« Du passé faisons table rase »

 

Source : Staline, œuvre d’art totale par Boris Groys, éditions Jacqueline Chambon, collection Rayon d’Arts.

La méthode du « distancement » et de « l’exposition du procédé » selon laquelle l’œuvre d’art doit dévoiler ses mécanismes d’action était, on le sait, à la base de la pratique artistique de l’avant-garde russe. Cette méthode partait également du principe de continuité de l’histoire de l’art. Elle décrivait chaque tendance postérieure en termes de révélation des procédés utilisés secrètement par les courants antérieurs. Ainsi, le suprématisme de Malevitch peut-il être compris comme un travail sur la couleur et la forme pure que les ressemblances occultes dans la peinture figurative traditionnelle. Le travail de Khlebnikov sur les mots peut, lui, être compris comme une mise à nu du travail sur la sonorité, caché dans la poésie classique « à thème. »

Cette théorie exigeait un renouvellement constant de la forme artistique pour toujours « tenir » l’art « à distance » et renforcer son impact émotionnel sur le spectateur grâce à son caractère inhabituel, à sa nouveauté, grâce à son décalage. On peut dire que la politique de la période révolutionnaire constituait, elle aussi, une mise à nu du procédé : certains affirmaient ainsi que la démocratie libérale est en fait répressive, bien qu’elle cache, par ses formes, cette tendance à la répression. Il faut donc faire éclater au grand jour son caractère répressif en recourant à la terreur prolétarienne déclarée qui, par sa sincérité, et son absence d’hypocrisie, l’emporte sur la démocratie bourgeoise.

Il est clair que cette théorie présuppose quelque chose qui soit susceptible de connaître une mutation, une négation et se prête à la distanciation. Elle part du principe que la réceptivité du spectateur s’émousse constamment et qu’elle a besoin de nouveauté. La réceptivité du spectateur des années 1920-1930 au contraire s’est émoussée à force d’avoir été confrontée à la mise à nu du procédé et à la nouveauté pour la nouveauté. En fait, le spectateur a eu envie que le procédé lui soit caché. Il y a eu une contradiction interne dans la théorie de la mise à nu du procédé. D’une part, elle entend agir sur l’inconscient de l’homme par des moyens techniques et le manipuler. D’autre part, elle veut montrer au grand jour cette manipulation et obtenir un effet au niveau de la perception consciente. En d’autres termes, l’esthétique formaliste demandait à l’art de modeler la réalité et dans le même temps de détruire ce qu’il avait créé au nom de la « révolution permanente » pour se conformer au précepte de l’innocence perpétuelle. Dans les faits, cela empêchait un idéal artistique.

La culture stalinienne, au contraire, s’est beaucoup intéressée aux différents modèles de formation de l’inconscient sans en divulguer les mécanismes de constitution, comme par exemple la théorie des réflexes conditionnés de Pavlov ou le système de Stanislavski qui demandait à l’acteur d’entrer pleinement dans son rôle jusqu’à en oublier l’identité. La culture stalinienne ne tendait pas à désautomatiser mais à automatiser la conscience, à la modeler systématiquement dans le sens voulu, en intervenant sur son milieu, sa base, son inconscient. Dans le même temps, cela ne signifiait nullement que les mécanismes correspondant fussent cachés par l’idéologie au niveau de la réflexion historique. La solution à ce problème n’impliquait dont pas un refus des techniques artistiques traditionnelles pour en dévoiler les procédés, ce qui, selon la théorie, devait provoquer un choc émotionnel et qui, en fait, n’en a que neutralisé l’efficacité.

Pour résoudre ce problème, il fallait étudier ces procédés avant de les réutiliser à des fins bien précises. En d’autres termes, la culture stalinienne, si on la considère dans la perspective d’une réflexion théorique de l’avant-garde sur elle-même, apparaît comme sa radicalisation et comme son dépassement formel. Si l’on veut, la culture stalinienne, loin de se contenter d’un rejet pur et simple de l’avant-garde, en a dévoilé les procédés.

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