Stade du miroir

 

Source : Staline, œuvre d’art totale, par Boris Groys, éditions Jacqueline Chambon, collection Rayon d’art

Le mythe avant-gardiste pseudo-icononclaste du « Rien » apparaît comme un portrait de gala de sa Majesté le Néant qui pourrait être le portrait de n’importe qui, fût-il de Staline.

Cette intuition fondamentale de Vitaly Komar et d’Alexandre Méhamide pour qui tout art est la représentation du pouvoir est le moteur principal de leur œuvre. Partant de cette intuition, ils se refusent d’emblée à rechercher une forme d’art qui s’opposerait au pouvoir car ils considèrent que cette recherche est déjà une manifestation de la volonté du pouvoir. Leur stratégie consiste à dévoiler l’unicité du mythe du pouvoir politique et artistique qui s’exprime dans l’art partout dans le monde, y compris le leur.

Ils font ouvertement part de leur désir de devenir les plus grands artistes du siècle, créant ainsi une sorte de simulacre de l’artiste créateur et du génie. Pour ériger le culte absolu de la personnalité de l’artiste, dont ils se moquent de l’intérieur par le simple fait qu’ils sont deux, Komar et Mélamide prennent Staline pour modèle qui, à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, est quasiment devenu le personnage principal de leur œuvre.

Dans leurs tableaux, ils ne dénoncent pas le mythe stalinien, ils ne font pas œuvre de « démythification. » Au contraire, ils re-mythifient en glorifiant Staline avec une détermination qu’aucun artiste de l’époque stalinienne n’aurait été prêt à avoir. En même temps, ils transforment Staline en élément d’un rêve académique et surréaliste. Leurs tableaux sont une sorte de psychanalyse sociale qui dévoile la mythologie enfouie dans l’inconscient du soviétique, mythologie qu’il ne se décide pas à s’avouer lui-même.

Sous les nombreuses couches des interdits de la censure  — censure libérale qui refuse tout ce qui est lié à la symbolique officielle de l’époque stalinienne ; censure stalinienne de tout ce qui est individuel, « décadent », « concupiscent », « occidental » ; censure soviétique de tout ce qui est érotique — s’est accumulée dans l’inconscient soviétique toute une série d’associations et de constructions internes qui réunissent, dans un même réseau mythologique, l’Occident, l’érotisme, le stalinisme, la culture historique de l’avant-garde.

La psychanalyse de Komar et Mélamide est plutôt de type lacanien que freudien : ils n’essaient pas de mettre à nu un traumatisme individuel précis qui s’incarne dans un événement historique concret. Ils permettent aux signes de différents systèmes sémiotiques de commuter librement, de se combiner, de s’ordonner afin de dévoiler si possible le réseau d’associations dans toutes ses directions et à tous ses niveaux. Le résultat de tout cela est que la mythologie stalinienne figée s’anime et commence à découvrir sa parenté avec les innombrables autres mythes sociaux, artistiques ou sexuels, dévoilant ainsi l’éclectisme qu’elle se cachait à elle-même.

Le mythe stalinien se libère de son statisme, les artistes et le public en sont du coup, eux aussi, affranchis. Pourtant, cette libération ne se fait pas en niant ce mythe mais en l’élargissant jusqu’à ce qu’il atteigne des limites qui dépassent de loin sa portée d’origine, le pouvoir du socialisme dans un seul pays. Le mythe de Komar et Mélamide est plus riche, plus diversifié que le mythe stalinien prisonnier de sa prétention à l’exclusivité : les meilleurs élèves de Staline se sauvent de leur maître en simulant un projet encore plus grandiose que le sien.

De ce fait, Komar et Mélamide ne conçoivent absolument pas leur soc-art comme une simple parodie du réalisme socialiste. Il s’agit bien plus de la découverte en eux-mêmes d’un principe universel, d’une composante collective qui les unit aux autres, où cohabitent l’histoire personnelle et l’histoire collective symbolisée par les accords de Yalta qui confrontent le partage du monde en deux blocs, chaque bloc faisant office de « nuit », « d’autre », « d’inconscient », de domaine des fantasmes utopiques et négatifs de l’Autre.

Cette partition du monde a fait que ces artistes regardaient vers l’Occident lorsqu’ils étaient à Moscou et qu’ils souhaitaient reconstruire leurs traumatismes de l’Est une fois arrivés en Occident. La frontière politique coïncide en quelque sorte avec la frontière floue entre le conscient et l’inconscient de peintre qui changent de place constamment en fonction de la perspective choisie, occidentale ou orientale.

Commentaires