Ill. : Éliphas Lévi
Pris
sur Academia.edu. Les origines de la kabbale occultiste : Adolphe
Franck et Éliphas Lévi (2) par Wouter J. Hanegraaff,
traduction de l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.
3.
Éliphas
Lévi
Pour autant que mes recherches me permettent d’en
juger, Éliphas Lévi, le fondateur de la « kabbale occultiste », ne se
réfère pas une seule fois au livre d’Adolphe Franck sur la kabbale, paru dix
ans avant le sien. Compte tenu de la fascination de Lévi pour la « sainte
cabale », il est difficile d’imaginer qu’il n’en ait pas entendu
parler ; d’un autre côté, une influence directe s’avère difficile à
démontrer. Si nous suivons les deux auteurs en parallèle, indépendamment l’un
de l’autre, la comparaison n’en est que plus intéressante : la parenté et
les nombreux échos entre leur deux pensées témoignent d’un arrière-plan commun
qui ne se limitait pas aux cénacles ésotériques.
Éliphas
Lévi Zahed est le pseudonyme occultiste d’Alphonse-Louis Constant, né à Paris,
en 1810, dans un milieu extrêmement pauvre, contemporain presque exact
d’Adolphe Franck. Constant assiste au séminaire et se destine à la prêtrise
mais il n’obtint jamais son ordination à la suite d’une série de conflits qui
ont été décrits en détail par ses biographes, en particulier Chacornac, mais qui
ne nous intéressent pas ici.
Qu’il nous suffise de savoir qu’au cours de la première
partie de sa vie, Constant entretint une relation constante avec l’Église
catholique alors qu’il s’impliquait simultanément dans divers mouvements de
réformes sociales et politiques. Ses écrits socialistes et utopistes incluent
des programmes d’émancipation féminine, ce qui lui valut des condamnations en
justice et des emprisonnements pour trouble à l’ordre public. À la veille de la
révolution de 1848, il se convertit à l’ésotérisme et publie ses trois
œuvres principales : Dogme et rituel
de la haute magie (1854-1856), Histoire
de la magie (1860) et La Clef
des Grands Mystères (1861)
Gerschom Scholem dans Les Grands courants de la mystique et de la mystique juive qualifie
les œuvres de Lévi de « remarquables exemples de contresens et de
mésinterprétations » mais cette réflexion va plus loin qu’il n’y paraît.
Que Lévi ait compris de travers la plupart de ses
sources ne laisse aucun doute, même ses admirateurs le reconnaissaient.
Toutefois, il possédait un talent indéniable et ses écrits ne reçurent jamais
l’attention qu’ils méritaient. En 1988, dans son livre « Éliphas Lévi et
la kabbale », François Secret, au terme d’une entreprise de
débroussaillage, montra que Lévi n’avait que peu de connaissances de
l’Hébreu : « Il faut insister sur l’ignorance de Lévi. » La plus
part de ses affirmations étaient vraies, mais lui-même commet des erreurs en
citant ses sources et il écrit dans un style qui ne soutient absolument aucune
comparaison avec Lévi qui est décidément une cible trop facile au regard des
critères philologiques contemporains.
Lévi était un amateur dans le sens noble du terme, il
avait une érudition considérable mais désordonnée et il agissait par un
idéalisme sincère, mû par la joie de la découverte, menant un labeur de
déchiffrement à travers un massif chaotique de sources et d’enseignements à
partir des quels il parvint à produire du neuf.
Une synthèse serait nécessaire, mais je me limiterai à
son approche de la kabbale, en laissant de côté le concept le plus central et
le plus innovateur dans sa représentation magique de l’univers : la
lumière astrale qui émane des pouvoirs de l’imagination. Je laisserai aussi de
côté les nombreuses polémiques, de plus en plus violentes au fil de ses
publications, contre l’extase mystique qu’il considère comme une dangereuse
perversion qui résulte d’une incapacité à contrôler la lumière astrale par
l’exercice d’une volonté bien dirigée. Laissons également de côté ses
spéculations ambigües sur Satan et la nature du mal, une de ses principales
préoccupations. Que reste-t-il alors de la Kabbale selon Lévi ? Dans son
introduction à Dogme et Rituel de la
haute magie, nous trouvons le passage suivant.
« On est saisi d’admiration lorsqu’on pénètre
dans le sanctuaire de la kabbale à la vue d’un dogme si logique, si simple et
en même temps si absolu. L’union nécessaire des idées et des signes ; la
consécration des idées les plus fondamentales par les caractères
primitifs ; la trinité des mots, des lettres et des nombres ; une
philosophie simple comme l’alphabet, profonde et infinie comme le Verbe ;
des théorèmes plus complet et plus lumineux que ceux de Pythagore ; une
théologie qu’on résume en comptant par ses doigts ; un infini qu’on peut
faire tenir dans le creux de la main d’un enfant ; dx chiffres en
vingt-deux lettres, un triangle, un carré et un cercle : voilà tous les
éléments de la cabale.
« Ce sont
les principes élémentaires du Verbe écrit, reflet de ce Verbe parlé qui a créé
le monde. Toutes les religions vraiment dogmatiques sont sorties de la cabale
et y retournent. Tout ce qu’il y a de grandiose dans les rêves de tous les
illuminés. Jacob Boehme, Swedenborg, Saint-Martin, est emprunté à la kabbale ;
toutes les associations maçonniques lui doivent des secrets et des symboles. La
cabale consacre seule l’alliance de la raison universelle et du Verbe
divin ; elle établit, par les contre-poids de deux forces opposées en
apparence, la balance éternelle de l’être ; elle concilie seule la raison
avec la foi, le pouvoir et la liberté, la science avec le mystère, elle a les
clefs du présent, du passé et de l’avenir. »
Pour Lévi, l’intérêt même de la kabbale résidé
précisément dans son universalité, laquelle peut servir de clef qui ouvre les
secrets de toutes les religions et de toutes les philosophies. Si la kabbale
n’était qu’un phénomène spécifiquement juif, elle ne serait qu’un objet de
curiosité historique, mais elle ne revêtirait pas l’aspect essentiel qu’elle
trouve aux yeux de Lévi. Selon lui, la kabbale est fondée métaphysiquement en
tant que reflet direct du Verbe. « Au
commencement était le Logos » affirme l’Évangile de Jean. Ce Logos se
manifeste au plus haut degré de la création dans la symbolique des chiffres et
des nombres, de leur signification, de leur dynamique : ils valent pour
clef herméneutique universelle et ontologique des niveaux de réalités
inférieurs, par les règles de correspondance de l’analogie universelle.
Dogme et rituel…
se partage entre théorie et pratique qui se reflètent et se complètent selon
les lois de l’harmonie ou de l’équilibre ; chacune des deux parties
comporte vingt-deux chapitres, chacun consacré à une lettre de l’alphabet
hébreu et chaque lettre correspond elle-même à un nombre des arcanes majeurs du
Tarot pour lesquels Lévi développe une table de correspondances. Néanmoins,
même en tenant compte de ces indications, il faut bien admettre qu’elles ne
tiennent pas la route.
Bien que Lévi évoque ces correspondances comme un
système universel de classification universel, son côté théorique lui semble
plus important que sa réalisation concrète. Faiblesse ? Au contraire, je
pense qu’il faut y voir une dimension essentielle de la pensée de Lévi.
Présenter dune table de correspondance achevée aurait été une forme de
réductionnisme incompatible avec l’infinité de la création divine. Le Logos
s’incarne dans notre monde, mais il ne s’y épuise pas, pas plus qu’il ne se
limite à sa manifestation visible. « Il
n’y a qu’un dogme dans la magie : le visible est la manifestation de
l’invisible, en d’autres mots : dans les choses que nous voyons, le Logos
existe en proportion exacte avec les choses qui ne peuvent être ressenties par
nos sens, ni vue par nos yeux. »
À partir de là, les correspondances universelles
révèles par la kabbale doivent être considérées comme des signes de l’Absolu
tel qu’il se révèle dans la Création, mais non comme un moyen de résoudre
l’énigme. Une telle résolution impliquerait une confusion fatale entre l’essence
et sa manifestation qui inverserait l’ordre et la hiérarchie de la réalité en
interprétant le monde supérieur et invisible en termes de réflexions visibles
dans le monde inférieur.
D’où un aspect controversé de la pensée de Lévi :
l’articulation entre sa foi en la magie et la kabbale et sa prédication
catholique. En lisant Dogme et Rituel…
ou La Clef des grands mystères, le
lecteur est frappé par l’insistance de Lévi à soutenir que seul le catholicisme
permet la compréhension de la magie et de la kabbale. Ainsi, dans Histoire de la magie, il écrit : « Nous ne prétendons ici nier ni affirmer la tradition de la chute des
anges, nous en rapportant comme toujours en matière de foi aux décisions
suprêmes et infaillibles de la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine. »
On s’attendrait plutôt à ce qu’il critique l’Église
pour avoir persécuté les mages et les païens. En fait, c’est tout le
contraire ! Lévi décrit les gnostiques comme des hérétiques et consacre de
longs passages à justifier les atrocités de la Sainte-Vehme
tout en rappelant à de nombreuses reprises, dans son Histoire de la magie, la nécessité de la soumission à l’Église de
Rome et à la vérité absolue que détient l’autorité ecclésiastique.
Dans sa préface de 1897 à « Mysteries of
Magic », compendium de la pensée de Lévi, Arthur Edward Waite affirme
qu’il professe une doctrine en désaccord complet avec l’orthodoxie catholique
romaine et que les œuvres ultérieures de Lévi témoignent d’un « manque de
courage » qui trahit sa vision du monde.
En fait, ce jugement néglige la dialectique de Lévi qui
conçoit une équilibration entre bien et mal, vérité et erreur, orthodoxie et
hérésie, etc. Ses nombreuses méditations sur Satan en sont le meilleur exemple.
Ce qui rend son œuvre intéressante est précisément son absence de dualisme quand
il présente la kabbale et la magie, non pas comme une contreculture
anti-chrétienne, mais sous une forme dialectique, comme la vérité cachée du
catholicisme romain qui se révèle et se dissimule à la fois dans la coincidentia oppositorum de la lumière
et des ténèbres. La loi de l’équilibre chez Lévi implique, il le répète
souvent, qu’il n’existe pas de vérité sans erreur, de lumière sans ténèbres, ni
Dieu sans Diable. L’unité cachée du divin se révèle sous le signe du ternaire,
le chiffre de la « manifestation » mais aussi celui de la Trinité, ce
qui réconcilie paradoxalement les opposés, sans les sacrifier l’un pour
l’autre.
Seule la perspective divine de l’Unité permet de
résoudre ce dualisme par le mystère. La tentation consiste, pour nous êtres de
culture, à méconnaître les lois de l’équilibre et à retomber dans un dualisme
manichéen du bien et du mal comme absolus et indépendants. Cette doctrine
dualiste ruine l’unité du divin, de la réalité, de la vérité. Selon Lévi, l’Église
défend le dogme trinitaire contre cette archi-hérésie. Dès lors, la logique
interne de son œuvre apparaît plus cohérente. Tout comme Adolphe Franck, mais
pour d’autres raisons, Lévi fait dériver la kabbale et la magie (ce qui pour
lui revient au même) à Zoroastre, mais il distingue deux Zoroastre :
l’inventeur d’un culte du feu et celui du « dogme impie du dualisme
divin » qui est responsable du déclin de la vraie et seule magie.
Dans son étude fondamentale, « Zoroaster und die Europäische
Religionsgeschichte der Frühen Neuzeit » (1998), Michael Stausberg
démontrait que l’idée des deux Zoroastre était très ancienne, Lévi en tire une
nouvelle variante : le faux Zoroastre est le père du matérialisme et du
dualisme, alors que le « vrai » Zoroastre est aux antipodes. Si le
premier révéla ce que Lévi qualifie de « pyrotechnique
transcendantale », le second se focalisa sur le grand agent magique, la
lumière astrale. Remarquablement, Lévi s’appuie sur de longues citations
d’hermétistes de la Renaissance comme Francesco Patrizi dont la Magia Philosophica (1593) contient une
traduction latine des Oracles chaldéens, parfois qualifiés de « bible de
la théurgie » et erronément attribuée à Zoroastre depuis Gemistos
Plethon.
Dès lors que la véritable doctrine de Zoroastre n’est
autre que celle des « Oracles chaldéens », Lévi établit que
lorsqu’Abraham quitta Ur, il dut certainement emmener avec lui ces
enseignements et c’est ainsi qu’ils auront gagné la culture juive, avant de se
répandre en Égypte où ce savoir fut traduit en langue hiéroglyphique pour
établir une science complexe de correspondance entre les dieux, les lettres,
les chiffres et les symboles. Tout comme Abraham sauva la doctrine avant
qu’elle ne dégénère en Chaldée, Moïse la reprit d’Égypte et c’est ainsi que la
Kabbale devint le savoir caché de la Bible hébraïque. Et c’est alors que tout
changea. « Un souffle de charité descendit du ciel. » À partir du
moment où le Christ s’incarnait, la magie du monde ancien devenait
obsolète : « une triste beauté se répandait sur ses vestiges, une
beauté froide et sans vie. ».
Il en allait de même pour le judaïsme : comme
Rachel mourut en mettant Benjamin au monde, la naissance du Christ, le plus
jeune fils d’Israël, provoqua la mort de sa mère symbolique et le christianisme
constitua l’accomplissement de la véritable kabbale, dont les hérésies furent
les rejetons illégitimes. « Ainsi,
toutes les absurdités apparentes des dogmes cachent les hautes et antiques
révélations de la sagesse de tous les siècles, et c’est pour cela que le
christianisme, enrichi de tant de dépouilles opimes, a prévalu sur le judaïsme
desséché et appauvri, qui ne comprenait plus même les allégories de son arche
et de son chandelier d’or »
En conséquence, l’Histoire
de la magie selon Lévi est surtout une histoire des hérésies :
l’enseignement du faux Zoroastre survécut dans les courants gnostiques et dans
l’Ordre du Temple, dans la sorcellerie et la magie noire, ainsi que dans des
cultes extatiques, et même dans le spiritualisme contemporain de Lévi. Bien que
l’Église catholique romaine soit la kabbale et la magie légitime, dont elle
garde l’origine, la vérité profonde demeure cachée même à ses adhérents :
« Le Christianisme, en tant
qu’expression parfaite, vivante et réalisée de l’ancienne tradition qu’est la
Kabbale, reste inconnu et c’est pourquoi le livre prophétique de l’Apocalypse
demeure inexpliqué. »
Sans la clef de la Kabbale, l’Apocalypse était
totalement inexplicable et incompréhensible et Éliphas Lévi vint ! Parmi les
sources qu’il cite, outre le Zohar,
le Sefer Yetisrah, les Clavicules de Salomon, le Tarot, l’une
semble l’avoir particulièrement impressionné : une planche de l’édition de
1646 de l’« Absconditorum a
constitutione mundi Clavis » par Guillaume Postel, sur laquelle figure
une clef couverte de caractères kabbalistiques et qu’il décrit avec une candeur
désarmante comme « la clef absolue
des sciences occultes : les quatre lettres dans le cercle supérieur
peuvent être lues comme TORA ou TAROT. Quelle meilleure preuve que les anciens
mystères de la Genèse d’Hénoch, auxquels se réfère Postel, ne sont autres que
ceux du Livre hermétique de Thot, mieux connu sous le nom de Tarot ? »
Ce disant, Lévi ignorait que cette image était en réalité une addition tardive
de l’éditeur, Abraham von Franckenberg. Quand bien même l’aurait-il su,
aurait-il changé d’idée ?
4. Conclusion
Au terme de cette comparaison entre Franck et Lévi,
nous nous apercevons que la vision de la kabbale de ces deux œuvres pionnière
du dix-neuvième siècle est remarquablement proche : tous deux, et c’est
essentiel dans leur approche, croient en une « kabbale universelle »
dont les origines ne sont pas juives et tous deux la font remonter jusqu’à
Zoroastre. Qu’ils procèdent ainsi pour des raisons différentes n’en rend la
ressemblance que plus troublante : Franck l’interprète comme une mystique
et non comme une magie, alors que Lévi l’interprète comme une magie tout en
décrivant la mystique dans des termes négatifs.
Cette divergence provient de l’approche philosophique
de Franck alors que Lévi voit la kabbale comme une science des correspondances
basée sur la numérologie. Les différences l’emportent sans doute sur les
similitudes. Néanmoins, Franck l’universitaire et Lévi l’occultiste nous
présentent deux variations sur la même hypothèse d’une « kabbale
universelle » d’origine non-juive… aux antipodes de la conception de
Scholem pour qui la Kabbale est spécifiquement, exclusivement juive.
En comparaison de l’œuvre de Scholem, celle de Franck nous paraît sans doute une impasse. Lévi, au contraire, a posé les fondations d’un courant ésotérique qui est toujours vivant aujourd’hui : ses nombreux contresens, en raison desquels la critique universitaire ne le prit jamais au sérieux, se sont révélés hautement constructifs dans l’histoire de la spiritualité. Dans cette mesure, Scholem avait à la fois tort et raison.
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