Sonorama :
Suburbia par Pet Shop Boys.Pris
sur Paris Review. Les origines de la Conurb par Jason Diamond, traduction de
l’anglais par Nedotykomka, no copyright infringement intended.
Le ciel au-dessus
du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service —
William Gibson : Neuromancien.
« Le terrain sur lequel les promoteurs avaient
fait bâtir leur domaine appartenait à des fermiers, il était surplombé par une
vieille maison de bois d’apparence délabrée. » William Gibson me décrivait
ainsi les années qu’il passa dans la banlieue de Charlotte, en Caroline du
nord, le « Blackberry Circle »
où toutes les maisons semblent avoir été bâties en 1954, un endroit qui
aujourd’hui porte le nom de Collingwood [en référence à une firme d’éclairage.]
« Un jour, se souvient Gibson, j’avais dit que la
maison du fermier appartenait à de pauvres gens et mon père m’avait repris en
disant qu’ils avaient gagné bien plus d’argent que nous en vendant le reste de
leur propriété à la compagnie pour laquelle il travaillait et qui avait fait
construit le domaine. » « Vivre dans cette banlieue, ajoutait Gibson,
c’était comme d’habiter la planète mars : pas de pelouse, une terre ocre,
argileuse, à perte de vue ; oui, ça ressemblait vraiment aux vieilles histoires
de science-fiction. »
Dans les années 80, Gibson inaugura un sous-genre
surnommé « cyberpunk », une variante de SF dystopique, câblée high-tech
— pour l’époque — située dans un avenir hyper-crade. Près de quarante ans après,
son roman Neuromancien (1984) apparaît
comme prophétique : situé dans l’axe Boston-Atlanta, grosso modo la côte
Est des Etats-Unis, ce roman décrit un futur proche abîmé par la guerre, les
catastrophes écologiques, la « fracture sociale », la dépendance au
cyberespace — terme inventé par Gibson en 1982 — et les assuétudes à toutes les
drogues, soit à des fins curatives ou récréatives. Les trois romans de Gibson, Neuromancien — Comte Zéro — Mona Lisa
s’éclate, forment « la trilogie du Conurb », un terme qui m’a
toujours évoqué un lieu de perdition, morne et déprimant.
L’œuvre de Gibson exerce une influence parfois
inattendue, en dehors du domaine de la science-fiction. Ainsi, récemment, le
chef cuisinier Anthony Bourdain déclarait au New York Times qu’il envisageait d’ouvrir une aire de restauration
inspirée de la sous-culture cyberpunk ; dans son livre de recettes,
« Kitchen Confidential »,
il décrit Tokyo comme une ville surgie d’un roman de Gibson, en précisant qu’il
s’agit du seul auteur de SF auquel il s’intéressait.
Je dois dire que je me retrouve assez dans cette
appréciation ; lors de mon bref engouement pour la SF, pendant mes années
d’adolescence, les noms de Ballard, de Dick et de Gibson modélisèrent ma vision
du monde ; il faudrait y ajouter des films comme Blade Runner ou Akira. Je
me souviens très nettement de mes quinze ans, sur la banquette arrière de la
voiture de mes parents, alors que nous traversions le copier-coller d’une
banlieue qui n’en finissait pas, des kilomètres de lignes à haute tension, de
chaînes alimentaires, de néons lumineux, exactement comme la Zone de Gibson.
Les couleurs prédominantes étaient l’orange des Home Depot et le bleu métallique des concessionnaires Ford, bientôt
remplacés par des parcs d’occasion Toyota ; les bruits de la circulation
se mélangeaient aux tubes de l’autoradio.
Je pourrais précisément vous dire où je me trouvais à
l’époque… et pour cause, cela aurait pu être n’importe où aux Etats-Unis, mais,
en vieillissant, j’en viens à me dire que cela aurait pu être sur n’importe
quel autre continent industrialisé. Dans mon esprit d’ado du début des années
90, tout imprégné de Mozart en verres
miroir, mais encore privé d’accès à l’internet, il était clair que je
vivais dans le monde décrit par Gibson.
Vers la même époque où je m’adonnais au skateboard en
écoutant du punk, j’en vins à considérer la banlieue sous un autre angle :
à peu près en même temps que Neuromancien,
je fis l’acquisition de Daydream Nation
de Sonic Youth, sur lequel figurait
le titre « The Sprawl » — la
Conurb de Gibson, une référence confirmée par la bassiste Kim Gordon. « Au
cours de l’écriture de ce titre, je pensais constamment à mon adolescence en
Californie du Sud, au désarroi que je ressentais à parcourir cette interminable
banlieue de Los Angeles, paumée sur ce trottoir au revêtement si uniforme et
terne qu’il me donnait la nausée ; ces alignements rectilignes sous le
soleil vous crispent tout le corps. »
Moi aussi, je suis un produit de cette banlieue
américaine et mon enfance n’eut rien d’amusante. Parents vite divorcés,
maltraitances domestiques… Lorsque Gibson et Sonic Youth entrèrent dans ma vie, j’étais un jeune hyperactif sous
médicaments, sans ami, mais, aux environs de mes treize ans, les messageries et
les forums de discussion vinrent à mon secours : le monde décrit par
Gibson dans Gravé sur chrome devenait
réalité ; je n’étais plus seul sur mon bout de trottoir ; il y avait
un monde au-delà. Tout le monde veut quitter la Conurb, chacun a sa propre
raison. « C’était comme de vivre dans un appartement-témoin, me confia
Gibson sur Twitter. À notre arrivée, l’essentiel
du paysage était encore brut de décoffrage, mais c’est en conurb que
j’appris l’existence de l’air conditionné. »
Quand Gibson était enfant, son père travaillait comme
cadre dans une compagnie de construction qui produisit les plans des bâtiments
gouvernementaux pendant la Seconde Guerre mondiale et qui supervisa leur
agrandissement après 1945. Gibson appartient à la génération des boomers,
l’époque de la société de consommation triomphante, avec ses voitures
futuristes qui ressemblaient à des fusées, ses robots-jouets de métal et ses
pulps dans les supérettes avec leurs invasions extraterrestres et explorations
d’autres mondes.
Pour cette génération d’après-guerre, l’avenir était la
nouvelle frontière et Gibson vécut le début de ce rêve : ses parents
quittèrent assez rapidement leur maison-témoin, son père était alors une sorte
d’agent immobilier qui prospectait de nouveaux terrains. Lors d’un de ses
voyages d’affaires, le père de Gibson décéda d’une attaque, abandonnant sa
veuve éplorée et son fils de six ans à leur sort : la mère et l’enfant
retournèrent dans leur petite ville de Virginie : « un endroit où la
modernité était apparue, déclara Gibson, mais sous une forme rudimentaire et comme
dégradée. » En somme, il ne s’était extrait de sa banlieue futuriste que
pour échouer dans une Amérique rurale, figée dans son passé.
Finalement, la mère de Gibson envoya son fils unique en
pension, dans une école privée de l’Arizona. Gibson avait alors quinze ans,
trois ans plus tard, il perdait sa mère. En 1967, après quelques années
d’immersion dans la contre-culture, Gibson déménage au Canada pour éviter la
conscription de la guerre du Viêt-Nam. Il suit des cours à l’Université de
Vancouver ; à la fin des années 70, il commence à écrire de la
science-fiction. « Pour moi, la banlieue que j’avais connue était déjà un
modèle fictionnel, une sorte de méga-Metropolis. En parcourant Long Island en
voiture, je ne pouvais m’empêcher de me dire que la Conurb avait une autre
origine que ces appartements que mon père avait aidé à construire. Le point de
départ, c’était Levittown. »
En effet, Gibson n’est pas l’inventeur du terme
Conurb : il existait déjà à sa naissance ; la première occurrence du
mot figure dans un article du Geographical
Journal de 1947 : « L’industrialisation d’Oxford. » En fait,
la Conurb est intégralement un phénomène d’après 1945 et non pas une lointaine
projection cyberpunk.
Si le nom de Levittown ne vous dit rien, imaginez un
colimaçon de bicoques, toutes pareilles, agglutinées les unes aux autres et
seulement séparées par un sillon que vous traversez en général en voiture, sans
trouver autre chose que des supermarchés ou des parcs industriels, des
enseignes tapageuses et des immeubles administratifs, et cela pendant des
heures et des heures de route ; les tentacules de la conurb rayonnent dans
toutes les directions et pourtant, vous éprouvez une sensation intense de
claustrophobie.
Une des premières choses que vous apercevez en entrant
à Levittown, sur le péage de Hempstead, ce sont les bureaux de paris
urbains : ils ont tous disparu de New York City dans les années 2010, mais
ici, vous distinguez mieux les trois lettres des enseignes OTB « Off Track Betting » que la plaque
de bienvenue à l’entrée. Les bookmakers, en général des vieux, sont assis
dehors, sur la perspective à double sens du péage, où ils prennent les paris
sur les chevaux, en une longue file de palabres. Au-delà du virage, vous pouvez
soit tourner vers l’autre péage ou rejoindre directement Wolcott Road.
Si vous vous retrouvez du côté OTB et que vous
souhaitez boire un café au Starbuck
ou manger un en-cas à la station essence à côté du Starbuck, vous devez
traverser… près de dix bandes de circulations. Peu de chances d’en réchapper :
c’est une des routes les plus dangereuses de Long Island. Voilà, vous êtes à
destination : Levittown centre-ville, la route du business, jalonnée d’enseignes
de grandes marques, les sentinelles de ce vertigineux trafic. Pour décrire cet
enfer urbain, l’architecte Rem Koolhaas a inventé le terme
« junkspace », le cosmordure : une architecture moche,
utilitaire mais qui, en fait, ne sert à rien.
[« Ce que j’ai appelé junkspace, c’est le
réceptacle de la modernisation, une sorte de dépotoir, un paysage qui évoque un
lieu jadis ordonné, mais qui aurait été ravagé par un ouragan. En fait, ce
décor n’a jamais été ordonné, cela n’a jamais été son but, et ce serait une
erreur rassurante de le concevoir comme un désordre temporaire ou remédiable.
Pur produit du vingtième siècle, le junkspace connaîtra son apothéose au vingt
et unième siècle. Cette
« architecture », si on peut l’appeler ainsi, recycle tous les
éléments sans en conserver aucune des qualités. Tout ce qui y relève du plan,
de la géométrie, produit un effet discordant, contre-productif, qui gêne les
flux circulatoires et les mouvements des personnes. Bien que cette
anti-architecture puisse produire un certain effet, elle ne reste jamais en
mémoire, comme si elle était conçue pour l’oubli : je vous mets au défi de
vous souvenir du moindre de ses détails. »]
« Le junkspace, c’est l’architecture du futur »
ajoute Koolhaas, sur un ton très gibsonien. Effectivement, à Levittown, la
fonction l’emporte sur sur la forme comme s’il s’agissait d’un simple lieu
d’entreposage. Personnellement, en tant que natif de la Conurb née du projet de
William Levitt, je connais ce bourdonnement continu, ainsi que le prodigieux
ennui qu’il génère. En revanche, pour le nouveau-venu, c’est sans doute une
expérience suffocante : au-dessus du long ruban d’asphalte pendent des
câbles non identifiés — électriques ? téléphoniques ? —, très bas, comme
s’ils s’étaient décrochés sans que personne ne les rehausse sur leurs pylônes ;
coincées dans l’ombre des détaillants d’engrais ou d’outillage de bureau, le
voyageur devine de plus petites échoppes, à l’abandon.
De nombreuses habitations ont des couleurs passées ;
en traversant les zones résidentielles — Shelter Lane, Pond Lane, Grove Lane,
Penny Lane, toutes Quelque-Chose Lane —, on remarque les barrières de poteaux
blancs, millésime 1947, lorsque Theodore et Patricia Bladykas et leurs jumeaux
furent les premiers résidents à s’installer dans ce qui prendrait le nom de
Levittown six mois plus tard.
Cette barrière de piquets blancs constituait une marque
aussi reconnaissable que la machine à laver, le séchoir, le réfrigérateur et
les sanitaires d’inoxydables, tous incorporés aux maisonnettes dont le modèle
était exposé dans la livraison du 23 août 1948 du Life Magazine, dans un article intitulé : « Le plus grand
constructeur de maisons de notre nation. » À l’époque, la firme Levitt
avait déjà bâti plus de quatre mille habitations en un an, le tout sur une
propriété de mille acres qui avait jadis été un champ de pommes de terre —
telle est l’origine concrète de ce que nous considérons comme la banlieue
moderne.
En fait, cette standardisation architecturale sortait
tout droit des principes du fordisme, sans parler de la main-d’œuvre
sous-qualifiée et non syndiquée employée pour l’ériger. Levitt vendait ses
quatre-pièces de Cape Cod pour 7900 dollars, un prix adapté à l’inflation,
l’équivalent aujourd’hui d’un peu moins de 85.000 dollars, soit un prix très
abordable pour les soldats qui revenaient d’Europe. C’était à prendre ou à
laisser : interdiction d’agrandir votre maison, obligation de maintenance,
de tondre la pelouse et aussi de préserver la blancheur de la clôture.
Dans le même temps où l’utopie de William Levitt
prenait forme, la véritable nature de son projet commençait à émerger, un rêve
blanc et qui devait le rester, tout comme la jolie clôture. La clause 25 du
contrat de propriété refusait « d’accorder l’occupation des lieux aux
personnes qui ne seraient pas de race caucasienne, à l’exception de domestiques. »
Cette clause fut supprimée à la suite de la pression de lobbys des mouvements
civiques, mais cela n’empêcha pas Levitt de continuer à l’appliquer pour vendre
ou pour louer à qui il l’entendait, en se justifiant : « C’est un
fait connu de tous : la plupart des Blancs ne souhaitent pas vivre dans un
environnement multiracial. »
La « barrière de couleur » ne fut
véritablement abolie qu’en 1957, dans une deuxième implantation, près de
Philadelphie, lorsque la firme Levitt organisa une vente privée pour Daisy et
Bill Myers, un couple afro-américain. Dans leur album de famille, on trouve une
photo qui présente une foule en colère, une vingtaine de Blancs qui
manifestaient sous leurs fenêtres pour protester contre leur
déménagement ; deux policiers protègent la famille qui emménage malgré
tout. Levitt partageait les préjugés de son temps et d’aucuns argueront
qu’après tout, il n’avait pas initié les pratiques discriminatoires : le
« redlining » était une
pratique qui remontait au « National Housing Act » de 1934,
pour empêcher les Afro-Américains de contracter des emprunts et d’emménager
dans les quartiers majoritairement blancs.
Selon les propres explications de Levitt :
« Cela fait près de quatre siècles que les noirs américains tentent
d’accomplir ce à quoi les Juifs ne sont pas parvenus en près de six cents ans.
En tant que Juif, je n’ai, en âme et conscience, aucune sympathie pour les
préjugés raciaux, mais je sais par expérience que si nous vendons une seule
maison à une famille noire, alors, 90 à 95% de nos clients blancs refuseront de
rester. C’est leur point de vue, pas le nôtre. » Ce que Levitt omettait de
préciser, c’est que lui et le siens s’étaient installés dans un quartier encore
plus sélect et ethniquement homogène, à Mahasset, Long Island.
Au départ, au début des années trente, quand Levitt
racheta cent acres de terrain à Strathmore Vanderbilt, il ambitionnait de créer
un site d’habitations à loyer modéré, aussi pittoresque que le Llewelyn Park
dans le New Jersey ou Lake Forest près de Chicago. Pour baptiser cette ville
surgie de nulle part, Levitt conserva le patronyme de
Vanderbilt-Strathmore : le premier nom était synonyme de « success story » à l’américaine et
le second était celui d’une famille WASP richissime, mais contrainte, au cours
de la grande dépression, de se défaire de ses demeures de style Tudor pour une
bouchée de pain. Baptiser le voisinage Vanderbilt-Levitt aurait sonné trop juif
et William Levitt ne vendait pas non plus de maison à des juifs !
Conviction personnelle ou simple business ?
William Levitt maintint ses pratiques ségrégationnistes jusqu’à nos jours et
pas seulement dans les villes qu’il créa, mais dans toute la banlieue. Encore
une fois, bien qu’il ne fût pas l’inventeur de telles pratiques, il fut en
revanche le premier à réaliser le rêve pavillonnaire pour les masses et à lui
appliquer ces mêmes règles — elles étaient même plus dures encore dans des
places comme Roland Park ou Lake Forest. Néanmoins, la structure même de ces banlieues
allait produire un sentiment d’étrangeté étouffant au sein de la classe moyenne
blanche. Au contraire d’autres voisinages B.C.B.G., où le grand architecte a pris
soin du moindre détail, c’est l’absence de nuances, l’uniformité grossières qui
allait transformer la Conurb en enfer.
À Levittown, rien n’a l’air naturel. On s’ennuie ferme. Jamais cette impression de solitude et d’isolement ne se dissipe, comme sur une planète lointaine, dans une colonie bâtie à la hâte et abandonnée par ses occupants. Des magasins, de larges bandes de circulation, des lignes de courant, d’épaisses barrières, mais très peu de monde dans les rues, à moins qu’ils ne sortent de leur voiture pour rentrer chez eux. Il y a tellement de choses à voir là-bas… à commencer qu’il n’y a rien à voir. Pas exactement le cauchemar cyberpunk flamboyant à la Gibson. Juste la vie réelle. Donc, encore plus déprimante.
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