Source : Alexandre Scriabine, un musicien à la
recherche de l’absolu par Manfred Kelkel, éditions Fayard, collection
Bibliothèque des Grands Musiciens.
Pour Scriabine, l’œuvre d’art totale ne pouvait
provoquer l’élargissement de la conscience jusqu’à l’extase que par la mise en
éveil des cinq sens. D’après Sabaneïev, cela devait s’effectuer selon deux
niveaux d’importance inégale, le premier dépendant de la volonté des
participants et englobant la musique, le langage et les gestes rituels (danse,
pantomime), tandis que le second niveau, servant de « résonateur » au
premier et appelé à provoquer l’intervention simultanée de toutes les
perceptions sensorielles nécessitait obligatoirement la participation
d’instruments particuliers comme le « clavier à couleurs » pour la
vision et « l’orgue à parfums » pour l’odorat.
Pour l’ouïe, se serait évidemment la musique et la
poésie, tandis que pour le toucher, des gestes et des danses géométriques
pourraient parfaitement convenir. Quant au goût, il n’avait apparemment pas
encore trouvé de solution pour ce paramètre, bien qu’il existât des précédents
dans ce domaine, notamment chez les anciens Chinois qui avaient attribué une
saveur différente (douce, amère, salée, piquante, acide) aux cinq sons de leur
gamme ou encore dans un ouvrage du Père Poncet et qui, s’inspirant des travaux
du Père Castel, avait établi en 1755 une gamme de saveurs.
Il aurait pu trouver un exemple plus récent dans À
rebours de J.K. Huysmans, la bible de l’esprit décadent, parue en 1884 où Des
Esseintes, le héros du roman, buvait une goutte, ici, là, « se jouait des
symphonies intérieures, arrivait à se procurer dans le gosier, des sensations
analogues à celles que la musique verse à l’oreille. Du reste, chaque liqueur
correspondait, selon lui, comme goût, au son d’un instrument de musique. Le
curaçao sec, par exemple, à la clarinette ; le kummel au hautbois ;
la menthe et l’anisette à la flûte ; et ainsi de suite. »
Nul doute que de tels concerts, offrant aux bouches des
auditeurs des morceaux de musique silencieux semblables porteraient un grand
succès, garantissant transes et visions chez les auditeurs, après quelques
heures de dégustation musicale, malgré le prix exorbitant des billets. L’idée
d’établir des correspondance entre sons et parfums est tout aussi ancienne,
mais attend toujours sa réalisation pratique tout comme le fameux « orgue
à parfums » de Scriabine reste un outil hypothétique.
À Bruxelles, le musicien avait pris connaissance du
« clavecin olfactif » du Père Castel tout aussi chimérique, comme
l’avait démontré l’essai de Paul Fort en 1891 qui avait monté un spectacle
« sons et parfums », inspiré du Cantique des cantiques, arrangé par
P. N. Roinard. Le résultat fut très décevant. Roinard, voulant agir à la fois
sur l’intellect et le son, avait « accompagné le verbe de musique, de
couleurs et de parfums. C’est ainsi qu’à chaque devise changeaient la tonalité
des mots, le mode de la musique, la lumière qui baignait le décor et les
parfums qu’un vaporisateur répandait dans la salle. » L’inventeur avoue
cependant avoir renoncé aux parfums parce qu’une salle de théâtre « est
trop saturée d’odeurs composites pour qu’on puisse imposer à la sensation du
spectateur tel ou tel parfum. »
Pour pallier cet inconvénient, Roinard suggéra
« d’inscrire au programme quels sont les parfums, les couleurs, les fleurs,
les fruits, les pierres et les concordances musicales. Immédiatement, les gens
de culture et de goûts raffinés mettront en relations sensorielles leurs
diverses façons de sentir. » Malheureusement, la simple lecture du mot
« bleu » ne suffit pas à faire surgir une couleur et pour Scriabine,
l’ouvrage de Roinard, Les Miroirs, Moralité Lyrique, n’apporta aucune solution.
Arrivé à ce stade, le projet d’un spectacle
synesthétique total relevait de la pure chimère si bien que le musicien porta
avant tout ses efforts sur le domaine musical qu’il souhaitait conforme à sa
vision d’un monde clos, régi par « des principes universels. » Dans
ce domaine, ses recherches étaient déjà très avancées, tout au moins sur le
plan de la forme, conçue comme un assemblage de symétries multiples et de
sections dorées, sur celui de l’harmonie, réduite à un « accord
synthétique » et à son échelle correspondante, ainsi que sur celui de la
durée qu’il lie à sa conception personnelle du temps.
En revanche, les problèmes d’intensité et de position
spatiale, mis en correspondance avec les mouvements centrifuges et centripètes
(crescendo et decrescendo), d’éloignement ou de rapprochement d’un centre, ne
sont envisagés que pour le « Mystère » où les assistants devaient
être placés en cercle sur plusieurs niveaux selon un certain ordre
hiérarchique. Ils auraient eu à exécuter des pantomimes, symbolisant les
mouvements des astres et l’apparition et la disparition du cosmos. Quant au
timbre, le musicien ne l’avait envisagé que sous un aspect symbolique global,
opposant le couple « instrument solo à l’orchestre », associé en
quelque sorte, au microcosme et au macrocosme. Toutefois, cette conception ne
concernait que Prométhée. Par la suite, le poème de l’Acte préalable, évoluait
vers un gigantisme orchestral comme en témoigne le papier musique à
soixante-dix portées qu’il avait fait spécialement imprimer. Mais il ne semble
pas avoir envisagé d’attribuer un symbolisme particulier à chaque instrument,
tel celui qu’on rencontre à l’église de Saint-Bonnet-le-Château.
Il avait cependant adopté l’idée pythagoricienenne selon laquelle la musique est non seulement la manifestation des propriétés cachées des nombres, mais que les proportions des intervalles se reflètent dans le mouvement des astres. Chaque planète de notre système solaire produirait ainsi un son différent, dépendant du rapport de son orbite, tout comme, produit par un monocorde, la hauteur du son dépend de la longueur de la corde. Bien que le rêve pythagoricien de « l’harmonie des sphères » rapporté par Platon ne repose sur aucune base scientifique, son écho résonne à travers les siècles, de Platon à Goethe, de Kepler à Scriabine.
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