Ill. :
Le Marché de notre démocratie par Ilya GlazunovSource :
Staline, œuvre d’art totale, par Boris Groys, éditions Jacqueline Chambon,
collection Rayon d’art
L’homo sovieticus,
confronté à l’échec de la tentative stalinienne de sortir de l’histoire, a tout
d’abord souhaité revenir dans l’histoire ce qu’illustre par exemple le slogan
des années soixante de l’époque kroutchevienne « rattrapons et dépassons
l’Amérique. » A ce moment-là, l’homme soviétique a ressenti subitement,
avec une horreur indescriptible qu’il était sorti de l’histoire mondiale et du
contexte général.
L’utopie s’était transformée en anti-utopie, le
dépassement de l’histoire avait cédé la place à une chute horrible dans la
quasi-préhistoire. Le caractère artificiel et manipulé de la sphère vitale de
l’homme soviétique, créée pour lui par le régime sur les décombres du contexte
normal avait dévalorisé de l’intérieur, tous ses sentiments et pensées en les
transformant en autant de signes d’une langue irréelle et parfaitement inutile.
Comme c’est souvent le cas, le premier choc fut rapidement suivi d’un deuxième
traumatisme : au moment même où l’homme soviétique souhaitait par-dessus
tout sortir de l’utopie pour revenir dans l’histoire, il s’aperçut subitement
qu’il n’y avait plus d’histoire et qu’il n’avait plus de lieu ou revenir.
En cet Occident qu’il fallait « rattraper »,
personne ne se pressait plus vers nulle part et tous les espoirs de changement
s’étaient effondrés par suite de la disparition de cette perspective historique
tournée vers le futur. Il apparut que l’utopie dans laquelle vivaient les
Soviétiques était la dernière et que son effondrement avait signifié pour les
Occidentaux la même perte que pour ses malheureux habitants.
L’art post-utopique russe peut être compris comme une
réaction à ces deux chocs successifs. Son but était de cesser de s’émouvoir du
texte et du contexte et d’atteindre à un état d’indifférence quant à savoir si
la pensée individuelle est manipulée par un malin génie, si elle est ou non
authentique, si le simulacre la différencie de la réalité ou non. Pour une
personne qui a vécu toute sa vie dans le système stalinien et qui n’a lu que le
Cours succinct de l’histoire du VKP stalinien, sa vie, comme ses idées et
sentiments, sont, du fait de leurs limites et de l’absence de critère extérieur
permettant de les définir comme incomplets et imparfaits, aussi authentiques
que pour celui qui vit dans le système capitaliste. Lorsque nous comprenons
qu’il n’y a pas seulement la bibliothèque babélienne de Borges mais aussi la
bibliothèque approuvée par Staline, nous ne nous préoccupons plus de savoir où
se trouve et quelle place occupe ce que nous avons écrit…
Le peintre ou l’écrivain soviétique contemporain ne met
pas en exergue l’originalité de son désir de créer quelque chose d’original.
Dans le même temps, il ne renonce pas à ce désir en recherchant une originalité
postmoderne encore plus grande : il intègre le mythe de sa personne en
tant que créateur et démiurge dans la mythologie héritée : chacun
construit son propre socialisme dans un seul pays en étant pleinement conscient
de la portée mythologique de son utopie personnelle.
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