L'Impossible

 

Ill. : Indispensable Chestov.
Pris sur Researchgate.com. Penseurs privés, pensée intemporelle : Deleuze, Chestov et Fondane par Bruce Baugh, traduction condensée de l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.

En dépit de la vaste bibliographie sur et autour de Gilles Deleuze, un courant souterrain de sa pensée passe presque inaperçu. Depuis Nietzsche et la philosophie (1962) jusqu’à Qu’est-ce que la philosophie ? (1991), lorsque Deleuze oppose le « penseur privé » au « penseur public », il se réfère à la philosophie existentielle de Léon Chestov (1866-1938) : « Ah ! Chestov, les questions qu’il sait si bien poser, la mauvaise volonté qu’il montre admirablement, l’impuissance à penser qu’il pense, la seconde dimension qu’il développe dans ces questions pressantes sur la nouveauté radicale et la répétition la plus opiniâtre. » C’est Kierkegaard qui, le premier, dans La Reprise, oppose Hegel, le philosophe « publicus ordinarius » au penseur privé, Job, opposition que l’on retrouve chez Deleuze et Chestov.

Pour les deux, une pensée authentique n’est possible, et même nécessaire, que pour ce que Kierkegaard appelle « l’exception. » Pour Deleuze, l’exercice de la pensée ne correspond pas à l’exercice volontaire d’une faculté, un « cogito », que nous détiendrions tous « en droit », il s’agit plutôt d’une réaction à  la rencontre avec une force, ressentie ou comprise, et qui force à penser en retour. Et pourtant, l’illusion persiste que nous serions tous capables d’une telle expérience, qu’il s’agit seulement d’une question de contexte et de circonstances. Rien n’est plus éloigné de la vérité. L’importance du Penseur privé nous permet de situer Deleuze dans une filiation négligée, Dostoïevski-Chestov-Fondane, mais aussi de mettre à jour une dimension gênante et violente de cette pensée qui renouvelle son impulsion révolutionnaire et critique, loin des « belles âmes » dont parlait Hegel.

Alors que le professeur, le Philosophe public, défend les valeurs établies et se soumet au tribunal de la Raison et de l’État, tout en prônant l’obéissance, le Penseur privé s’exprime, lui, au nom « d’un peuple à venir » et oppose sa pensée à la raison et au sens commun. Le penseur privé est déraisonnable parce que la Raison ne garantit que les idées de « tout le monde », un monde dont le penseur privé s’est déjà séparé. La philosophie tragique suspend l’éthique et contourne la raison, « ni actuelle, ni éternelle », « cométaire et non itérative », « contraire au temps et donc, active sur notre temps, dans l’espoir et l’annonce d’une époque à venir. »

« Nous ne pensons pas encore », dit Heidegger, et, à sa suite, Deleuze répète que nous ne pensons que confrontés à l’impensable, à la non-pensée, face à ce qui révèle l’impuissance de la pensée. Selon Benjamin Fondane (1898-1944), seul disciple de Chestov : « Comment admettre l’existence d’une pensée qui ne soit pas un cogito continu et prévisible, mais un soudain, un rien, un tout à coup qui progresse par bonds, par éclairs et qui disparaît à peine apparu, qui ne nous atteint pas dans notre sérénité, mais au cœur même de notre dénuement le plus absolu ? »

Deleuze et Fondane affirment une pensée non contemplative, qui requiert des puissances venues de l’extérieur et qui s’emparent d’elle. « Il nous faudrait alors admettre que l’impensable est aussi un objet de pensée, que l’impensable est quelque chose qui se pense non plus dans l’histoire, mais à côté ou par-delà le visage du temps, chez un individu abandonné à lui-même, en dehors de la foule. » Pensée absolument personnelle, extratemporelle, pas même anticipatrice, mais en dehors de tout présent, passé, futur, ou comme le dit Deleuze : « intemporelle et en toute époque. »

Douteux privilège du Penseur privé : l’exclusion est le gage de leur pensée. «  C’est seulement par les fêlures, par les bordures que surgit la pensée chez ceux qui sont prêts à se détruire. » (Deleuze) « Personnages d’exception, grotesques, exploreurs de l’impossible, condamnés à l’expérience » (Fondane) « contraints par une problématique urgente, inexorable, qui ne peut se résoudre par des raisonnements ordinaires, mais par une dimension impensable » qui leur appartient — ce que Nietzsche qualifie du « dangereux privilège de vivre expérimentalement. » La proximité de Deleuze à Chestov a évolué au fil des années : parfois admirative, parfois critique, en tout cas, intemporelle.

Lorsque paraît Nietzsche et la philosophie en 1962, l’existentialisme de Chestov et de Fondane est éclipsé par l’approche phénoménologue de Sartre, Merleau-Ponty ou Beauvoir. Ramener Chestov dans le débat constituait alors une répétition au sens heideggérien, une ré-évocation de possibilités oubliées ou déniées par le présent. La génération de l’entre-deux-guerres — Nicolas Berdiaev, Jean Wahl, Gabriel Marcel, Denis de Rougemont, Vladimir Jankélévitch, Rachel Bespaloff et Benjamin Fondane — avait élaboré un existentialisme à partir de Nietzsche, Kierkegaard et Dostoïevski alors que la génération d’après 1945 s’inspirait plutôt de Husserl-Heidegger-Hegel.

Une reprise accomplie se doit de découvrir les possibilités latentes d’un héritage philosophique : en l’occurrence, lorsqu’il exhume Chestov, Deleuze veut établir s’il peut 1) surmonter la raison législative ou créatrice de Kant et de Hegel. 2) se débarrasser du ressentiment, ce dont il doute dans un premier temps. Dans cet article, je tenterai de montrer en quoi la lecture deleuzienne se rapproche et se sépare de Chestov.

Jubere et parere

La principale critique de Chestov et Fondane contre la raison est qu’elle place l’individu en situation de dominé : il faut obéir à la raison, à la nécessité, à l’ « ananké » aristotélicienne et Dieu lui-même s’y soumet comme s’il n’employait sa toute-puissance que pour la restreindre au nom de principes qu’il aurait placés hors de sa portée.  « En somme, Dieu n’aurait commandé qu’une fois et depuis, il n’a fait qu’obéir… mais l’obéissance est la marque des êtres les plus faibles, les plus débiles, ou du monde minéral, inorganique. »

Un Dieu contraint par les vérités qu’il a lui-même créées est « la plus sûre garantie de leur immutabilité » et témoigne surtout de notre propre peur du changement, celle qui nous pousse à déifier « ce qui demeure égal à lui-même, sans début ni fin », en d’autres termes, une variété de la mort, de l’inerte, mais certainement pas du vivant. La peur est la mère de la logique. C’est la peur de l’arbitraire, de l’imprévisible, du hasard, de la chance, qui nous pousse à idolâtrer la servilité, la faiblesse, et à abdiquer notre liberté au règne des évidences. Selon Fondane, le rôle du Penseur public est de prêcher la joie dans l’esclavage, la soumission à la raison pour que tous s’empressent de le suivre, du citoyen ordinaire jusqu’à Dieu lui-même. « Sous l’obéissance se dissimule l’instinct grégaire » (Fondane) « La conservation, l’adaptation, l’utilité sont les critères du ressentiment satisfait de soi. »

Pour Deleuze, Chestov et Fondane, la soumission aux normes de la Raison correspond à un régime de petite santé. Lorsque le philosophe ou le poète cesse de se concevoir en tant que créateur, « il affirme sa soumission aux exigences de la vérité, de la raison, mais sous ces proclamations, on distingue des forces qui n’ont rien de raisonnable : l’État, la religion, les valeurs mondaines… L’histoire de la philosophie depuis Socrate à Hegel est l’histoire l’éternelle soumission de l’homme et des raisons qu’il se donne à lui-même pour agir ainsi. » (Deleuze) Pour Fondane, le combat contre l’esprit servile commence par le questionnement des principes mêmes de la logique : « pourquoi accepter telle technique, tel joug comme le principe de non-contradiction en tant que valable partout en tout lieu ; les phénomènes ont pesé trop longtemps sur notre tradition (Nietzsche) : la véritable tâche philosophique est de commander et de légiférer. »

Chestov distingue d’une part les philosophes conventionnels de l’ordre établi « dont les principes, considérés comme nécessaires, obligatoires pour tous, ne leur apparaîtraient comme une offense insupportable que s’ils se sentaient tout à coup pris au piège » et d’autre part, ceux qui « trouvent la seule source de vérité métaphysique dans le commandement et pour qui toute métaphysique est impossible dès lors qu’ils n’ordonnent pas aux choses. » Ce dernier cas est celui d’une vérité produite par une liberté créatrice, mais qui ne peut être reconnue de tous, au contraire du premier cas. L’insistance de la philosophie classique sur l’éternité et les vérités universelles s’y apparente résolument ; selon les mots de Fondane, « Il est possible que la philosophie dans son zèle à obéir et à obéir toujours, néglige de se demander si la vérité se réduisait à ce qu’elle en avait fait et si cette vérité contraignante n’était pas simplement la fille de notre soif de servitude ; en clair, sil n’existait pas, au-dessus d’une moralité générale, une vérité des maîtres. »

Selon Deleuze dans son « Nietzsche et la philosophie », la révolution copernicienne de Chestov trouve son héraut dans les « Notes d’un souterrain de Dostoïevski » : cette étrange voix qui n’accepte pas que « deux et deux fassent quatre mais qui cherche à transformer l’absurde en une puissance de l’esprit », ce que Chestov appelle « seconde dimension de l’esprit », « pensée à la puissance n » et dont conditions d’émergence apparaissent « lorsque toutes les possibilités humaines butent contre l’impossible, c’est alors qu’un nouveau combat se livre, non plus dans les catégories de la raison, mais pour l’impossible. » Deleuze implique une part de violence dans l’activation de ce processus, là où Kierkegaard évoque une reprise de ce qui a été et qui n’est plus, au mépris des lois de la logique, « une pensée impossible lorsque le possible a été pensé, une pensée non-logique, par-delà le principe de contradiction. »

[En tout cas, une « pensée » par-delà le langage articulé ou représentatif. Dans un de ses essais, Fondane n’hésite pas à préconiser… le hurlement comme méthode de modification de la réalité. Quant à Chestov, il cite les grimaces, les ricanements, les pleurs, voire les blasphèmes, pour provoquer une réponse. Andrzej Zulawski fait dire à Anna dans Possession : « la possibilité que je recherche ne déforme pas la réalité, elle la traverse. »]

Au lieu d’un juge / professeur / législateur, le Penseur privé produit sa propre vérité, sans se tourner vers les autres, « une exhortation à la liberté, une philosophie au grand jour, Nietzsche au plus haut des cimes, ou Job qui gratte ses plaies avec un tesson, sur un tas de fumier. » (Fondane)

Le penseur privé en tant qu’exception ou idiot

Tout le monde n’a pas vocation à la révolte contre le sens commun. Deleuze reconnaît chez Chestov et sa lecture de Dostoïevski : « la puissance d’une nouvelle opposition entre le Penseur privé et le Professeur public. » Chestov pose des questions avec une telle opiniâtreté que les réponses n’y suffisent plus : les questions maintiennent leur béance dans toute solution. Cette opposition frontale aux principes de la philosophie occidentale — le principe de non-contradiction, du tiers exclu et de raison suffisante —, n’est pas purement théorique ou dépourvue de motifs. Au contraire, elle provient d’un substrat vital que l’interrogateur ne peut juguler : dans des lignes qui sonnent comme du Deleuze, Fondane écrit : « La vie postule une réponse à ses questions, puis, une fois déçue, elle recommence, cherche une autre voie, d’autres moyens, impossible pour elle de renoncer. »

Cette pensée vitale a quelque chose d’impersonnel, ou plutôt, « elle fracture l’individu, traversé par des forces vitales qui pensent et s’expriment à travers lui. » (Deleuze) Fondane observe que, pour beaucoup, cela relève de l’idiotie, de la puérilité. L’idiot et l’enfant s’entête à questionner ; Chesterton qualifiait Blake « d’idiot parce qu’il était inspiré » ; Byron décrivait Wordsworth comme un « idiot en pleine gloire. » « Rimbaud le Voyou », disait Fondane — « un être vil, aux mœurs dissolues, qui vit sous les ponts, un personnage de mauvaise fréquentation que l’on refuserait sous son toit » ; un homme infâme « qui provoque une répulsion instinctive », « un insupportable. » Chestov cite souvent les prophètes, Luther ou Saint Jean : « Vox clamentis in deserto. » Selon Deleuze, l’idiotie n’est pas le contraire de l’intelligence — certains intellectuels sont stupides — mais plutôt son dehors inassimilable et qui nous donne à penser malgré nous. Le Prince Mychkine chez Dostoïevski n’a rien d’un idiot : il sait que les autres le considèrent comme tel, mais il n’en perçoit pas moins ce qu’ils ignorent, parfois à leur grand dam.

Qui voudrait d’une vie d’idiot ? Qui la choisirait en âme et conscience ? Selon Fondane, Rimbaud n’a pas choisi, mais a suivi son démon ; Kierkegaard ne se tourne pas vers Dieu parce qu’il l’a choisi, mais parce qu’il ne peut se tourner vers nul autre, parce qu’il ne peut se résigner à son sort. Job, selon Chestov, devient le penseur de l’impensable restitution parce qu’il « a commencé avec le meilleur de ce que la vie pouvait offrir et fut par la suite contraint à l’exil au sein de cette même vie. » « Tous ces hommes d’exception n’auraient rien demandé que de continuer à penser dans les termes qui sont les nôtres, mais l’homme doit ouvrir la porte à l’insondable, à l’abîme, et pour ce faire, il doit d’abord échapper à lui-même, entreprendre une tâche périlleuse, ardue, atroce, qui le confrontera à bien des résistances, accepter cela implique de sortir des rangs, de se présenter en victime sacrificielle, en paria. » (Fondane)

Loin d’être un choix, penser contre l’évidence, est avant tout une nécessité surgie de la vie même. L’homme du souterrain n’a pas voulu que « deux plus deux égale autre chose que quatre, ce qui est, ma foi, tout aussi bien » ; « ce combat au sein d’une tragédie, il ne la pas cherché, mais cette lutte s’est engagée avec lui, contre lui, malgré lui. » Toujours à propos de Rimbaud, Fondane dit : « À chaque époque de l’humanité apparaissent un certain nombres d’êtres qui évoluent dans des conditions spirituelles de l’extrême limite et ce ne sont pas des personnes équilibrées, entières, bien plutôt des infirmes et des inadaptés. »

Le destin du Penseur privé est un destin « projeté », « geworfenheit », une élection négative, le candidat que le sort a pris pour une « épreuve spirituelle », comme Job « à qui tout sera restitué en double » parce que Dieu a souhaité le mettre à l’épreuve de la manière la plus cruelle. L’idiot nous force à penser parce qu’il est lui-même sommé de penser par des forces qui l’excèdent et qui le soutiennent tout à la fois ; d’où l’agression de sa pensée et la réaction non moins agressive de la société. [D’où aussi un paradoxe : Fondane et Chestov font l’éloge d’une pensée libre et créatrice mais dont l’origine est imposée du dehors.]

« La pensée ne commence, dit Chestov, que lorsque tous les témoignages de la raison se sont tus, épuisés et que nous nous heurtons la tête au mur de l’impossible », lorsque, selon la formulation kierkegaardienne de Chestov : « chaque certitude humainement concevable se rend à l’angoisse-à-la-mort et se hisse au-delà de l’emprisonnement des évidences. » L’impossible, c’est la philosophie même et non une philosophie parmi d’autres : une pensée concrète, en tension, passionnée, assidue, pensée à la puissance N. » [Pensée dont Chestov ni Fondane ne nous disent rien en termes de contenu : à quoi pense-t-on lorsque le tapis des évidences se retire sous nos pieds ? Pense-t-on seulement à quelque chose… Plus que la pensée, qui vient toujours après-coup et qui ne peut rendre compte de l’expérience impossible, ce sont les trous d’air, les « déracinements » qui intéressent Chestov et Fondane.]

Là où Deleuze rejoint ce spontanéisme, c’est dans son identification de l’État et de la Raison : le sens commun, l’unité des facultés renvoient directement à « l’absolu de l’État » ; « la forme même de la raison est extraite de l’existence de l’État pour lui donner raison. » Dans leur rébellion contre la Raison, les Penseurs privés détruisent l’image de la pensée telle qu’elle apparaît en relation avec l’État, avec l’illusion de liberté que nous donne l’obéissance aux lois en tant que dérivées de la pérennité historique étatique. Au lieu de rendre des comptes à la Raison et au Tribunal de la loi, les Penseurs privés intentent un procès à la Raison et au Jugement — « Pour en finir avec le jugement de Dieu » — et leur demandent des comptes pour « toutes les victimes de l’Histoire », pour les victimes de la violence étatique, selon Deleuze.

Pensée, Raison, État forment une sainte-trinité dont les victimes tombent sous « la catégorie de l’exception » (Kierkegaard) Fondane se montre très clair : « J’appelle idée tout ce qui se proclame unique, certain, infaillible, toute autorité qui ordonne et subordonne, qui définit une fois pour toutes la vérité comme immuable et qui soumet l’exception à la majorité, l’anormal au normal, l’individu à la foule, tout ce qui réduit la mobilité du vivant au pratico-inerte, à la formule. Toute idée a au moins une centaine de milliers de morts sur la conscience. » Commander, légiférer, créer implique une vie devenue insupportable au penseur privé ; « une révision radicale », « une transmutation », un acte qui exige une mentalité de rupture mais sur une base tragique, exceptionnelle, non-volontaire ; selon Deleuze : « un créateur qui n’est pas saisi à la gorge par la nécessité, par un ensemble d’impossibilités intenables, n’est pas un créateur. »

Solitaire ou solidaire ? Politique du penseur privé.

Jusqu’ici, j’ai mis en évidence les points communs entre Chestov, Fondane et Deleuze ; mais leurs avis divergent par ailleurs. Ils considèrent le penseur privé comme une exception. Fondane insiste : le Penseur privé est « indifférent à tous ce qui ne constitue pas son expérience » et dès lors, leur révolte ne peut qu’être « individuelle, comme celle de Job ou de Rimbaud. » Toute action collective est impossible : « elle n’établirait qu’un nouvel ordre, un autre point de départ et d’arrivée, et un espoir à partager en commun. »

Et pourtant, ceci est trompeur. Comme l’explique Deleuze, les Penseurs privés ont une double nature : « la solitude où ils se retrouvent en toute circonstance et une agitation qui les unit au reste du monde. » Ce sont ces mêmes « puissances nues », immanentes, qui leur permettent de changer le monde en s’associant à d’autres possibilités de vie, qui n’existent pas dans le présent, mais qui semblent provenir du futur, comme les projections rétroactives de virtualités inaperçues. « Une solitude densément peuplée » (Deleuze/Guattari) « toujours enchevêtrée au peuple à venir que le solitaire évoque et attend » ; il s’agit de mobiliser des forces en rétablissant, en remontant la chaîne des « philosophes-comètes » dont la lumière nous parvient comme les étoiles qui ne brillent jamais autant que mortes.

La solitude du Penseur privé est « intemporelle », non pas dans le temps, mais contre le temps : elle réactive un futur qui n’est pas la continuation du présent, mais l’actualisation d’un passé oublié, sur une autre ligne de causalité. « La pensée pense sa propre histoire (le passé) pour se libérer de ce qu’elle pense (le présent) et penser autrement (l’avenir) » (Deleuze) Créer des concepts est un acte de résistance qui établit un lien de solidarité entre le Penseur privé et « une nouvelle terre, un peuple qui n’existe pas encore », « une race incurablement inférieure, bâtarde, opprimée, anarchique », tous ceux qui, tel Rimbaud, se disent « des bêtes, des nègres, des Wallons. » (Deleuze)

La multitude des Penseurs privés ne forme pas une masse ce qui impliquerait une similitude de vues ; cette étrange « multitude bariolée » colporte des possibilités de vie à travers le temps et l’espace plutôt qu’elle n’établit un modèle de société avec sa notion de Vérité, de Juste et de Bien. « Toute une autre histoire. » La communauté des penseurs cométaires s’inscrit en pointillés, comme une série de relais, de centrales d’énergie, qui lancent la reprise, la reprise étant « le contenant du logos de la singularité, de l’exception, le Logos du Penseur privé » ; ce qui se transmet le long de cette chaîne, c’est la singularité même du Penseur privé, « ce personnage inhabituel armé d’étranges pouvoirs », Lucrèce-Spinoza-Nietzsche pour Deleuze et Job-Pascal-Kierkegaard-Dostoïevski pour Chestov et Fondane.

Par-delà les bords déchiquetés des discontinuités, ces penseurs « violents en acte et discontinus en apparence » (Deleuze), parviennent à communiquer les uns à travers les autres par d’étranges puissances d’abandon, « une société ouverte, de créateurs, où nous passons d’un génie à l’autre, par le médium des disciples, des spectateurs ou des auditeurs. » Alors que Chestov insiste plutôt sur une communauté philosophique négative, l’histoire de la philosophie classique n’étant qu’une hypnose, Deleuze insiste au contraire sur la solidarité  intemporelle des penseurs privés dont la solitude n’est que relative ; c’est cet isolement même qui les met en contact avec leur peuple, un peuple qui n’existe pas encore, mais qui vient bientôt, « une possibilité de vie », « intense et ultime », « toujours en cours, jamais réductible à aucun état actuel », « des sociétés d’amis, des sociétés de résistance », « des lignes de fuite. »

Ce devenir-multiple-minoritaire-multiplicité n’a donc rien d’un « devenir-démocratique » : les forces qui meuvent le Penseur privé contre le consensus ne se ramènent pas à « une solution d’accommodement mutuel qui différer les intérêts et désirs à la manière de la démocratie libérale », ce que Deleuze qualifie de « belle âme » pour qui « toutes les différentes sont respectables, réconciliées, consensuelles et qui agirait comme un juge de paix sur le champ de bataille, qui verrait de simples différends ou des incompréhensions alors qu’il s’agit d’une lutte inextricable. »

Deleuze et Chestov sont donc élitistes à leur manière, mais ils désignent une contre-élite, « aristocratique » ou prophétique dans le cas de Chestov, puisque dès que la vérité du Penseur privé est reconnue d’autrui, elle cesse de valoir pour lui —  une aristocratie des damnés. Pas pour « tout le monde », même si « tout le monde » dispose, virtuellement, du potentiel pour rejoindre ce devenir. Il suffit pour cela d’une impasse, d’une situation où « il nous faut jeter une incompréhension dans le monde » et se retrouver maillon d’une chaîne d’intempestifs.

Ressentiment et affirmation.

Hormis la question de la solitude/solidarité, il reste une autre différence majeure entre Deleuze et Chestov : leur approche du ressentiment. L’attitude de Deleuze a nettement évolué au fil des années. Dans Nietzsche et la philosophie, il voit en « Pascal, Kierkegaard, Chestov » des penseurs de génie qui suspendent l’éthique et qui contournent la raison, mais aussi des hommes du ressentiment, de l’angoisse, des cris et des grincements de dents, de la culpabilité, des hommes auxquels il manque le sens du jeu et de l’innocence.

De fait, Fondane et Chestov citent souvent la déploration de Job comme supérieure à tous les discours qui demandent la résignation au destin. Si la résignation, l’acceptation stoïque sont les formes du respect de soi et de la noblesse, alors, la révolte de Job, son exigence d’impossible, a plus de valeur. « Par la grâce de l’absurde », « Un homme en danger et qui hurle à l’aide ne se soucie pas d’être admiré. » (Chestov)

Chez Chestov, Deleuze croit discerner un ascétisme et une renonciation lorsqu’il recourt à Job ou à Abraham, alors qu’en réalité, c’est le contraire. Ce que Deleuze identifie à tort comme du ressentiment est un formidable appétit d’impossible, un espoir qui n’est pas de ce monde, l’essence de l’affirmation tragique au goût certes amer, mais qui chercher à dépasser toute réconciliation : la négation de ce qui est nécessite un véritable coup de force. Dès Différence et répétition (1968), Deleuze ajuste sa critique et commence à percevoir une forme d’humour et d’ironie chez Chestov, sur laquelle il reviendra dans Dialogues (1980) en opposant le sérieux de l’ironie grecque à « l’humour » grinçant de Job. Dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991), il situe le penseur privé comme celui qui « réclame ce qui est perdu, l’incompréhensible et l’absurde pour l’élever à la puissance de vie la plus haute, la plus créatrice. »

Comment l’humour, « l’insoutenable légèreté de l’être » et l’absurde s’agencent-ils ? L’humour tragique du héros, son affirmation sans limite, s’oppose à la résignation, à la nécessité et lui permet de rire de lui-même y compris à travers ses larmes. « Le rire est l’indice et la clef d’un monde nouveau qui submerge de tous côtés l’univers mécanique de la nécessité, le signe d’une vie intérieure plus profonde, un manque étrange de rigueur dans le réel, la marque d’une inadaptation à la société. Ce qui apparaît moindre du côté de la société apparaît au contraire comme un plus, comme une surabondance. » (Fondane) Le manque de sérieux implique aussi de ne pas trop se prendre au sérieux ; « le moi est haïssable », l’humour c’est aussi ce qui encourage le pas de côté hors du sens commun.

En ce sens, « Amor fati » n’implique pas de courber l’échine, de vouloir ce qui arrive, mais de « vouloir ce qui est à venir. » Pour Deleuze, la nécessité n’est jamais que le hasard qui s’affirme au travers d’une combinaison de possibles : « le hasard et non la causalité », « la nécessité du hasard, de la chance. » S’il y a une nécessité dans le devenir, elle est toujours contingente, susceptible d’être remodelée, réactualisée en fonction des possibilités qui ont été négligées jusque-là. Les catégories mêmes de la pensée, identité, causalité, finalités, sont des expressions de ressentiment et de servilité qui nous pétrifient par la peur du changement. Selon Fondane : « vérité = principe de réalité = principe de non-contradiction = évidence du cogito = nécessité = soumission = mort = néant. »

Conclusion

Je ne prétends pas minimiser les différences entre Fondane et Chestov — tous deux animés d’une espérance vétérotestamentaire — et la philosophie résolument spinozienne, immanentiste, de Deleuze, mais il existe une « parenté de force » entre eux, une « lutte contre les évidences », une affirmation des forces de vie, une intemporalité commune qui les associent sur le même sillage d’étoile filante, Deleuze-Chestov, le choc de deux trajectoires, l’intersection de deux « lignes brisées, explosives, éruptives. » (Deleuze)

« Ce qui se répète a été, autrement la répétition ne se pourrait, mais du simple fait que cela a été, la répétition devient reprise, création de nouveauté. Quand l’on affirme que la vie n’est qu’une répétition, il faut plutôt entendre que l’existence, ce qui a été, est en train de devenir. » (Kierkegaard) La « reprise » de la « seconde dimension de l’esprit » par Deleuze se tient devant nous comme un surgissement à contretemps, un bloc de devenir-nouveau, ou pour le dire dans les termes d’Heidegger : « la pensée la plus provocante, c’est que nous ne pensons pas encore. » 

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