Dragon rouge

 

Ill. : Chakra par Kenneth Grant.
Pris sur Academia.edu. Le serpent se lève à l’Ouest : Orientalisme positif et réinterprétation du Tantra par la Voie de la Main gauche par Kennet Granholm, traduction de l’anglais par Nedotykomka.

Vers la fin du siècle dernier, le Tantra est sorti du placard pour gagner une immense popularité dans la spiritualité occidentale. Selon Hugh Urban, auteur de « Tantra: Sex, Secrecy, Politics, and Power in the Study of Religion » (2003), ce processus s’est accompagné de réinterprétations radicales qui ont non seulement changé la perception du phénomène en Occident, mais aussi la perception qu’en ont les populations d’Asie du Sud. En Occident, le Tantra est considéré comme une forme de sexualité rituelle et sacrée, ce qui explique sa relative marginalisation ; en fait, le Tantra occidental a très peu en commun avec son ancêtre asiatique.

Cet article vise à élucider ces réinterprétations et à montrer comment le Tantra fut acclimaté sous nos latitudes, en particulier avec le courant de la « Voie de la Main gauche », lequel, au contraire de la philosophie New Age de « l’appropriation de l’identique », cherche, en dehors de la sexualité, à gagner un surcroît de puissance au moyen de pratiques antinomistes. En effet, l’appropriation du Tantra par la Voie de la main gauche constitue un exemple d’orientalisme par lequel des caractéristiques honnies en Occident et dans la plupart de nos traditions religieuses, peuvent être explorées tout en demeurant en marge.

Il faut d’abord un bref rappel de ce en quoi consiste l’ésotérisme occidental et la signification qu’y trouve « l’altérité exotique » dans l’élaboration d’un discours à prétention universelle. Ensuite, je traiterai des liens douteux entre la magie sexuelle orientale et le Tantra d’Asie du Sud pour enfin me concentrer sur la Voie de la Main gauche et son absorption du discours tantrique.

Ésotérisme Occidental et prédominance de l’altérité exotique

En 1992, dans « Accès de l’ésotérisme occidental », l’historien Antoine Faivre définissait l’ésotérisme européen comme « un ensemble de courants spirituels dans l’histoire moderne et contemporaine occidentale qui partagent un certain air de famille, ainsi qu’une tournure d’esprit caractérisée par quelques dénominateurs communs. »

Cette mosaïque disparate se distingue par quatre caractéristiques intrinsèques : 1) la théorie des correspondances : tout ce qui est en bas est en haut et inversement et uni au sein d’un même principe. 2) le postulat d’une nature perméable aux forces du divin et qui est, essentiellement, le corps de Dieu 3) l’existence de communications fondamentales entre des « êtres supérieurs » et les êtres humains 4) le recours à l’imagination pour parvenir à une illumination spirituelle, à la transmutation et la purification de l’âme à un degré qui lui permet d’atteindre au divin. D’autre part, du côté extrinsèque, Faivre situe l’apparition de l’ésotérisme à la Renaissance et repère son évolution en arborescence à partir d’un tronc commun.

Cette approche pose problème. Toutes les caractéristiques doivent-elles être présentes pour qu’on puisse parler d’ésotérisme ? Comme une sorte de check-list ? D’autre part, la définition se base sur des sources essentiellement renaissantes : rien d’étonnant donc à ce que cette période apparaisse comme la plus ésotérique par rapport aux autres, antérieures ou postérieures. Wouter Hanegraff critique cette reconstruction académique ; il s’agirait d’un ensemble de pratiques et de philosophies lâchement réunies pour les besoins de la démonstration. Sa conceptualisation du phénomène diffère radicalement de Faivre : à partir de la notion de Gnose, élaborée par Gilles Quispel, Hanegraff identifie un troisième courant au sein de la culture occidentale, parallèle aux Lumières (la raison) et à la Théologie (la foi doctrinale). Par la suite, dans son article « Contested Knowledge : Anti-Esoteric Polemics and Academic Research » (2005), Hanegraff étudie ce qui se regroupe aujourd’hui sous l’appellation « ésotérisme occidental » à travers du prisme de ce qu’il appelle « un grand narratif polémique. »

S’inspirant de l’Égyptologue Jan Assman et de son hypothèse d’une « mnémohistoire et d’un imaginaire collectif », Hanegraff affirme que l’ésotérisme occidental regroupe l’ensemble des phénomènes religieux qui, à une époque ou l’autre — en particulier après les Lumières —, ont été considérés comme contraire à l’orthodoxie occidentale et sujets à des polémiques présentant ces mêmes discours comme dangereux, immoraux, irrationnel ou simplement erronés. Hanegraf y voit en grande partie un conflit entre le monothéisme, où le divin s’est éloigné de la sphère humaine, et le « cosmothéisme », où le divin reste caché mais immanent.

Cette présentation succincte ne rend pas justice à la richesse de vue de Hanegraff. Néanmoins, il faut souligner le risque encouru d’élargir le domaine de recherche au point où il en vient à englober n’importe quoi.  Ainsi, lorsque Hanegraff aborde l’islam, avec un point de vue pamphlétaire très contemporain, on se demande comment il parvient à conserver une distance analytique entre l’islam traditionnel et… l’astrologie, l’alchimie ou la magie ! Selon lui, le « grand narratif polémique » ne traite pas d’ésotérisme en soi, mais de « processus d’ésotérisation de certains sujets. »

D’où la contradiction : Hanegraff procède lui-même à ce qu’il reproche à Faivre ou au sociologue Marcello Truzzi : il amalgame dans le « panier à déchets des connaissances. » C’est le propre de toute définition d’un sujet par la négative : l’ésotérisme étant selon lui ce qui a été marginalisé dans la culture occidentale. En 2005, Kocku von Stuckrad, dans son livre « Western Esotericism: A Brief History of Secret Knowledge » préconisait une approche plus discursive en réservant le terme ésotérique à « un élément structurel de la culture occidentale » qui indexerait « la revendication d’un savoir supérieur, transmis par des êtres surnaturels, ou par une expérience personnelle et privée du divin, ainsi qu’une conception universelle dérivant le plus souvent d’un monisme ontologique. »

L’autre trait structurel de ce discours est le secret, moins pour dissimuler une connaissance au grand public que selon « une dialectique du caché et du révélé. » Il s’agit d’une « rhétorique de la vérité cachée » à laquelle seul l’individu peut accéder, pour autant qu’il recoure à la méthode adéquate. L’intérêt de cette approche est d’éviter toute restriction à un corpus de sources historiquement spécifiques, et d’étendre le domaine d’analyse à de nouvelles perspectives. Bémol : là aussi, qui trop embrasse mal étreint.

Hanegraff et von Stuckrad déplacent le centre de gravité vers des modes de légitimations et de gain de puissance, mais de manière différente et parfois contradictoire. Tous deux insistent sur la fabrication de l’Autre, « l’altérisation » comme clef de compréhénsion de l’ésotérisme.  Néanmoins, il me semble qu’ils n’en tirent pas toutes les conséquences ; dans ce qui suit, j’insisterai sur cette dimension, la création d’un « autre positivement singulier » comme spécificité de l’ésotérisme occidental.

Dans le contexte européen au sens large, y compris en Amérique du Nord, la création d’une telle altérité exotique pour mieux se comprendre et se définir, pour construire sa propre identité, est très fréquente. En général, cette altérité exotique sert de repoussoir et représente tout ce qu’il ne faut pas devenir ou être. Au contraire, l’altérité ésotérique est essentiellement positive : l’accès à la sagesse supérieure ne se limite pas à l’Occident. À la Renaissance, le point d’ancrage était l’Antiquité grecque et ses philosophes, puis, par la suite, l’Egypte fut considérée comme le berceau d’un savoir ancestral et enfin, lorsque le filon s’épuisa, les ésotéristes se tournèrent vers l’Inde et l’Orient mystique, comme le dernier refuge de la Tradition.

Bien sûr, des centres imaginaires comme l’Agharti au Tibet ou les continents perdus comme l’Atlantide ou la Lémurie représentent aussi cette altérité exotique positive. Autre point important : l’Occident et l’Orient sont aussi des catégories mentales de l’occultisme qui revêtent une signification complémentaires à l’éthique ou à la géographie. C’est par ce biais que le tantrisme et d’autres sagesses pénétrèrent nos enseignements ésotériques.

Lorsque les Templiers, les Rosicruciens et les gnostiques eurent perdu de leur fraîcheur, l’Europe, au cours d’une première phase de mondialisation, se tourna vers ses lointains et c’est ainsi que le Tantra devint le canal de la magie sexuelle, chez des mages comme Paschal Beverly Randolph ou dans des obédiences comme l’Ordo Templi Orientis ou le Dragon rouge, voire chez des personnalités comme Zeena Schreck, la fille de Anton Szandor LaVey.

Exotique et érotique ne sont pas uniquement proches phonétiquement.

La Voie de la Main gauche

Le courant ésotérique contemporain de La Voie de la Main gauche n’a guère obtenu les faveurs du monde universitaire. Des historiens comme Richard Sutcliffe ou Graham Harvey le mentionnent brièvement ; Dave Evans et moi-même nous y sommes attachés plus longuement. En dehors de mes propres travaux, « The Prince of Darkness on the Move » (2007) et « Left-Hand Path Magic and Animal Rights » (2009), aucun travail académique approfondi n’y a été consacré. Les auteurs cités ci-dessus le caractérisent surtout comme antinomique, par-delà le dualisme de la magie noire ou magie blanche. À partir d’une approche émique, j’ai développé une conceptualisation plus éthique de la Voie de la Main gauche en tant qu’évolution distincte de l’ésotérisme magique occidental : il s’agit avant tout d’une doctrine individualiste, en tout cas qui part de l’individu et son développement sprituel.

Les mouvements qui se revendiquent de la Voie de la Main gauche prétendent fournir des outils aux apprentis isolés plutôt qu’à des communautés. L’individu y est considéré comme opposé au collectif, d’où un certain élitisme, comme ce fut d’ailleurs le cas pour la plupart des écoles ésotériques à travers l’Histoire. La spiritualité de la Voie de la Main gauche constitue une doctrine qui vise à l’auto-déification de l’impétrant appelé à devenir un « Créateur » à travers un processus initiatique.

Cette « auto-déification » varie d’une personne à l’autre ; certains l’interprètent psychologiquement comme une prise de conscience à la fois existentielle et matérielle de soi. À l’autre extrémité du spectre, la lecture plus métaphysique évoque une véritable assomption ou apothéose. Dans un cas comme dans l’autre, l’impétrant est amené à rompre des tabous personnels, culturels ou religieux, le plus souvent à un niveau purement intellectuel, afin de gagner en autonomie et en intensification. Tout ce qui est mainstream appartient à la Voie de la Main droite, y compris le néopaganisme ou le New Age et constitue un contre-modèle, d’où l’emploi d’une symbolique souvent considérée comme satanique, comme le pentagramme inversé, des invocations au prince des ténèbres ou des expressions comme « magie noire. »

L’origine même de l’expression Voie de la Main gauche remonterait au dix-neuvième siècle et aux premières réinterprétations de textes tantriques. Alors que la plupart des sources tantriques font référence à sept chemins voire plus, la juxtaposition des deux voies Dakiācāra (ou Dakiamārga, l’équivalent de la « voie droite ») et Vāmācāra (ou Vāmamārga, l’équivalent de la « voie gauche ») provient d’une relecture des cénacles occultistes qui simplifièrent cet apport en termes de magie noire contre magie blanche, notamment Helena Blavatsky, mais aussi et surtout Aleister Crowley.

Bien que Crowley n’ait pas revendiqué la création de cette expression, sa conception de la « magick » en reçut incontestablement l’influence. Crowley entendit parler du tantrisme par l’Ordre Hermétique de l’Aube dorée, fondé en 1888, et il en dériva sa propre pratique, à partir de 1904 : le thélémisme. En 1912, Crowley entre en contact avec l’Ordo Templi Orientis (O.T.O.), obédience germanique qui diffuse encore aujourd’hui son enseignement, bien que les spécialistes ne soient pas d’accord sur l’existence préalable de cet ordre avant sa venue. En tout cas, Crowley recourait à la sexualité comme instrument initiatique en insistant sur la volonté personnelle du mage.

À partir des années 1970, la Voie de la Main gauche connut un début de réévaluation positive dans les travaux du magicien anglais Kenneth Grant (1924-2011) qui fut le secrétaire personnel de Crowley pendant une brève période, en 1945 et qui contribua à la création de son système thélémique. Quelques années après la mort de Crowley, Grant tenta de prendre le contrôle de l’O.T.O. ; en dépit de son échec, il conserva sa propre filiale de l’ordre, connue sous le nom d’Ordo Templi Orientis Typhonien. En réalité, cette société ne compte pas plus d’une poignée de membres, mais les écrits de Grant connaissent une popularité certaine dans ce milieu. On retiendra ses trois « Trilogies Typhoniennes » publiées entre 1972 et 2002

Dans « Aleister Crowley and the Hidden God » (1973), Kenneth Grant mentionne pour la première fois la « Voie de la Main gauche » dans un contexte positif qu’il amplifiera dans ses œuvres ultérieures. Dans « Cults of the Shadows », il écrit : « La mécompréhension de la véritable fonction de la Voie de la Main gauche a mené à une campagne de dénigrement occidentale » ; le même jugement se retrouve dans « Nightside of Eden » dans lequel il reconnait dans la Voie de la Main gauche un cheminement spirituel capital et le considère plus important que la Voie de la Main droite.

En fait, le premier à employer l’expression et à la revendiquer est bien plutôt Anton Szandor LaVey, le fondateur de l’Église de Satan (1966), le soi-disant « père du satanisme moderne. » Dans sa Bible satanique, on trouve cette mention : « Affermis-toi par le feu et par le suc de notre ami et compagnon, notre camarade de la Voie de la Main gauche. » 

LaVey définit la Voie de la Main droite comme celle de l’ignorance promue par les « religions de la peur. » Assez étonnamment, il se montre plus disert sur cette voie que sur l’autre. D’autres satanistes revendiquent la Voie de la Main gauche comme le Temple de Set, fondé en Californie en 1975 par l’écrivain texan Michael W. Ford et son « Ordre du Phosphore », ainsi que l’obédience suédoise du Dragon Rouge, fondée en 1990, actuellement la plus vaste organisation se revendiquant de la Voie de la Main gauche, avec environ quatre cents membres de par le monde. Dragon Rouge affirme sa fidélité au tantrisme des origines, mais pratique un syncrétisme de kabbale, d’alchimie et de mysticisme nordique et runique.

Mystique, magie sexuelle, Tantra : contexte occidental

Si la pratique indienne du Tantra n’a pas systématiquement trait à la sexualité, dans l’imaginaire européen, elle apparaît hautement sexualisée, ce qui est souvent le cas aussi de l’ésotérisme, qu’il s’agisse de l’union de la Shekina dans la Kabbale, ou de Marsile Ficin et de Giordano Bruno et de leur traitement de l’éros universel. Toutefois, ce n’est que vers la fin du dix-neuvième siècle que des pratiques sexuelles furent incorporée à l’ésotérisme occidental : Paschal Beverly Randolf (1825-1875) est considéré comme l’innovateur de ces méthodes.

Fils illégitime d’une femme noire et d’un homme blanc, un héritage racial qui le hantera constamment, il s’implique à la fois dans les mouvements occultistes, spiritualistes, féministes et antiesclavagistes au cours des années 1850 à 1860. À la fin de la décennie 1850, il éprouve une désillusion par rapport au spiritualisme ; au cours d’un voyage en Europe, il se familiarise avec le rosicrucisme et la magie et développe son propre système centré sur les relations sexuelles. Il se suicide à l’âge de quarante-neuf ans, fou de jalousie et de passion amoureuse envers sa femme. Les enseignements de Randolf furent repris par la Fraternité Hermétique de Louxor, probablement fondée en 1884 par Max Théon, alias Louis Maximilian Bimstein (1848-1927) Cet Ordre se présentait comme une alternative à la Société Théosophique et à son recentrement oriental. L’Ordre entra en sommeil après un scandale financier en 1885, mais au cours de sa brève existence, il exerça une influence considérable.

Aleister Crowley, déjà mentionné, et l’O.T.O., sont généralement considérés comme les premiers représentants de la magie sexuelle en Occident. Crowley procédait déjà à de telles expérimentations dans son adolescence ; en 1898, il publia un recueil de poèmes érotiques intitulé « White stains », « taches blanches », et la même année, il rejoignit l’Ordre Hermétique de l’Aube Dorée, tout en continuant ses pratiques jusqu’au tournant du siècle. Toutefois, il faudrait attendre 1912 pour qu’il entre en contact avec Theodor Reuss, membre de l’O.T.O. et pour qu’il s’attelle à produire un véritable système de magie sexuelle.

En théorie, l’O.T.O. fut fondée vers 1900 mais il paraît douteux qu’elle ait été opérationnelle, voire qu’elle ait existé, avant la venue de Crowley. Selon la mythologie interne de l’Ordre, Carl Kellner (1851-1905) aurait été son fondateur : il avait voyagé en Orient où il reçut probablement une initiation au tantrisme. Reuss, second père fondateur, fréquentait de longue date des cénacles maçonniques, mais il semble douteux que ces deux personnages aient détenu de vastes connaissances sur le sujet du tantrisme.

En réalité, les activités de l’Ordre commencèrent assez longtemps après la mort de Kellner qui ne put donc exercer qu’une influence limitée. Ce qui est certain, c’est qu’après l’affiliation de Crowley, l’Ordre se mit à produire un ensemble de rituels et à s’aligner sur le modèle thélémite. Dans la préface de l’auto-hagiographie de Crowley, « Les Confessions d’Aleister Crowley », John Symmons écrit : « Le plus grand de ses mérite fut de réunir la tradition occidentale et orientale. » Kenneth Grant, pour sa part, souligne les liens entre le système de Crowley et le Tantra, mais cette affirmation est mise en doute par Hugh Urban, dans son article « The Beast with Two Backs » (2004) : si Crowley, au cours de ses pérégrinations, avait acquis une assez bonne connaissance du yoga, en revanche, le Tantra lui demeurait en grande partie inconnu.

Dans le domaine tantrique, on peut raisonnablement penser que l’O.T.O. prétendait à une légitimité qu’elle ne possédait pas : ses sources étaient plutôt les enseignements de Paschal Beverly Randolph, obtenus par l’intermédiaire de la Fraternité Hermétique de Louxor. Randolph et l’O.T.O. affirmaient que le magicien devait concentrer sa volonté psychique dans une direction précise au moment de l’orgasme, une pratique étrangère au Tantra traditionnel. D’autre part, il existe des différences importantes entre la magie sexuelle de Randolph et celle préconisée par l’O.T.O. Pour Randolph, il s’agissait uniquement de pratiques hétérosexuelles au sein du mariage alors que pour Crowley, qui était bisexuel, la pratique incluait non seulement des relations homosexuelles et hétérosexuelles hors mariage, mais aussi la consommation rituelle de philtres composés de sécrétions masculines et féminines.

Si le Tantra n’était pas la source principale d’inspiration pour Randolph, Crowley ou l’O.T.O., cela ne signifie pas qu’il n’existait aucun discours sur la sexualité dans l’Angleterre victorienne, au contraire. Sir Francis Burton (1821-1890) contribua pour beaucoup à la conception sexualisée du Tantra indien. En 1883, il traduisit le Kama Sutra qui n’avait à l’origine rien à voir avec le Tantra. Un autre Britannique, John Woodroffe (1865-1936), avocat à la Haute Court des Indes britanniques, est considéré comme le père des études tantriques.

Sous le pseudonyme d’Arthur Avalon, Woodroffe publia plusieurs volumes en édulcorant et en moralisant le sujet. La conception du Tantra comme « sexualité sacrée » provient en grande partie de Pierre Arnold Bernard (1875-1955), alias « l’Oom onipotent. » Bernard avait voyagé en Inde dans sa jeunesse, avant de recevoir les enseignements yoguiques d’un Indien de Californie au début du vingtième siècle. En 1906, il fonda l’Ordre Tantrik aux États-Unis, qui se concentrait sur l’aspect sexuel et dont l’influence des enseignements s’étendrait jusque dans la seconde moitié du siècle.

Il n’empêche : si la sexualité magique de Randolph, Crowley et Bernard diffère fondamentalement du Tantra d’Asie du Sud, en quoi consiste alors ce dernier ? Comme je ne suis pas un expert sur le sujet, je serai bref. Selon David Gordon White, l’origine du Tantra réside dans le Kaula, tradition religieuse du shaktisme et du shaivisme bouddhique, dans lequel des divinités féminines « démoniaque », les Yoginīs, doivent être apaisées par des sacrifices, faute de se déchaîner sur des enfants à naître ou sur les hommes dont elles capturent l’énergie vitale. Le véritable héros,  « vīra », pouvait leur céder une partie de son sperme, de son fluide vital, et recevoir en récompense des pouvoirs surnaturels, en ingérant les fluides des Yoginīs — on lira à ce sujet « Kiss of the Yoginī : Tantric Sex » (2003) par David Gordon White l’évoque, mais ses vues ne sont pas partagées par le monde académique.

Progressivement, des femmes jouèrent le rôle des Yoginīs dans les rites qui culminaient par une consommation des sécrétions des participants masculins et féminins. White et d’autres spécialistes insistent sur le peu d’importance de la sexualité dans le Tantra dans son ensemble ; les références à de telles pratiques sont très peu nombreuses et le Tantra parle davantage de gain de puissance que de sexe, le but principal étant d’obtenir des pouvoirs surnaturels et physiques, comme le « Siddhis » — dont dérive le terme « Siddha », celui qui détient de tels pouvoirs, l’être parfait —, comme l’immortalité et le vol à travers les airs. Selon White, la thématique de l’illumination spirituelle  ne serait apparue que tardivement dans le Tantra, à partir du douzième siècle.

Bien que tous les spécialistes ne soient pas d’accord, le Tantra aurait connu des atténuations pour que les indiens orthodoxes puissent le pratiquer. Les aspects sexuels, l’importance donnée aux femmes dans les rituels, furent sublimés au profit de l’intériorité des participants et d’une lecture plus symbolique de la Sakti et de ses tendances antinomistes. L’énergie féminine de l’homme fut représentée comme les anneaux du Serpent Kuṇḍalinī qui pouvait être réveillé par la méditation en activant les chakras. White distingue ces spéculations théologiques, qu’il appelle « tantrisme », du Tantra lui-même qu’il réserve à un domaine plus vaste. Mais ces formes théologiques n’eurent jamais une grande popularité et restèrent l’apanage d’une élite.

Hugh Urban remarque également que les interprétations des orientalistes rétroagirent sur les conceptions que se faisaient les Indiens eux-mêmes, ce qui contribua à l’émergence du Tantra que nous connaissons aujourd’hui et qui est en grande partie une reconstruction moderne, issue de la rencontre de l’Orient et de l’Occident.

Fémininité divinisée : le Tantra et l’Orientalisme postif dans la Voie de la Main gauche occidentale

Dans la culture occidentale, la féminité a généralement été considérée comme impure et potentiellement mauvaise, donc le plus souvent séparée du divin. De même, dans de nombreuses cultures, le côté gauche est considéré comme celui du mal, de l’erreur, mais aussi de la féminité.

Le terme gauche renvoie à la maladresse, voire à la malhonnêteté. En anglais, le terme « left » provient de « lyft » qui signifie faible ou sans valeur. En italien, « mancino » a la connotation de fourberie et de traîtrise. En latin, « sinister » veut dire aussi bien gauche, que faux, ou pervers. La majorité des êtres humains étant droitiers, on se serre aussi la main droite et les gauchers eurent longtemps mauvaise réputation : on leur attribuait des tendances homosexuelles, incestueuses ou des maladies mentales. Le terme sanskirt « vāma » peut être traduit par « femme » et ressemble fortement à « vāmá » qui signifie « beau, agréable, splendide, noble ». Toutefois, en Inde, on mange de la main droite et on se nettoie des saletés de la main gauche. La main gauche en vint donc à représenter l’impureté à la fois spirituelle et physique, tout en étant associée aux femmes.

À beaucoup d’égards, la Voie de la Main gauche s’inspire de ce registre, à la différence que ce qui était négatif se voit réévalué dans un sens positif. Dans l’Ordre du Dragon rouge, par exemple, Lilith est décrite comme sexuellement agressive, mais sous un jour favorable, alors que dans les légendes juives, la première femme d’Adam fut chassée de l’Éden parce qu’elle refusait de se soumettre à Adam. Seul le vīra authentique peut affronter sans péril cette redoutable force féminine. Dans son essai « Mörk magi », « Magie sombre », Tommie Eriksson qui fut longtemps membre de l’Ordre du Dragon rouge écrit : « au fil des siècles, la force féminine primitive a été déplacée du côté des ténèbres et la déesse noire est devenue un symbole de mort et de déclin. »

Une des approches du Dragon rouge consiste à retourner cette symbolique en « pénétrant le ventre de Lilith », ce dernier étant « l’œil de Lucifer qui ne cille pas au milieu du chaos » et qui imprègne l’impétrant de son pouvoir, pour en faire un Dieu. Le Sceau alchimique de l’Ordre représente l’union du principe masculin et féminin sous la forme d’un  Śiva-Ligam, rebaptisé Œil de Lucifer. « L’âme féminine représente le portail de la dimension de la magie : elle est notre mère la terre, et à travers elle la vie naît et meurt. Elle est la porte qui ouvre sur le monde souterrain, la déesse auprès de laquelle le sorcier et la sorcière se prosternent pour recevoir l’initiation. Elle est le règne de la mort et la mère de toute vie. »

La rhétorique anti-religieuse du Dragon rouge qui impute au christianisme le refoulement et la misogynie s’explique par le contexte suédois, pays qui encourage l’égalité entre les sexes. Dans les courants néo-païens de Suède, le Tantra fournit une altérité positive à la fois exotique et familière sous la forme du féminin en construisant des parallèles entre Kali et Lilith ; en l’occurrence, l’Ordre du Dragon rouge réinterprète l’ensemble de la démonologie féminine occidentale sous l’angle du Vāmācāra, ce que l’on peut considérer comme une forme « d’altérité positive. » Néanmoins, les praticiens de la Voie de la Main gauche n’ont pas une approche uniforme : le Tantra n’est pas abordé dans l’Église de Satan ou dans le Temple de Set et dans les lignes qui suivent, je me concentrerai donc sur les publications de Kenneth Grant.

En s’inspirant d’Aleister Crowley, Grant distingue entre Vama Marg et Dakshina Marg, soit Tantra ésotérique et Tantra exotérique. En outre, dans « Cults of the Shadow », il considère le magicien Austin Osman Spare comme un représentant en droite ligne de ce courant.  L’intérêt de Grant pour le Tantra s’est manifesté à la fin des années soixante ; en 1970, il publie un vinyle 7’’ sur laquelle on entend Crowley lire ses poèmes et en face B, Grant et ses partenaires se livrent à une cérémonie intitulée Chakra sur un chant intitulé « la femme écarlate. » Pour Grant, le Tantra est une forme potentiellement dangereuse de magie rituelle qui s’est manifestée à travers toutes les cultures pré-chrétiennes, y compris en Atlantide, comme une sorte de tradition pérennialiste.

Toutefois, Grant n’accorde pas énormément d’importance à l’aspect sexuel et se concentre sur le gain de pouvoir, au contraire par exemple de Nicholas et Zeena Schreck dans leur livre « Demons of the flesh. » Le point commun au Dragon Rouge, à Grant et aux Schreck est leur insistance sur les périls impliqués par cette méthode qui vaut donc pour un nombre limité. D’autre part, selon l’Ordre du Dragon rouge, si la Kuṇḍalinī est indubitablement liée aux énergies sexuelles, l’accouplement n’en forme qu’une des manifestations qui n’est pas absolument nécessaire, pas plus que l’absorption de sécrétions.

Enfin, alors que la polarité physique mâle / femelle joue un rôle prédominant dans le tantrisme indien, où les femmes incarnent des Yoginīs, la Voie de la Main gauche occidentale insiste au contraire sur l’intériorisation des deux principes au sein de chaque individu pour développer des rituels hétéro- ou homosexuels, voire la masturbation ou l’abstinence à des fins d’accumulation d’énergie.

Conclusion

L’appropriation du tantrisme par Kenneth Grant et le Dragon rouge relève principalement de spéculations théologique sur le trantrisme au sens large. Au contraire des pratiques indiennes, on n’y trouve pas d’absorption de fluides séminaux et l’intégration du principe féminin Śakti au sein du du principe masculin Śiva s’effectue par d’autres moyens que sexuels. Toutefois, aucune pratique sexuelle n’y est rejetée comme immorale ou mauvaise, que ce soit sous forme hétérosexuelle, homosexuelle ou autoérotique. À la limite, on pourrait y voir une forme de « régime des plaisirs » foucaldien [mais surtout une forme rampante de contractualisation libérale de la sexualité, sous un vernis exotique]

La Voie de la Main gauche prétend s’opposer aux appropriations tantriques des autres courants New Age en insistant sur une pratique enracinée dans une étude approfondie des textes. Si Thomas Karlsson, le fondateur du Dragon Rouge, affirme s’intéresser à la kabbale, Tommie Eriksson se revendique davantage de Robert E. Svoboda ou du traditionalisme évolien, en prenant soin d’en éliminer le fascisme politiquement incorrect. Malgré ses ambiguïtés, la Voie de la Main gauche occidentale et sa réinterprétation du Tantra, représentent peut-être une synthèse originale entre l’Occident et l’Orient, du moins une conception relativement plus positive et inclusive de l’exotisme qui manque à la plupart des discours ésotériques.

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