Sonorama : Chronos par Egor Grushin.Texte : Alexandre Scriabine, un musicien à la
recherche de l’absolu par Manfred Kelkel, éditions Fayard, collection
Bibliothèque des Grands Musiciens.
On ignore à quel moment Scriabine s’est livré à ses
recherches sur ces mystérieuses ondes sonores plongeant ses auditeurs dans des
états de bien-être avant de les conduire à l’extase. D’ailleurs, de quelle
manière des sonorités pourraient-elles influencer les auditeurs au point de
leur faire prendre conscience du sens réel de la vie ? Chimère que tout
cela, toute cette quête d’une expérience mystique, ce retour aux origines
sacrées de la musique ? Comment accorder parfums et couleurs aux données
ésotériques et astrologiques de gammes planétaires jouées sur un banal piano à
queue, censées plonger les auditeurs dans des états méditatifs proches de
l’extase ?
Quoi qu’on puisse penser de telles ambitions, l’ampleur
et la richesse des recherches de Scriabine ne peuvent guère se réduire au seul
paramètre de la hauteur des notes. Un important passage des Souvenirs d’Olga
Monighetti (1869-1952) nous éclaire à ce propos. Un matin gris d’hiver, il se
présenta chez celle-ci : elle était en train de jouer son Étude en ré
bémol majeur, une mélodie exaltée d’une grande pureté : « Quelle
étude merveilleuse, j’adore le ton de ré bémol » s’exclama-t-elle. « Vous
avez un magnifique toucher, mais pourquoi jouer cette étude en ré bémol au lieu
de l’ut dièse majeur ? » — Ne serait-ce pas la même chose ? la
questionna-t-il en souriant. — Ah que non ! C’est tellement
différent ! répliqua-t-elle en fronçant les sourcils. — Différent ?
Mais ma chère Olga Ivanovna, que dites-vous là, c’est tout simplement
entharmonique ! Pourtant, vous avez raison, ce n’est pas la même chose,
ajouta-t-il en s’installant au piano à côté d’elle. Dans toutes les civilisations
anciennes, il y avait une grande différence entre ré bémol et un ut dièse, mais
toujours par rapport à un centre, une note témoin.
Il illustra ses propos d’une série de schémas en
donnant des exemples très précis : « Vous connaissez l’histoire de la
musique et vous savez que notre expression musicale s’appuie sur les
intervalles qui sont l’éléments de base. Au cours de l’histoire, quatre
méthodes ont permis de calculer les intervalles, qui expriment la différence
entre deux sons, entre un do et un sol par exemple : l’échelle des
proportions de Pythagore, l’échelle des quintes et quartes successives,
l’échelle des harmoniques et l’échelle tempérée. Grâce à une méthode plutôt
extravagante, les anciens Chinois ont réussi à calculer une série d’intervalles
de quintes et de quartes, en se servant uniquement de multiples du nombre
trois, de grains de riz ou de millet et de tubes de bambou de diverses
longueurs. Il fallait que ces calculs soient d’une précision absolue, sinon
tout allait mal. Un ancien texte avertit les imprudents : si la tonique
est trouble, il y a dérèglement, le Prince est arrogant ; si le ré n’est
pas exact, les officiers sont dépravés et si les cinq degrés sont troublés,
c’est la fin du royaume.
« Les Hindous, les Perses, les Arabes et les Turcs
ont ensuite perfectionné la méthode, en utilisant des intervalles plus petits
que le demi-ton, les Hindous leur fameux crûti, à peu près un quart de ton, et
les autres en abaissant ou en haussant la tierce, mais toujours par rapport à
une tonique, un son intérieur qu’il fallait trouver en méditant. C’est ainsi
qu’ils ont découvert le pouvoir des vibrations sonores sur les hommes, les
plantes et les animaux. Et nous, qu’avons-nous en Europe ? L’échelle
tempérée qui compte douze demi-tons issus des savants calculs d’Andreas
Werckmeister qui voulait corriger les insuffisances de calculs de Gui d’Arezzo,
coupable d’avoir supprimé le quart de ton, sans parler du système de Gioseffo
Zarlino, fondé sur des intervalles inégaux, qui rend toute modulation impossible
en dehors des tons voisins.
Le tempérament égal, tout le monde en parle à tort et à
travers. Cette division en douze demi-tons dont aucun n’est pur, n’est qu’un
système arbitraire tout à fait artificiel, mais on y est tellement habitué
qu’on ne se rend même plus compte de ce que nous avons perdu en échange de la
polyphonie. Voulez-vous savoir pourquoi ? Je vais vous mettre sur la
voie. »
Il joua un accord. « Il sonne faux, n’est-ce
pas ? Et pourquoi donc ? Parce que ce piano est tempéré et qu’une
tierce mineure y est tout simplement l’équivalent d’une seconde augmentée. Il
me faudrait un instrument nouveau, un piano qui serait accordé en fonction de
la hauteur réelle des sons harmoniques, avec des si bémols plus bas et des
tierces et des quintes qui soient juste. Le clavier actuel peut et doit être
modifié. Je m’explique. Tout d’abord, retenez le principe qu’un son est
inaltérable et unique en lui-même, autrement dit un do n’est pas identique à un
si dièse ou un ré double bémol. La personnalité d’un son change en raison de la
tonalité dont il fait partie et de sa fonction : tonique, dominante ou
sensible. Nous avons donc théoriquement 31 sonorités différentes dans l’espace
d’une octave (1. do, 2. si dièse, 3. ré double bémol, 4. do dièse, 5. ré bémol)
Il faudrait évidemment modifier tout le clavier actuel. Je vous dis et le redis
donc : seule une musique correctement accordée pourrait avoir sur les
hommes cette action que je recherche. »
Son visage s’assombrit : « Mais combien d’années d’efforts encore, quelle somme de travail gigantesque pour y arriver. »
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