Bien benné, vieille taupe !

 

C’était il y a longtemps dans une autre vie quand j’étais encore quelqu’un, mais n’en parlons plus. Parlons plutôt du communiste. Chauve, sexagénaire, il passait tous les samedis matin à la bibliothèque pour emprunter les journaux, qu’il ne lisait probablement pas. Le communiste ressemblait à Machiavel, non pas à son portrait le plus connu, qui est d’ailleurs un faux, mais au vrai Florentin.

Bien qu’il n’eût jamais lu une page de Marx, il se disait communiste. Sa dialectique se résumait en une formule : « Faut remettre de l’ordre, faut que ça marche, faut que ça soit rentable. » Sa rhétorique lui permettait de hanter tous les milieux, de la droite à la gauche — cette improbable transversalité s’explique par l’absence de véritables clivages politiques en Wallonie ; il s’agit de féodalités où la couleur du blason importe plus que le contenu, inexistant et déterminé depuis Bruxelles.

« Ouais, il va se faire benner », répétait le communiste en riant lorsqu’un quidam se trouvait en mauvaise posture et son rictus lui découvrait une canine toute noire — le délabrement orthodondique des Wallons est un marqueur social aussi fort que la rusticité de leur vocabulaire. Chez nous, « se faire benner », jeter dans une benne à ordures, constitue un synonyme pour quelques bricoles : frapper quelqu’un, le licencier, le plaquer… On « benne » n’importe qui, n’importe quoi, êtres ou objets, le verbe exprimant une parfaite interchangeabilité, preuve de la dépersonnalisation ambiante : le stade apparemment ultime du règne de la quantité.

Comme tout le monde en Wallonie, le communiste s’ennuyait, de cet ennui lourd et poisseux qui vous transperce comme une mauvaise fièvre. Un cancer des ganglions avait interrompu sa carrière de métallurgiste ; il en conservait des séquelles. Son avant-bras droit avait doublé de volume, « un bras de Popeye », cruellement inutile. Malgré la maladie, les médicaments, les rayons, il tentait de se reconvertir en politique, vaguant d’un parti à l’autre, sans être jamais pris au sérieux.

« Forcément, lui répétais-je, vous n’êtes pas franc-maçon… » Un jour qu’il m’avait invité à prendre le café, je lui exposai une leçon de psychose blanche : « L’entité belgicaine n’est que le paravent de la stratégie de survie de l’oligarchie bruxelloise résiduelle : négocier la perpétuation de ses privilèges bourgeois auprès de la Flandre en lui sacrifiant le lumpenprolétariat de Wallonie, lequel n’a jamais constitué une nation, encore moins un peuple, mais l’armée de réserve du capital, c’est-à-dire des effectifs qu’il convient de remplacer dès lors que leur mission industrielle a été accomplie. » Je conclus cette tirade par un fervent : « Voilà pourquoi je suis national-rattachiste : mort au roi, mort au Grand-Orient de Belgique, mort à l’entité belgicaine ! » Impressionné, le communiste hocha la tête : « Eh ben, je ne m’attendais pas à ça…  Tu me fais penser à l’autre-là, comment il s’appelait déjà, le petit docteur… »

À une autre occasion, il me rapporta les propos d’une huile locale : « On a pris un verre à la maison de la laïcité ; il m’a dit que tu étais un homme dangereux, très dangereux. » Dans nos régions, qualifier quelqu’un de « dangereux » n’implique pas qu’on le craigne. Au contraire, cela signifie simplement qu’on cherche à s’en débarrasser — à le benner — sans savoir comment s’y prendre. À ce moment-là, je compris que mon temps était compté. 

Quand le communiste terminait sa conversation, il enfilait sa casquette, se levait avec difficulté et filait rejoindre « sa panthère », comme il appelait sa compagne. Un samedi de février, il ne vint pas à la bibliothèque. Le samedi suivant non plus. En cet hiver 2009, il avait fait exceptionnellement froid et je me souviens qu’une ambulance s’était arrêtée dans la rue, ce samedi-là.

Le mercredi suivant, vers cinq heures du matin, le téléphone se mit à sonner à la maison. Qui pouvait bien appeler à une heure pareille ? Devais-je me lever ? Sans doute un plaisantin… Dans un demi-sommeil, je décrochai et entendis des sanglots, des propos incompréhensibles, prononcé par une voix féminine pâteuse. Son accent régional était si lourd qu’il rendait les mots incompréhensibles. Alors que j’allais raccrocher, la voix dit :

« Wé, je suis la femme d'Arthur. On l’a emmené à l’hôpital vendredi. Il est mort dans la nuit d’hier. Les médecins n’ont pas pu le sauver. Anévrysme… Comment j'fais pour les journaux ? Les journaux de la bibliothèque ? » Pris d’un remords, je grommelai : « Oh, condoléances… Ne vous tracassez pas pour les périodiques… » La voix au téléphone ravala ses sanglots, répéta son histoire, avant d’ajouter : « Je le fais brûler… »

Je le fais brûler… Ce furent les dernières paroles que j’entendis à propos du communiste et elles sont plus terrifiantes que n’importe quelle histoire fantastique. Pour qui sonne le glas... Normalement, c’est le début d’une prise de conscience, d’un sentiment d’humanité partagée. Ici, on se fait seulement benner, puis on vous brûle comme un paquet de chiffons, comme un tas de vieux journaux : vous disparaissez dans un trou de mémoire et plus personne ne parle de vous, jamais.

*

C’est une dialectique implacable ; alors que nous la voyons s’accomplir jour après jour, elle n’aboutit à aucune remise à l’endroit, à aucun renversement de l’aliénation, rien qu’à l’oubli, un oubli terminal, absolu, seule force à l’œuvre, un immense travail du négatif qui nous fige un par un pour mieux nous neutraliser collectivement : les usines disparaissent, les ouvriers disparaissent, les derniers Wallons disparaissent, la Wallonie disparaît, le communisme invertébré s’auto-escamote et c’est ainsi que l’omniprésent, que l’insignifiant gauchisme belge, toutes obédiences confondues, se réalise : en ne laissant subsister que le capitalisme ethnique flamand qui récolte la mise — bien benné, vieille taupe.

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