L’intrigue de la Gamme Gogol est mince comme une
feuille de papirochka : il était une fois un brave garçon un peu dérangé qui
découvre des partitions dans le grenier ; il rencontre un ami qui lui parle
d’un compositeur imaginaire, avant de se rendre, sur les conseils de ce même
ami, chez un soi-disant Russe avec lequel s’engage un dialogue de sourds. Le
protagoniste revient penaud et sombre dans un sommeil tout plein de vague
horreur, menant on ne sait où.
N’abandonnez pas maintenant, vous allez bientôt mourir.
Rien de plus drôle que la déception : c’est tout un art depuis Jésus-Christ, ce
prestidigitateur qui a raté la fin de sa carrière. Là où je me distingue des
autres « fantastiqueurs » et messies approximatifs, c’est dans l’emploi de
résonances symboliques (le noir et le jaune), de reprises circonstancielles (la
descente dans la cave), de jeux de miroirs (le rêve en chiasme) qui trament une
ritournelle baroque, à la fois funèbre et drôle.
On dit souvent que la musique est la forme d’expression
la plus métaphysique, un équivalent sensible du temps, qu’elle imite les cycles
de la nature, qu’elle transpose le cosmos sous forme d’harmonie ; même ses
dissonances entrent dans une visée d’ordre. « La musique, une architecture
gelée » disait Goethe. Les notes d’une partition se succèdent dans le temps,
mais elles semblent le survoler, lui être extérieures, voire l’englober dans
une stase mystérieuse. Si la musique exprime le temps, c’est un temps dompté,
soumis à notre besoin de régularité.
La musique est l’illusion bourgeoise de l’oreille. Il
existe d’autres temporalités que la nôtre. Le temps d’un rocher n’est pas celui
d’un insecte ou d’une étoile. S’il existait une musique des sphères, une sonorité
qui exprimerait simultanément toutes ces temporalités, ce serait la détonation
originelle du Big Bang, en tout cas rien d’audible pour notre ouïe ; le son de
ce Temps absolu m’évoque plutôt un grésillement de télévision détraquée ou un
bourdonnement d’insectes, celui d’un nid de guêpes par exemple, en tout cas,
une rumeur menaçante, radicalement hostile, étrangère à toute notion d’harmonie
humaine trop humaine : l’expression du chaos qui grouille sous l’apparente
régularité du monde.
Il y a une anecdote que j’aime bien. Lorsque le tsar
Nicolas Ier voulut rencontrer le fol-en-Christ Théophile, connu pour son don de
voyance, il le découvrit couché dans le fossé, la tête sur un nid de fourmis.
Malgré les bestioles qui rampaient sur son visage, le fol-en-Christ resta sourd
à l’appel du tsar. Plus tard, sous le choc de la défaite de Crimée, Nicolas Ier
mourut. Alors, un prêtre dit : « Vous souvenez-vous du fol-en-Christ ? Eh bien,
je pense que les fourmis et sa posture mortuaire présageaient la défaite. » Un
chroniqueur ajoute : « Tous furent d’accord, mais le tsar était mort sans avoir
compris. »
Bien sûr, la posture du fol-en-Christ n’avait pas de
signification précise. Il annonçait moins un destin que la menace du non-sens
qui guette sous cette fragile pellicule de musique gelée où nous patinons en
cercles, trompeusement rassurés par notre petit orphéon. Quelque chose va
arriver ? N’importe quoi finira par arriver, dans un ordre ou un autre, d’une
certaine façon, d’une façon certaine.
Le temps, c’est tout ce qui arrive quand vous n'y
arrivez pas : la Grande Danse macabre du Maître qui tue tous ses disciples.
Dans la Gamme Gogol, la pantomime de mon yourodivy correspond à une tentative
pour renouer un rythme, une improvisation sur un thème ancestral, un saut de
Nijinsky. Hélas, cette chorégraphie sur le fil est constamment menacée par le
bruit du chaos (les guêpes, les envahisseurs) ou par le silence de l’oubli
(Alzheimer, la belgitude) — in extremis, un signe nous parvient depuis l’autre
rive et seulement alors, nous comprenons que cette histoire est narrée d’un
point de vue extérieur au temps, qu’elle est elle-même musique, souffle,
pirouette, d’où le recours à la deuxième personne du singulier, témoignage de
sympathie par-delà la quatrième dimension — « je t’aime bien, petit Khokhol. »
Moi aussi, je l’aime bien, cette histoire. Et pourtant, je ne suis ni musicien, ni russe, je suis (un peu, beaucoup) Anton Bekzinski et je vous interprète en virtuose ces bagatelles de feu noir sur feu blanc ; ceci est pour toi, pour moi, pour nous, les derniers Wallons, afin que cette assourdissante Belgique de kermesse n’entonne pas impunément le requiem de notre race.
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