Source :
Le dix-neuvième siècle à travers les âges par Philippe Muray, éditions
Gallimard, collection Tel, relecture vingt ans après.
Ses dernières années sont une éblouissante série
d’opérations de soustraction. Après s’être accroché à se projet comme si sa
survie en dépendant, il retire brusquement sa candidature à l’Académie. Il
voudrait finir ses poèmes en prose, n’y parvient pas, traverse des ateliers,
fuit ses confrères bavards à travers les salles du Salon, retourne de temps en
temps à sa vieille malédiction qui s’appelle Jeanne Duval.
Dans les rues, la nuit, il marche comme un vieillard.
Un soir de 1861, à Namur, il a été frôlé pour la première fois par « le vent
de l’aile de l’imbécillité. » Il s’est effondré avec un peu de bave aux
livres, le cerveau broyé jusqu’au noyau entre les yeux et la nuque. Depuis
trois mois, il suit un traitement inutile à base d’iodure de potassium, de
bains de barège et de vapeur. Il se relève, grogne quelques crénom qui le
surprennent lui-même. Un autre jour, Nadar lui demande pour la millième fois
s’il a vraiment la naïveté impensable de croire en Dieu.
Il se lève brusquement, boite jusqu’à la lumière,
l’ouvre en tremblant des mains et lui montre le ciel. A moins que ce ne soient
quelques flèches d’églises au-dessus des toits sous la plaque horizontale des
nuages. Crénom… oh crénom… Non… Non… Nadar recule impressionné comme s’il
venait d’entendre un squelette parler. Crénom quoi ? Crénom
pourquoi ? Comment ? Baudelaire, livide, s’accroche à la barre
d’appui, incapable d’ajouter un son. Cela fait déjà quelques mois que des
phrases lui échappent, que du vocabulaire lui manque quand il écrit ou quand il
parle, que l’orthographe de certains mots se dérobe…
Il se détourne, gagne péniblement un fauteuil,
s’enveloppe en grelottant d’une couverture. Il repense à Edgar Poe et à son
ultime nuit d’agonie, noyé dans le delirium, le visage boursouflé, les yeux
fixes. L’artiste, vient d’écrire Baudelaire, « ne promet rien aux siècles
à venir que ses propres œuvres. Il meurt sans enfants. Il a été son roi,
son prêtre et son Dieu. »
Nadar s’en va bouleversé. Crénom ? Non ? Crénom parce qu’il n’a pas d’autres moyens de dire à quel point il les a aimées, à quel point il les a respirées ces églises qui sentent si bon l’encens du sexe, les fumées grises de la mort, les chevelures fortes et chaudes des femmes.
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