« La mort n’est pas mauvaise » me dit Jah en éclatant
de rire lorsque je retournai la carte de la Faucheuse : un squelette traçait un
sillon de débris anatomiques et de têtes coupées parmi lesquelles on
reconnaissait les visages d’un roi et une reine, à moitié absorbés par la
terre.
Jah disait vrai : l’Arcane sans nom symbolise une
métamorphose. C’est le seizième arcane, la Maison-Dieu, qui avertit d’un péril
: dans l'imagier d’Oswald Wirth, celui que j’utiliserais plus tard, la Tour
abolie désigne l’explosion de la cuisine de l’alchimiste. Les créneaux
s’effondrent ; une des sept briques planétaires frappe un souffleur au
creux de la nuque. « Nos métaux sont des métaux vivants. » Wirth a parsemé son
tarot d'indices macabres et drôles… Pour l’heure, en cette soirée de décembre
1983, un an après ma descente d’Italie, je ne connais rien à l’occultisme. Tout
ce que je sais, c’est que mon amoureuse d’alors, Marina, ne m’a pas donné les
livres promis — cette trahison, ou ce différend, inaugura la rupture entre le
monde et les mots, entre les femmes et moi.
« Laisse-le tout de même gagner une partie », déclara
Joseph depuis son alcôve de grimoires spirites où il exhalait des bouffées de
cigare en caressant son vieux teckel — la fumée dessinait des anneaux de
Saturne tandis que Follette gémissait sur le parquet, le museau entre les
pattes, apercevant des créatures multidimensionnelles penchées sur nos épaules.
Cette partie amusait Joseph — il était Géomètre — et peut-être lui
rappelions-nous sa propre jeunesse et les tournois qu’il disputait avec l’Oncle
Joachim.
Mon cousin Jah avait retrouvé le jeu au grenier : un
coffret au couvercle orné d’un dragon surgi d’un cratère, les ailes
caoutchouteuses déployées, la gueule écartelée, prête à broyer trois rois mages
à chapeaux pointus, armés de caducées et de bâtons et qui l’invoquaient, en bas
du volcan. Les règles, traduites de l’allemand, combinaient le Jeu de l’Oie
avec une série de dés pyramidaux, octogonaux voire asymétriques — l’ensemble me
restait opaque et je suspectai Jah d’inventer les règles au fur et à mesure.
Le labyrinthe du Mauvais œil… Nous l’avions trouvé
là-haut sous les combles, parmi le cabinet de curiosités : lucarne magique,
robots et illustrés russes — « nauchnaya
fantastika » — abandonnés par les Golovski. La reproduction d’un tableau de
Répine nous impressionnait : le tsar Ivan, la face décomposée, embrasse la
tempe de son fils, un pantin abîmé dans une mare sanglante. Les teintes
saturées et les larmes de vampire du despote exprimaient à la fois l’horreur,
la folie et la pitié. « Ils sont méchants ? », demandai-je naïvement à Jah qui,
du haut de ses onze ans, me répondit : « Bah, ils ont des problèmes… » Comment
les aider ? Et d’abord, où étaient les Russes ? Nous eûmes beau sonder les
murs, ouvrir les placards, personne ne nous répondit…
Il y avait belle lurette que les Golovski avaient
rejoint la défense Loujine comme le personnage de Nabokov qui, avant de
s’écraser dans la rue, entrevoit un formidable échiquier dressé dans la nuit. «
Mon enfance est une spirale de couleurs
dans une bille de verre » disait l’auteur d’Ada, à quoi j’ajouterais : une
stase traversée de slavismes — « Remballe ton bakachnik » — et de
pseudo-germanismes — « Schlops, tout le monde au lit. » Alors qu’un
Flamand vous déroulerait une liste de doléances jusqu’à Jules Destrée, c’est
encore vers la Russie, mon Orient privé, que me guide Mnémosyne. Las, les muses
sont des fées Morgane. Les Golovski, s’ils m’avaient connu, m’auraient
repoussé, eux aussi.
Je suis d’ailleurs… The Outsider… — Avez-vous déjà visité Paris ? » — Oui, avec Poe,
dans un rêve. Une réponse de loser, vous aurez reconnu Lovecraft. Le Solitaire
de Providence, au contraire de Nabokov, s’intéressait beaucoup aux rêves, se
demandant à qui reverser ses droits d’auteur quand la nuit lui inspirait une
histoire… Souvent, je reviens Chaussée de Liège. Dans la réalité, une tribu de
migrants a investi notre demeure philosophale, mais, dans la dimension
éthérique, elle a préservé sa topographie bleutée — l’essentiel est éternel.
Dans le salon, je retrouve Papy Joseph le Géomètre, nimbé d’une brume cosmique,
avec, à ses pieds, la craintive Follette qui gémit doucement tandis que Boris
Golovski, le Cosaque de Cockerill, échange des conciliabules avec la rouquine
Véra, notre Baba Yaga : Boris détient les partitions secrètes d’Anton
Bekzinski, notre Erich Zann, il va monter sur Bruxelles, la révolution est pour
demain, la Belgique va changer de base…
Dernièrement, dans le rêve, Jah m’apparut : il sautait à
cloche-pied sur d’invisibles cases, en pépiant d’une voix de souris. « J’ai
rien fait… Je suis innocent… C’est pas moi qui l’ai tué… » Lorsqu’une
nausée glaciale me réveilla, des runes brûlaient sinistrement — trois heures
trente, l’heure sans nom — et je songeai à cette soirée de 1983 où le Treizième
arcane avait surgi dans nos vies. « La mort n’est pas mauvaise », avait dit
Jah… Un renouvellement… Changer de genre… Ce soir-là, nous l’ignorions,
peut-être disputions-nous la partie de notre vie. Désormais, Jah se
trouve accusé de meurtre, en prison,
dans une tour, et moi, sous terre, virtuellement libre, un fou en diagonale…
Je n’ai jamais cru au Tarot en tant qu’outil prédictif
— il n'égale pas la puissance d’électrolyse du rêve — le tarot est une
esthétique et, dans le cas d’Oswald Wirth, une herméneutique, une alchimie du
verbe qu’au demeurant je maîtrise mal. Ce fut Babouchka qui m’initia à cette
pratique, grâce à un jeu assez sommaire dont les « lames d’azur à bords de
sable » représentaient les éléments, le soleil, la terre, la lune. Jamais
je n’aurais osé le couper ou le battre — un tarot ne se prête pas : les
occultistes le préservent dans un étui, à l’abri du toucher. Pour impressionner
Babouchka, j’avais travaillé le sujet, projetant une conférence.
— Il existe 78 arcanes… commençai-je. 7 plus 8 donnent
15… Quel est le 15e arcane majeur ? Le Diable, babouchka… Le Grand Androgyne…
Tout tourne autour de ce mystère… Ses bras portent les inscriptions Dissoudre et Coaguler… Il brandit un
flambeau et un lingam… bestialité phosphorescente… magie rouge… La chaîne
magnétique... Anima et Animus… Ce qui
est en haut est en bas et inversement… Tandis que je vaticinais sur mon
trépied, Babouchka s’interrompit de battre les cartes et le miroir nous renvoya
l’image d’une petite fille octogénaire et d’un trentenaire chauve, l’Aleister
Crowley du pays noir.
— Boje moï,
gémit Babouchka en déposant son jeu. Mais tu es un véritable besbosnik ! Un possédé, mon garçon
! Où vas-tu chercher de telles histoires ? Parle-moi plutôt de cette douchka, Pascaline… Tu l’as approchée,
comme tu me l’avais dit…
Pascaline, c’était l’idée fixe de Babouchka — une
coquetterie de vieille dame jalouse… J’avais rencontré la blonde Pascaline
alors qu’elle travaillait comme illustratrice d'albums pour enfants… Elle avait
des cheveux magnifiques, denses et bouclés, une Toison d’or dans laquelle on
aurait voulu plonger la main. Un jour que nous discutions dans la réserve, en
empaquetant des mangas, elle m’avait avoué, avec son indolence féline, qu’elle
souffrait d'accès de somnambulisme — « si tu savais ce qu’il m’arrive de voir
», avait-elle soupiré sans m’en dire plus. Bien que j’aie toujours préféré la
suavité œdipienne des brunes — la nuance Rachel, disait l’antisémite Huysmans —
à la porcelaine translucide des blondes, l’aveu de Pascaline m’incita à me
rapprocher d’elle.
« Eh bien, temporisai-je en puisant trois lames dans le
jeu de Babouchka. Nous devons nous revoir la semaine prochaine… Je lui ai
proposé d’aller voir le dernier Cronenberg… Toutefois, cette nuit, j’ai fait un
rêve, un songe… à mon avis, un message… » Le silence de Babouchka m’invita à
poursuivre — je pris ma respiration et commençai :
« C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit…
L’ombre du Grand veneur me pourchassait à travers les rues de mon village
natal… je suppose qu’il avait tendu ses pièges dans les bois, pour m’y capturer
à son aise. Lors de cette traque, j’avais pénétré de nombreuses demeures,
toutes inoccupées, leurs propriétaires ayant fui… J’avais retourné leurs
tiroirs, leurs meubles… À chaque tentative, l’ombre du Grand veneur
reparaissait aux fenêtres, me chassant toujours plus loin, vers la lisière de
la forêt... À ma surprise, la dernière maison se révéla celle de la Chaussée de
Liège, pourtant située à des kilomètres de distance — la géographie éthérique
ne correspond pas à la nôtre, il existe des raccourcis, des points de
communication, comme dans les histoires de Jean Ray où des viornes marquent
l’entrée de la ruelle des Stryges.
« La porte de la Chaussée de Liège se referma en
silence, me coinçant dans le vestibule gardé par deux lions d’émeraude… Les
mouvements dont je vous parle sont à peine traduisibles… Là-bas, les choses se
présentent comme vues en coupe ou dépliées à la manière cubiste… Dans le salon,
inconscient du drame qui m’amenait, Boris Golovski débobinait des partitions
tandis que Véra maltraitait un Stradivarius, chaque coup d’archet libérant des
essaims qui tourbillonnaient à travers la pièce… les notes gravitaient autour
d’un fauteuil au pied duquel se blottissait une forme animale — dans les
ténèbres, le point rouge d’un cigare s’allumait et s’éteignait au rythme d’une
respiration et je reconnus le Géomètre… il s’entretenait avec l’Oncle Joachim
dont on ne distinguait que les clignements d’escarbilles qui lui servaient
d’yeux — les êtres de l’astral s’identifient moins par leurs visages que par
leur karma, leurs gestes et leur voix : ces matérialisations diffusent des
ondes tel un caillou jeté dans un étang... »
— Et que disaient-ils ?, m’interrompit Babouchka en
suçotant une gorgée de thé à la russe, avec un sucre entre les dents.
— Difficile de savoir, répondis-je… La Cimmérie est un
étrange pays... Ses habitants ne s’adressent pas à nous… La mort n’est pas mauvaise, Babouchka. Simplement, les défunts
possèdent une densité qui nous manque… En réalité, c’est nous, les Wallons, qui
sommes des fantômes, qui errons tel Michel Strogoff, aveuglés par un destin
cruel… Entre notre état de veille — cet État morbide que certains appellent la
Belgique — et les strates les plus profondes du sommeil paradoxal, il n’existe
qu’une fine pellicule, aussi mince que le revers d’une carte de tarot…
Je pris une rasade de thé : « La faible gravité me
chasse du salon… et me revoici dans le vestibule où un appel d’air m’aspire en
haut de la cage d’escaliers. Jünger l’avait remarqué : les psychonautes
marchent moins qu’ils ne planent, tête en avant, là où notre moi se concentre…
Sur le palier, par la verrière à croisillons, j’aperçois les pavés de la cour.
En bas, une silhouette actionne la pompe à eau et lui arrache des râles de bête
blessée, tandis qu’au fond du jardin le vent secoue les structures du toboggan.
La rouille, les détritus, les feuilles d’automne envahissent la pelouse et
cette dévastation me serre le cœur — ce paysage n’existe plus, la source est
tarie et, dans la cour, le Grand veneur, car c’est bien lui, me nargue avec des
grincements de levier. Il m’a rattrapé…
Je ne perds rien pour attendre… Sa meute me retrouvera tôt ou tard ; les
maigres bêtes de la nuit.
Bientôt, l’ascension reprend jusqu’au palier du premier
étage où Joseph se rasait en me chantant Fra
Diavolo… ; à droite, entre les barreaux de la cage, je reconnais les
scintillements du cabinet de curiosités, ses automates, ses collections de
cristaux — des pleurs s’en échappent et quelque part, Ivan le Tsar gémit en
berçant le corps démantibulé de son fils…
Tout au fond du couloir, à gauche, une présence...
Combien d’étages supplémentaires ai-je parcouru ? L’intérieur paraît plus grand
que l’extérieur… Tout s’accélère… Lorsque j’entre dans la dernière pièce, une
lueur froide m’éblouit… elle vient du dehors, du jardin en ruine… de nouveau, des rayons me traversent... un sentiment de
perte, mais aussi de nostalgie... La mort
n’est pas mauvaise… Pascaline se tient dans un angle de la chambre…
elle rédige une lettre d’une écriture appliquée, un courrier dont le
destinataire m’est familier... je repense à ce qu’elle m’avait déclaré, dans la
réserve, lorsque nos corps se touchaient presque… Je suis somnambule… J’ai le don de seconde vue…
Ses cheveux versent de l’or sur ses bras, sur ses
hanches, sur son corps juvénile… hormis cette somptueuse coiffure, elle est
nue, blanche comme du lait, mais son visage a une texture inhumaine, presque
minérale, un masque d’ivoire... Seulement alors, je devine quels
archétypes nous avons revêtus. Une sorte de casque pèse sur mon crâne,
projetant son ombre sur mes cils et lorsque je l’ôte et que je le projette avec
nonchalance — il disparaît en poussière d’arc-en-ciel — je découvre que mes
bras sont tendus d’un tissu d’arlequin ; des carreaux couvrent mes jambes, mes
pieds se terminent par des cothurnes. Tandis que Pascaline se fige, Méduse dans
sa caverne, je prononce ces mots d’une voix dont la fermeté m’étonne, comme si
un autre que moi les prononçait : « IL FAUT QU’ON PARLE ! »
À bout de souffle, je sirotai une gorgée de thé.
Babouchka affichait une mine préoccupée : « C’est bien… Tu as fait d’énormes
progrès… À présent, retourne les arcanes. » La première carte était la
Tempérance : un ange à la mine crispée transvase un fluide d’une amphore à
l’autre, de l’argent vers l’or et l’exercice incline son corps vers une tulipe
presque fanée. « La mort n’est pas mauvaise, répétai-je avec un sourire forcé…
toute mort annonce une renaissance. »
Avec une mine navrée, Babouchka m’intima de continuer. Deuxième carte… Les Étoiles : une jeune fille, blonde et nue, les yeux clos, déverse les amphores dans un fleuve, la première dans l’eau boueuse où son contenu s’évapore, la seconde sur la terre stérile où un papillon s’apprête à s’envoler. Tu m’as donné de l’or, j’en ferai de la boue... Tandis que la Rose des vents se met à tourbillonner, je repense au jardin en ruine, à la rouille du toboggan, aux cris qui s’échappaient de la source tarie… Alors que ma main s’avance vers la troisième carte, l’ironie referme ses mâchoires de lynx. Le Fou. À quel Roi s’adressait la lettre de Pascaline… Quelles noces alchimiques ? Mon arcane était-il royal, moi, le Fou au turban plein de sottises ? Le tarot ne disait que ce que je savais déjà. La mort n’est pas mauvaise. Oui, pour la paix de notre âme, il y a parfois des désirs qui doivent mourir…
Commentaires
Enregistrer un commentaire