Les
monstres de Chaney : du Fantôme de l’Opéra au Bossu de Notre-Dame,
par Kristin Hunt, traduction de l’anglais et notes par Nedotykomka, no
copyright infringement intended.
En 1929, lorsque Robert Williams comparut pour meurtre devant
l’Old Bailey, la Cour centrale de la Couronne britannique, il recourut à une
étrange stratégie de défense. Si ce charpentier, sujet de sa Majesté, avait
assassiné une soubrette irlandaise au cours d’une « crise
d’épilepsie », c’était à la suite du souvenir du vilain visage de Lon
Chaney. Avant même que le jury ait le temps d’assimiler cette plaidoirie — les
projecteurs d’Hollywood se situaient à des milliers de kilomètres du théâtre du
crime — la cour voulut en entendre davantage.
Le New York Times
rapporta les propos du juge à l’attention des jurés : « Dès lors que l’accusé Williams avait vu Londres
Après Minuit, dans lequel Chaney joue le rôle d’un détective qui se fait passer
pour un spectre terrifiant, il n’y a rien d’étonnant, rien qui indique la folie,
dans le fait qu’il se soit souvenu, au paroxysme de l’état nerveux dans lequel
il se trouvait, de l’aspect horrifiant de cet acteur qui interprétait lui-même
un rôle délibérément épouvantable. »
En effet, Lon Chaney (1883-1930) était particulièrement
doué. Entre 1913 et 1930, l’acteur gagna son surnom « d’homme aux mille
visages » en terrifiant le public lors de ses interprétations du Fantôme
de l’Opéra ou de Quasimodo. Il prenait son métier tellement à cœur que son
amour des monstres l’amena au martyr —à peu près à la même époque, en France,
Robert le Vigan s’était scié les dents pour jouer le rôle du Christ dans Golgotha. (1935) de son côté, Chaney
n’hésitait pas à se créer des prothèses aussi inesthétiques que douloureuses,
de sorte que sa laideur apparente dissimulait sa véritable biographie.
Chaney a grandi aux États-Unis, à Colorado Springs,
avec ses trois frères et sœurs, nés de deux parents sourds-muets, ce qui l’aida
à développer son sens de la pantomime dès le plus jeune âge. Alors qu’il
n’était qu’un adolescent, Chaney se produit sur la scène du théâtre local et
décroche ses premiers rôles dans des troupes itinérantes. Selon Michael
Dempsey, lors d’une de ses rares interviews, Chaney aurait confié à quel point
cette précocité théâtrale l’avait influencé :
« Je n’étais
qu’un simple figurant mais cela me permettait d’observer Richard Mansfield ou
Robert Montell et d’autres. Ces acteurs de l’ancienne école ne se
présentaient jamais au public sous leur véritable apparence, mais
s’imprégnaient littéralement de leur rôle. Dès le début de ma carrière, je ne
voulais pas devenir un type, j’aspirais juste à être moi-même, ma propre
personnalité. »
La philosophie de Chaney est proche de la méthode
Stanislavski qui devait influencer l’Actor
Studio : il se gardait de révéler quoi que ce soit sur lui-même dans les
journaux et s’impliquait totalement dans un devenir-autre. Néanmoins, alors que
les acteurs de cette même tendance travaillaient leur mental pour mieux se
pénétrer de l’esprit de leur rôle, Chaney misait tout sur le physique et les
accessoires.
Il apprit le maquillage en autodidacte et s’en servit
pour se recomposer les traits, afin de susciter une impression de malaise
physique tant auprès du public que sur ses partenaires. Chaney s’enfonçait des
hameçons dans le nez pour se faire saigner et se déformer le visage ; il
se contraignait à porter un corset orthopédique pour interpréter Quasimodo et
cherchait à apparaître le plus difforme, le plus monstrueux dans des rôles de
parias désespérément en quête d’amour et de reconnaissance, et qui échouaient
lamentablement.
Le jusqu’au-boutisme de Chaney lui valut le respect de
ses pairs ; l’actrice Joan Crawford le considérait comme « l’homme le
plus intense, le plus passionnant qu’elle ait jamais rencontré » et elle
ajoutait : « C’était Dieu à l’œuvre… il avait une telle
concentration. » Burt Lancaster témoignait de sa sidération en le voyant
donner la réplique à Crawford dans « L’Inconnu. » (1927) Selon lui,
il s’agissait de l’interprétation les plus bouleversantes jamais vue au
cinéma. » Une admiration partagée par le spécialiste du maquillage et
futur biographe de Chaney, Michael Blake qui conservait une photo de l’acteur
dans sa propre trousse.
Le public adorait Chaney, guettant la moindre de ses apparitions, à
chaque fois sous de nouveaux déguisements. Lors de la première de son seul
parlant, « Le Club des trois » (1930), les cinéphiles se perdirent en
conjectures sur la « véritable » voix de Chaney : en effet, il
recourait jusqu’à cinq intonations différentes.
Chaney devait décéder peu de temps après ce film et à
sa demande, il fut enterré aux accents du thème, « mood music » qui signalait son entrée en scène ; une
dernière volonté que sa veuve, Hazel, appliqua scrupuleusement. Jusqu’en 1932, Chaney
resterait un personnage familier du public comme le prouve ce cliché publicitaire
des Studio Universal.
Chaney, le maître-comédien, le champion du make-up,
spécialisé dans les rôles d’éclopés ou de créatures de cauchemar, le plus
célèbre Quasimodo de l’histoire du cinéma. Il ne lui manqua que la parole ou
presque, lui qui aurait pu dire : « Karloff a créé un inoubliable
monstre mécanique dans Frankenstein,
un génial domestique défiguré dans Une
soirée étrange, et une momie magnifique dans The Mummy. »
En effet, Chaney et Karloff furent deux vedettes incontestables des Studios Universal et seul Karloff (1883-1969) possédait un talent égal à Chaney pour les costumes et le travestissement. Et c’est ainsi qu’à la mort de ce dernier, Karloff suivit une carrière assez semblable ; cependant, il n’y eut jamais qu’un seul « homme aux mille visages » un acteur si puissant que Burt Lancaster s’en extasiait et qu’un obscur charpentier anglais pouvait plaider la folie pour expliquer son crime : Lon Chaney, maître ès apparition et disparition.
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