Cercle vicieux

 

Source : L’Apocalypse de Jean, traduite et commentée par Jean-Yves Leloup, éditions Albin Michel, collection Espaces libres

Salό ou les 120 journées… (1975) de Pasolini se construit selon les développements successifs des quatre Cavaliers de l’Apocalypse et des quatre perversions qu’ils incarnent. S’appropriant le pouvoir, quatre hommes d’État emmènent dans un château jeunes hommes et jeunes filles pour en abuser selon leur caprice. L’affirmation de leur liberté comme arbitraire se veut coupée de toute référence à un être, un ordre, une nature ou une loi. Ils ne déploieront leur intelligence que pour mieux asservir l’autre à leurs appétits insatiables de puissance et de jouissance, inaugurant par cette décision leur chevauchée démente ; le cheval blanc et tout ce qu’il symbolise.

Vient ensuite la perversion de l’amour réduit au sexe, avec la réduction de l’autre à un objet disponible pour l’exutoire de ses fantasmes et la décharge de ses tensions. Pasolini appelle girone della manie, cercle des passions, cette étape, laissant pressentir à travers l’attirance des protagonistes pour l’anus de leur victime quelle sera l’étape suivante.

Dans cette nouvelle étape, c’est bien le cheval noirâtre qui sera la monture : le corps de l’autre sera réduit non seulement à une partie de lui-même, et son expression éjaculation, mais à ses déchets et ses excréments. Jeunes garçons et jeunes filles sont obligés de faire de leurs matières fécales leur seule nourriture et entrent ainsi dans ce que Pasolini appelle girone della merda, cercle de la merde. La matière mange la matière, elle se mange et se dissout elle-même, il n’y a rien d’autre.

Mais avant de retourner au néant, cette matière doit encore subir d’autres sévices et c’est la partie la plus insupportable du film : dans le « cercle du sang », les quatre pervers sont montrés en train de jouir à la vue des tortures de plus en plus raffinées et intolérables, arrachement des yeux, de la peau, etc. Après cela, il ne reste plus que la mort, voile verdâtre qui se déchire sur l’abîme. Pasolini ne fait pas explicitement référence à l’Apocalypse et aux quatre Cavaliers, mais la progression de son film illustre bien les mécanismes et la logique de la perversion dont l’œuvre de Sade est en quelque sorte la démonstration.

Sade, dès son premier texte de 1782, Dialogue entre un prêtre et un moribond, affirme que l’athéisme est la seule attitude « raisonnable » qui s’accorde avec une explication de l’univers par le matérialisme. Pour le baron d’Holbach (1723-1789), tout n’est que matière en mouvement, et le monde se meut de lui-même. Toute idée d’un être reconnu comme principe ou origine de cette matière se mouvant par et pour elle-même doit être rejetée. On peut alors en faire ce qu’on veut et Sade découvrira par étapes successives, ce sera toute l’évocation de Juliette, qu’il n’est pas de plus grand plaisir que le viol…

On dirait, dans le langage de l’Apocalypse, que la gueule du Dragon est la seule évidence et qu’elle a pris la place du visage humain.

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