Pris
sur Paris Review : Bibliothèques perdues par Rosa Lyster,
traduction de l’anglais par Nedotykoma, no copyright infringement intended
J’étais encore étudiante à l’Université de Cape Town,
au département des Lettres anglaises, lorsque le Ransom Center acquit les archives privées de J.M. Coetzee. Cela se
passait en 2012.
Naguère donc, il était de bon aloi d’afficher sa haute
estime pour cet auteur, sa vie, son œuvre, la place qu’il occupait parmi
l’Académie sud-africaine des sciences et des arts et de s’interroger si, oui ou
non, il existait un « contraste fascinant » entre sa situation chez
nous et celle qu’il détenait à l’autre bout du monde. Si vous cochiez toutes
les cases, vous dérochiez la palme en n’oubliant pas toutefois d’évoquer le
personnage au moins une fois sous son patronyme complet, « John Maxwell
Coetzee », le tout avec une ironie affectée.
Je n’ai jamais exactement compris ces coquetteries, ces
regards en coin pour vérifier que vous aviez prononcé les mots corrects, le nez
agité d’un étrange frétillement, les narines pincées d’excitation. Pour ma
part, j’arrivais assez bien à contourner l’obligation d’avoir une opinion sur
Coetzee puisque j’en avais une sur Nadine Gordimer, parfaitement discordante.
Bref, jamais je n’ai su pourquoi il fallait désigner Coetzee autrement que par
son seul nom et lorsque le sujet arrivait dans la conversation, c’est-à-dire
assez souvent, je me contentais de sourire avec l’air de celle qui sait.
En revanche, fini de rire avec le Ransom Center ! Sa seule évocation suscitait une telle
amertume que j’en vins à croire qu’il s’agissait du sobriquet donné à une riche
institution américaine spécialisée dans la captation d’héritage culturel et
historique. [Ransom = rançon en anglais] En réalité, le Harry Ransom Center existe bel et bien : il se situe sur le
campus de l’Université du Texas et contient un des fonds archivistiques les
plus riches du monde. Un million de monographies, cinq millions de photographies,
environ cent mille œuvres d’art, plus quarante-deux millions de manuscrits littéraires.
Selon leur site, particulièrement anti-ergonomique, parmi les joyaux figurent
une copie de la Bible de Gutenberg, le tout premier folio, ainsi que l’ensemble
des documents personnels de Capote, Carrington, Coetzee, Coleridge, Conrad,
Crane, Crowley, Cummings, Cuski… voilà
pour la cote C. Mais ils disposent également de la bibliothèque personnelle de
James Joyce, du moins, celle qu’il possédait à Trieste, ainsi que celles de
Samuel Taylor Coleridge, de Don DeLillo et d’Evelyn Waugh.
Une de mes connaissances qui s’y rendit me
confia : « C’est un bâtiment qui ne paye pas de mine, grand et brun,
on pourrait passer devant sans se douter de ce qu’il renferme. » C’était
d’ailleurs le cas de la plupart des étudiants. Les photos en ligne tendent à le
confirmer, mais je trouve que, symboliquement, ça pourrait être mieux ! Il
faudrait un édifice plus grand, monolithique, une sorte de forteresse qui
émettrait un bruit de fond ou qui clignoterait la nuit. Quarante-deux millions
de manuscrits ! Un million de livres ! Des kilomètres d’archives,
rangées dans des travées climatisées, protégées dans des feuillets spéciaux et
des classeurs design, amoureusement veillées par des légions d’universitaires
multi-diplômés.
La personne que je connaissais travaillait justement
là-bas lorsqu’ils reçurent les documents privés de Norman Mailer.
« C’était la fête dans tout le Centre » me confia-t-elle. Une semaine
de célébration qui se termina par un verre de l’amitié où tous le participants
reçurent un porte-clefs en forme de gants de boxe. »
Naguère encore, j’en ignorais tout, hormis que le
Centre recevait des tonnes de subventions ; et puis, un beau jour, toute
la faculté de lettres bruissait de la rumeur : ils étaient arrivés à
s’emparer des archives de Coetzee, à les arracher pour toujours des mains des
universitaires sud-africains. Effectivement, Cape Cod, c’est déjà le bout du
monde, alors le Texas… Admettons que vous obteniez les fonds, qui aurait le
courage et la patience d’introduire une demande de visa (chère, procédure
interminable), de se rendre là-bas et de squatter la salle de lecture en
épluchant le petit cahier à spirales dans lequel Coetzee griffonna les
esquisses d’En attendant les barbares ?
Mouais…
Pour ce que j’en sais, l’amoncellement du fonds
Gordimer se trouve à la Lily Library (Indiana) depuis 1993. Un autre endroit à
l’autre bout du monde, dont la visite requiert une bourse, un long voyage et la
perspective d’heures de recherche dans un cadre sans doute moins agréable
encore. Au-dessus de mes forces… Je m’y étais résignée depuis des lustres et,
naïvement, je croyais que les aficionados de Coetzee voyaient le problème sous
un jour semblable.
Jamais ils ne poseraient leurs mains tremblantes sur
les manuscrits originaux, mais quelqu’un s’en chargerait à leur place et, au
fond, c’était rassurant de le savoir. Deux ans auparavant, le fonds David
Foster Wallace, sa propre bibliothèque privée, près de deux cents livres
annotés de sa main, venait juste d’être acquis par le centre et déjà des
histoires circulaient à propos de visiteurs étrangers, spécialement venus
sangloter d’émotion sur l’exemplaire crayonné de White Noise, pour toucher, pour palper les pages d’un certain
livre, jusqu’à ce qu’elles en deviennent friables et que le document doive être
retiré des collections, numérisé et reclassé ailleurs. Jamais je ne me serais
imaginée prendre l’avion pour le plaisir de caresser un livre, mais c’était
plutôt sympathique. Après tout, s’il se trouvait des institutions pour
faciliter ces démarches…
Il est vrai que je pouvais me permettre ces
réflexions : tous les documents dont j’avais besoin pour mes propres
recherches se trouvaient dans un bâtiment à dix minutes de marche de chez moi,
aux Archives Provinciales de Cap-Occidental, situées Roeland Street. À l’époque, donc,
je m’intéressais à la censure sous l’apartheid, en particulier la
réception des six romans de Nadine Gordimer : don seulement trois avaient
échappé aux ciseaux d’Anastasie. Le Comité de Contrôle des publications n’avait
de compte à rendre à personne et les censeurs bénéficiaient d’une
extraordinaire latitude pour interdire ce qui leur déplaisait ; à
l’occasion, ils employaient cette liberté pour publier d’interminables compte
rendus justifiant leur décisions.
Ces compte rendus me fascinaient et me
dégoûtaient : un mélange de stupidité crasse et de méchanceté venimeuse.
Lorsque je me rendais aux archives pour dénicher le dossier d’interdiction de,
disons, « La Fille de Burger »,
cela me prenait la journée, chaque jour de la semaine, parcourant des piles qui
m’arrivaient aux genoux, m’infligeant les avis des censeurs sur Feu pâle de Nabokov, déchiffrant les
courriers d’anonymes qui imploraient les censeurs de remettre en bibliothèque
publique les exemplaires de Fanny et
Zooey de Salinger : « une
littérature ordurière qui émane d’une certaine catégorie d’auteur américain,
une mascarade culturelle. » J’avais ainsi traité une bonne centaine de
mètres de linéaire digne d’intérêt et je pestais à l’idée de ne pouvoir en
découvrir davantage.
Il existe quantité d’ouvrages sur la censure sous
l’apartheid, parfois de Gordimer elle-même ; beaucoup ont été analysés
selon une méthode bien plus rigoureuse que la mienne. Pis encore : j’avais
la certitude que des classeurs entiers n’avaient jamais été examinés, et qu’ils
contenaient Dieu sait quoi… certainement des pièces essentielles qui
éclaireraient d’un jour nouveau les mécanismes de répression éditoriales et qui
enrichiraient la recherche historique sur la naissance et l’effondrement d’un État
totalitaire, etc. En ce temps-là, je relisais Middlemarch et je me méfiais du personnage de M. Casaubon, un
ecclésiastique pédant qui croit avoir la réponse au problème qu’il ne maîtrise
pas.
Parmi la vaste bibliographie que je parcourus figure « Dust : The Archive and Cultural History »
par Carolyn Steedman. « La fièvre
archivistique correspond à un besoin de retrouver les moments inauguraux, de se
réapproprier les commencements. » Passage souligné en rouge. Merci Mme
Steedman. Autre passage souligné, plus déceptif : « Rien ne commence aux archives, absolument
rien, jamais, bien que toutes choses y finissent. On ne retrouvera aux archives
que des histoires, arrêtées à mi-course, le milieu des choses, des
discontinuités. » Et je savais qu’elle avait raison : toute
archive est nécessairement incomplète, fragmentaire, mais je n’aime pas cette
manière de voir.
Au bout d’un moment, ma vie d’étudiante a pris
fin ; je m’étais imprégnée des archives, me sentant prête à passer à
l’écriture, et tant pis si je n’avais pas cherché assez longtemps, ce qui
serait de toute façon le cas ; j’avais cessé de m’adresser des signets (« urgent ! »)
dans les marges de Gordimer et je lisais de nouveau pour mon propre plaisir,
sans chercher à m’approprier la moindre bribe d’information au détour d’une
conversation… En fait, votre thèse, tout le monde s’en moque.
Peu après, la rumeur me parvint que l’Université du « Wits »
avait cédé le fonds Gordimer ; sachant à quel point j’en étais toquée et
que j’étais moi-même archiviste, mes amis s’empressaient de me répéter
l’incroyable nouvelle ; un lointain courriel d’un ami-qui-connaissait-un-ami-qui-connaissait-un-ami
m’apprit qu’en passant devant la bibliothèque en question, un usagé avait
surpris sur le trottoir une boîte pleine de livres, avec des ex-libris de Gordimer :
« Servez-vous ! Gratuit ! »
Un article assez long du Mail & Guardian rapportait l’anecdote, mais dans le contexte
plus général des problèmes archivistiques et mémoriels de l’Afrique du Sud post-apartheid.
L’article mentionnait les livres abandonnés et confirmait :
« certains appartenaient à un Prix Nobel et même à d’autres auteurs
renommés. » Le journaliste n’allait pas jusqu’à citer le nom de la bibliothèque
ou celui du Nobel, mais on voyait bien de qui il s’agissait. L’Afrique du Sud a
deux Prix Nobel ; si le même traitement avait été réservé à l’autre,
l’enfer se serait déchaîné. Partout à travers Johannesburg auraient fleuri des
affiches « Wanted »,
jusqu’à ce que le dernier exemplaire ait regagné son étagère. Seulement voilà,
c’était Gordimer : l’article la montrait même avec son chat.
Lorsque l’université s’aperçut que l’affaire
s’ébruitait, elle lança un appel et la plupart des livres furent restitués.
Enfin, pour autant que tous aient été préalablement catalogués, sinon comment
déterminer ce qui était perdu ? Lorsque j’entendis cette histoire, elle me
déprima profondément ; elle suggérait beaucoup, mais évacuait tout aussi
vite les problèmes, à commencer par le rôle de l’argent. Facile d’imaginer ce
qui s’est produit : le Nobel de littérature cède sa bibliothèque à une
université sous-financée et après cinq années de crise liée à l’augmentation des
frais de scolarité. Livres bien reçus, merci beaucoup… mais où les
ranger ? Avec quel salaire payer un archiviste ?
Vraisemblablement, de telles collections auront été
entreposées à l’écart, avec les étiquettes discrètement tournées vers le mur,
jusqu’au jour où un des employés se sera dit : faisons un peu de place. J’imagine
les célébrations… Et si on organisait une petite fête où les participants
recevront un porte-clefs en forme d’un des dépotoirs de Johannesburg ?
Toute cette affaire me tourmentait : j’étais furieuse de l’éparpillement
de la bibliothèque Gordimer, alors qu’un David Foster Wallace avait droit aux
honneurs de l’Université du Texas. Il fallait réagir, provoquer les autorités,
mener une campagne agressive. En fait, ce n’était pas la première fois qu’un
tel accident se produisait.
Lorsque la bibliothèque du critique anglais Frank
Kermode disparut au cours d’un déménagement — il aurait confondu les éboueurs
de Cambridge avec les éboueurs — le Times avait titré : « Poubelle pour le Professeur ! »
Trente boîtes d’éditions originales, de manuscrits et d’annotations
disparaissent dans le broyeur mécanique. En dédommagement, Kermode réclamait
20.000 Livres Sterling ; le conseil municipal le débouta au motif
qu’ils n’y étaient pour rien s’il confondait déménageurs et éboueurs :
« une fois que le mal était fait et que les éboueurs s’en aperçurent,
qu’auraient-ils pu faire ? Plonger dans la benne pour sauver les livres ? »
L’article nous donne quantité de détails sur le fonctionnement d’un camion-benne
et sur le traitement des ordures, mais rien sur le contenu de ces boîtes
d’archives, ni comment Kermode était arrivé à la somme de 20.000 lires de
dédommagement.
Au fond de moi, je sais que cette perte est
incalculable. Parmi ces précieuses boîtes il se trouvait peut-être un document
qui aurait bouleversé la critique littéraire ? Un peu comme la clef perdue,
celle qui aurait pu ouvrir toutes les portes. Du coup, j’ai repensé à mes
propres recherches sur la bibliothèque perdue de Gordimer puis, le cœur lourd,
j’ai demandé à mes amis : « vous connaissez l’histoire la plus triste
du monde ?», m’entêtant à leur raconter, même lorsqu’ils ne voulaient rien
entendre. Comment estimer une telle perte, un tel gâchis ? Nous ne
pourrons jamais le savoir…
À l’époque de ma thèse, les bibliothécaires m’avaient
envoyé leur catalogue : 526 références, souvent de très bonne facture,
« le type d’ouvrages que vous pourriez trouver dans la bibliothèque de
Nadine Gordimer. » Une biographie (en allemand) de Staline, une autre de
Desmond Tutu, la correspondance de Robben Island d’Ahmed Kathrada, L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, une
traduction turque de Ceux de July,
trois exemplaires de l’Histoire de la
Révolution russe par Trotsky, la
correspondance de Simone Weil, la correspondance intégrale d’Adorno et
Benjamin, quinze exemplaires de Beethoven
avait un seizième de sang noir, quelques auteurs sud-africains (Bessie
Head, Zakes Mda, Es’kia Mphahele, Ivan Vladislavic), beaucoup de romans africains
comme Poisson tropical (2005), par
Doreen Baingan, de nombreux essais sur Thomas Mann, dont l’un intitulé L’Ironique Allemand, et puis beaucoup
d’autres Allemands ironiques.
En revanche, beaucoup moins de Sontag que j’aurais cru…
aucune, en fait. Et pas de poésie. Très peu de Dostoïevski à part Les Frères Karamazov. Peu de Tolstoï,
seulement La Sonate à Kreutzer. Peu
de Lawrence, juste Le Kangourou. Aucun
Tourgueniev, hormis un volume des œuvres complètes. Tout aussi inexplicablement,
pas de Philip Roth, ni de Rushdie. Mais il se pourrait qu’un exemplaire de Pastorale américaine — avec une dédicace
dragueuse — trône sur une étagère, quelque part à Rosebank, à côté d’un
exemplaire de « Against
interpretation » de Sontag, lui-même richement annoté, témoignage de
la longue amitié entre les deux femmes. Peut-être un exemplaire d’Anna Karénine se promène-t-il quelque part, avec des crayonnages
sur les oreilles d’Anna, comme dans l’exemplaire que possédait Edith Wharton —
un détail incongru qui pourrait précipiter une série d’études, du moins un
prétexte pour un colloque où les participants recevraient des sacs frappés d’un
logo en forme d’une délicate oreille féminine…
Si aucun Roth, Rushdie, Dostoïevski ne figure parmi ces
526 titres, c’est peut-être parce que Sontag les aura prêtés à des
connaissances, histoire de dégager de la place pour des Allemands ironiques
? Ou alors, elle s’en sera débarrassés pour la même raison que mes parents
cèdent leurs livres : pour nous éviter, à mon frère et moi, de nous en occuper
après leur mort. À moins qu’un impromptu, une inondation dans le salon, ne
l’ait contrainte à liquider tous ses Sontag. Penser par la négative nous donne
une tout autre image. Pourquoi un tel nombre de L. P. Hartley ? Peut-être
n’appréciait-elle qu’un passage ou une phrase, « le passé est une terre
étrangère », qu’elle citait si souvent que ses amis auront cru qu’elle
accordait plus d’importance à l’auteur qu’en réalité. En quoi la présence du Maître, la biographie de Henry James par Colm Tóibín, nous
assure-t-elle que Gordimer l’ait lu ? Ou pas.
Enfin, on y trouve un exemplaire de « Writers at Work : Paris Review Interview » (sixième
série), une série d’entretiens, supervisée par Frank Kernode, avec Tennessee
Williams, Gabriel Garcia Marquez et d’autres. L’entretien avec Gordimer
commence par une évocation de sa « très étrange enfance » à Springs,
petite ville minière à la périphérie de Johannesburg. On dirait un conte de
fées… Sa mère, mal mariée, dépressive, hyper-protectrice persuade le médecin de
famille que la petite Gordimer est une enfant fragile et qu’elle souffre du
cœur :
« À l’époque, je lisais toutes sortes de livres qui me donnaient à penser que ma maladie me rendait très intéressante… Lorsque j’eus onze ans, j’ignore comment, ma mère parvint à me soustraire complètement au système scolaire. Pendant une année complète, je fis l’école buissonnière, mais j’étais une lectrice compulsive. À mesure que cet isolement se prolongeait, je devins de plus en plus introvertie. Les choix de ma mère m’ont considérablement transformée. » À aucun moment, Gordimer ne nous dit ce qu’elle lisait. Quels livres se trouvaient sur l’étagère de sa chambre d’adolescente ? Si nous disposons aujourd’hui de son legs, en revanche, nous n’aurons jamais une image complète de sa personnalité — et c’est sans doute mieux ainsi.
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