Source : Staline, œuvre d’art totale, par Boris
Groys, éditions Jacqueline Chambon, collection Rayon d’arts.
La caractéristique
des héros de la littérature stalinienne est leur aptitude à accomplir des
exploits dépassant de toute évidence les forces humaines. Cette aptitude a sa
racine dans leur refus d’aborder la vie de manière formaliste. Cette attitude
leur permet de guérir de la tuberculose par la seule force de la volonté, de
faire pousser des plantes tropicales dans la toundra, sans serre, et de
paralyser l’ennemi par la seule force du regard. Le stakhanovisme a multiplié
par dix la productivité par la seule force de volonté des travailleurs sans
qu’il soit nécessaire de faire appel à des techniques supplémentaires. Sans
recourir aux « méthodes formalistes de la génétique », l’académicien
Lyssenko est parvenu à transformer une espèce de plante en une toute autre
espèce.
Le slogan de
l’époque devint : « Aux bolcheviks rien d’impossible. » Toute
référence aux faits, aux possibilités techniques et aux limites objectives
était considérée comme de la lâcheté et du scepticisme, choses indignes d’un
authentique stalinien. La simple volonté permettait, pensait-on, de dépasser
n’importe quelle difficulté qu’un regard bureaucratique et formaliste percevait
objectivement comme insurmontable. Staline était l’incarnation de « cette
volonté d’acier » pour qui il n’y avait pratiquement rien d’impossible car
on considérait que sa seule volonté suffisait à faire bouger le pays tout
entier. Des générations ont été élevées avec Pavka Kortchaguine ou Maresieff
pour modèles, qui, à force de volonté, ont pu surmonter une impuissance
physique extrême.
Ces deux
personnages symbolisent la volonté de Staline, qui se manifeste, avec
toute-puissance, en dépit de la vie immobile de l’ermite du Kremlin. Les
formules les plus répandues à l’époque, comme « la volonté d’acier »,
ou la chanson sans cesse répétée « nous avons des ailes d’acier et un
moteur de flammes à la place du cœur » correspondent on ne peut mieux au
personnage de « l’ingénieur des âmes humaines. » : la puissance
de la technique a pénétré les profondeurs de l’individu et la foi passée
irrationnelle en la technique s’est transformée en une croyance tout aussi
irrationnelle dans les forces cachées de l’homme. L’organisation technique du
monde est simplement devenue la réalisation visible des forces intérieures
habitant son créateur. L’artiste héros de l’avant-garde qui, solitaire,
souffre, se sacrifie et triomphe, s’est transformé en héros de la culture
stalinienne, constructeur, sportif, pilote, explorateur du pôle…
Le personnage du
traître, si important pour la mythologie stalinienne, n’a aucun fondement
réaliste pas plus que le héros à la force surhumaine. Durant les procès
staliniens, il fut démontré que des gens d’aspect tout à fait normal étaient
capables de verser des morceaux de verre dans la nourriture des travailleurs,
de leur inoculer les pires maux, d’empoisonner les réservoirs d’eau, de
pulvériser du poison dans les lieux publics, de provoquer la mort du bétail, et
ce, à une échelle qui dépassait tout ce qui était humainement concevable. Qui
plus est, ils avaient le don d’ubiquité et, tels des démons, accomplissaient
les actes les plus destructeurs sans mettre en œuvre ni technique, ni
organisation, car, autrement, la culpabilité de l’individu ne serait pas en
cause du simple fait de leur volonté, car ils se trouvaient toute le temps sous
contrôle à travailler pour le Parti.
L’accusation
soulignait souvent le caractère inexplicable, pour la logique humaine, des
actes reprochés aux accusés car il prouvait le caractère absolu et inextirpable
de leur volonté mauvaise qui devait être anéantie avec les hommes qu’elle
animait. Le pays tout entier découvrait ainsi, dans l’âme d’un homme normal qui
ne se distinguait en rien des autres, les abîmes d’une énergie surhumaine qui,
bien évidemment ne pouvaient pas ne pas avoir d’influence sur la façon dont la
culture percevait l’homme. La littérature se fit tout particulièrement l’écho
de cela avec l’apparition du double démoniaque, du démiurge détruisant tout ce
qu’il crée. Citons par exemple Les deux
capitaines de Kaverine ou La forêt
russe de Leonov. Ainsi, les personnages positifs et négatifs de la culture
stalinienne n’appartiennent-ils pas à la réalité dans laquelle ils agissent.
Ils ne lui sont pas reliés par le système de motivations psychologiques
habituelles qui caractérisent la littérature ou l’art véritablement réaliste.
La comparaison avec la forme traditionnelle du récit, du théâtre, du cinéma ou de la peinture réaliste, prête à confusion sur la véritable nature de la production artistique stalinienne lorsqu’elle est examinée superficiellement. Le héros positif comme le héros négatif sont deux facettes de la politique démiurgique issue de l’avant-garde, facettes qui transcendent la réalité créée ou détruite par eux. Ils ne luttent pas sur le terrain de la réalité, mais en dehors de ses limites, la réalité n’étant que l’enjeu de cette lutte.
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