemps que leur
souvenir demeure parmi l’humanité. » Chaque personnage incarne une vérité
particulière dans une révélation progressive de la doctrine magique. Ainsi, si
Lao-Tseu et Gautama enseignent la philosophie de la transformation de toute
chose, par leur vocable respectif, TAO et ANATTA, Krishna apporte le principe
de la Nature avec l’AUM et Dionysos « jette les fondations de la science,
la manipulation de la Nature au moyen de la formule magique INRI qui dissimule
le vocable IAO. »
Ce dernier vocable trouvera son aboutissement dans
l’AMOUN de Moïse et dans l’IHVH, le Tétragramme imprononçable. Quant à
Mohammed, dont le véritable nom selon Crowley serait LA LLH, « il n’y a
pas de Dieu », son être véritable nous est encore dissimulé par sa
proximité à notre temps, mais il est en pleine ascension vers « l’époque de la plus effroyable corruption et
des ténèbres totales, lorsque toute civilisation et religion auront failli,
seront tombées en ruine, par la malice du grand Sorcier de Nazareth. »
La Parole de l’Æon, telle que révèle à
Crowley dans le Liber Al vel Legis,
est « ABRAHADABRA », terme qui exprime à la fois une technique et une
doctrine magique. Crowley poursuit ainsi sa Prisca
Theologia en y voyant la main invisible de la Grande Fraternité Blanche. En
1923, dans « The Law is for all »,
il mentionne énigmatiquement « des
courants et contre-courants mis en marche par l’Astra Argentum et qui se
manifestent dans tous les Æons. » Selon sa
chronologie, l’histoire s’échelonne à raison d’une apparition tous les trois
cents ans. Bouddha en 300 avant Jésus-Christ est suivi par Apollonios de Tyane,
300 ans plus tard, puis par Mohammed, puis par le martyr Templier Jacobus
Burgundus Molensis en 1300, puis par Dee et Kelly, Christian Rosenkreutz,
Luther, Paracelse.
« Ensuite, mon instructeur me déclara que la
Fraternité envoyait un de ses membres tous les deux mille ans, pour apporter
une Parole qui devait servir de formule Magick à l’humanité, qui pourrait ainsi
progresser sur la voie de la Perfection. Deux fois au cours de cette période, à
intervalles de trois ou de sept siècles, respectivement un peu plus et un peu
moins, la Fraternité envoie un prophète secondaire pour préparer la voie à la
prochaine Parole, pour maintenir ou pour restaurer les vertus du monde alors
existant. »
Une fois établi ce rythme bimillénaire d’Æon
à raison de deux moindres prophètes, séparés de trois ou de sept siècles
d’intervalle, Crowley présente une histoire complète de la Grande Fraternité
Blanche qui commence par une série de prophètes dont l’histoire dépasse la
mémoire humaine. Un certain Fu-His est suivi de six prophètes, « envoyés
pour éveiller six civilisations majeures. »
Viennent ensuite Lao-Tseu Gautama, Zarathoustra,
Pythagore, Dionysos, Osiris, Apollon, puis une période de dégradation, la
« Grande Sorcellerie » au cours de laquelle la Grande Fraternité et
son œuvre de perfection atteint son nadir, presque sa destruction. La seule
lumière provient alors de Plotin et de Jacobs Burgendus Molensis.
« L’Ordre du Temple ne préparait-il pas la Renaissance en fusionnant les
Mystères de l’Orient et de l’Occident ? » se demande Crowley dans
« The Heart of the Master. »
Ensuite vient Mohammed que Crowley considère comme l’exterminateur qui pourfend
la Grande Sorcellerie « à coups de cimeterre. » Ensuite, c’est le
tour d’Edward Kelly et de Christian Rosenkreutz, puis enfin Helena Blavatsky
qui prépare le monde pour la révélation du Liber
Al vel Legis.
Cette métahistoire situe l’humanité dans la perspective
d’une « dramaturgie eschatologique » où la théorie des Æons constitue
un cadre cyclique et astrologique que traduit la récurrence rituelle de l’Équinoxe
des Dieux. La conception ascendante et graduelle de Crowley jusqu’aux grades
surhumains de l’Aube Dorée s’est peu à peu élargie pour inclure la possibilité d’une
progression par la survenue de Christs, de génies dès lors que les Maîtres
invisibles avaient cessé leurs communication. Néanmoins, Crowley considérait bel
et bien que son Liber Al vel Legis
témoignait d’une « orientation providentielle et délibérée du cours de
l’évolution spirituelle du monde. »
Cette évolution devait amener l’humanité « à
reconnaître cette couronne inconnue. » La couronne en question désignait
la connaissance d’une science de la magie qui correspondait à l’essence de
l’Æon du dieu qui meurt, celle qui verrait la consécration universelle du Liber Al vel Legis. La métahistoire que
Crowley développa avec ses mages successifs appartient à une autre chronologie,
se fonde sur une lointaine période antérieure de décadence, « la Grande
Sorcellerie » combattue par les émissaires de la Grande Fraternité
Blanche. Ce furent de telles modifications qui permirent à Crowley de
réinsuffler une dynamique dans une recherche qui risquait de s’enliser, celle
d’un savoir toujours plus primordial.
Faivre parlerait peut-être d’un « moment occulte »
; Deveney y voit la tentative de réconciliation d’une « sagesse
originelle » avec le flux de l’Histoire. En tout cas, ces adaptations
témoignent de la volonté de Crowley d’élaborer une narration cohérente d’un
grand récit occulte qui coïncide à la fois avec son temps et l’Histoire.
Crowley était avant tout un magicien et un « homme rusé »
(Gurdjieff) ; il croyait sans aucun doute à sa propre mythologie, comme à
une partie de cache-cache ou à « une doctrine dissimulée sous forme de
parabole. » Que cette doctrine soit fausse ou non, a peu
d’importance dès lors qu’elle revêt « une signification
spirituelle » comme le prouvent les propres paroles du Mage de l’Æon, la
Grande Bête en personne.
« Un magicien ne peut réaliser de miracle qui ne soit prévu dans le dessein de l’univers. Il est celui qui peut commencer par affirmer ‘J’imposerai ma volonté sur toute chose’ et conclure en disant : ‘Que Ta volonté soit faite’ » — The Revival of Magick.
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