Puits de gravité

Pris sur Scientific American. Edgar Allan Poe, un cosmologiste ? ou comment Eurêka avait prédit un bon nombre de découvertes scientifiques par René van Slooten, traduction de l'anglais par Nedotykomka, tous droits réservés.

Eurêka, essai sur l’univers matériel et spirituel, le poème en prose, qu’Edgar Allan Poe (1809-1849) publia un an avant sa mort, décrit un processus désormais connu sous le nom de Big Bang ou théorie de l’univers en expansion, mais il contient aussi une théorie de l’unité du temps et de l’espace, l’équivalence mathématique de la matière et de l’énergie, une théorie de la vitesse de la lumière et une ébauche du principe de relativité, l’hypothèse de trous noirs, y compris au centre de la Voie lactée, un modèle cosmologique d’univers « pulsatile » qui se renouvelle cycliquement et éternellement, et enfin la possibilité d’univers parallèles dans d’autres dimensions, obéissant à d’autres lois naturelles.

Au contraire du dix-neuvième siècle qui croyait encore en un univers réglé comme une horloge, Eurêka décrit un univers dynamique, constamment en évolution, où, à la suite de catastrophes géologiques et cosmiques, les espèces se transforment et se succèdent sur terre, y compris la nôtre. Poe considérait Eurêka comme l’aboutissement de son œuvre, mais les critiques l’accueillirent fraîchement : après la première éditions limitée à 500 exemplaires, il n’y eut plus de second tirage pendant près d’un siècle et jusqu’à la fin du vingtième siècle, cet essai était le moins connu de Poe aux Etats-Unis.

En Europe, entre autres grâce aux traductions de Baudelaire, Poe bénéficiait d’un prestige et d’une vaste influence. La première publication d’Eurêka remonte à 1859, dans un magazine franco-helvétique [Revue internationale, Genève, octobre 1859-janvier 1860] ; en 1871, Eurêka fut interdit en Russie car considéré comme révolutionnaire, bien que Poe fût aussi connu et admiré sous l’empire des tsars. La notion de Big Bang  et d’univers en expansion était déjà connue en Europe à partir du milieu du dix-huitième siècle mais il faudrait attendre la deuxième décennie du vingtième siècle pour que ces idées soient examinées par les scientifiques et les astronomes, à la suite de la théorie générale de la relativité et la naissance de la physique quantique.

Le premier scientifique à s’intéresser aux idées de Poe fut le mathématicien russe Alexander Friedmann (1888-1925) : en 1922, il publie un modèle d’univers en expansion, comme une alternative à la constante cosmologique d’Einstein. Le second scientifique à s’intéresser à Poe fut le prêtre wallon Georges Lemaître (1894-1966) qui créa l’appellation Big Bang en 1927. Bien que Poe fût clairement leur inspirateur, son nom ne fut jamais cité.

La plupart des biographes de Poe ne savent trop quoi faire d’Eurêka. Certains n’y virent que des élucubrations sans intérêt ; Freud et Einstein y trouvèrent la preuve d’un esprit dérangé. En 1933, la psychanalyste Marie Bonaparte publia une douteuse biographie de Poe qui allait installer bien des idées fausses dans l’esprit du public. Si Bonaparte n’avait visiblement rien compris des histoires de Poe et encore moins d’Eurêka, d’autres, comme le poète américain Daniel Hoffman (1923-2013) identifièrent dans ce dernier livre la clef du génie de Poe.

Que voulait-il dire au juste ? Pourquoi prévoyait-il que son œuvre serait « piétinée » ainsi qu’il l’écrit dès l’introduction ? L’univers-horloge était gouverné par les lois de la nature, en particulier la loi de la pesanteur, la plus importante, et le déterminisme semblait définitivement évacuer toute perspective de libre-arbitre, de volonté personnelle ou de responsabilité individuelle.

Une telle conception de l’humanité, misérable et impuissante, était inacceptable pour Poe, d’où son recours aux horloges et aux pendules comme symboles de mort, de destruction, de fatalité et de désespoir dans des contes comme le Puits et la Pendule, le Masque de la Mort rouge et d’autres. Pour déjouer ce piège philosophique mortel, Poe devait déconstruire le paradigme cosmologique et en récréer un complètement neuf. C’est ce qu’il accomplit dans Eurêka. 

L’essai débute par un résumé ironique de la pensée occidentale, rédigée du point de vue d’un humain de 2848. Le point de vue de Poe est que la méthode scientifique de déduction ou d’induction échoue à saisir la réalité profonde de la nature, cette dernière requérant une autre faculté, l’intuition. Pour preuve, Poe cite l’astronome Johannes Kepler (1571-1630) qui « imagina » les lois du cosmos et « saisit ces lois par la force de son esprit » et qui fut capable de comprendre « la mécanique céleste par la seule vertu de son intuition. » 

A l’instar du philosophe britannique John Stuart Mill (1606-1873), Poe rejetait les axiomes, ou les vérités apodictiques, qui ne montraient que les limites de notre imagination. Remarquablement, Poe mentionne le cinquième postulat d’Euclide « deux lignes droites ne peuvent enclore un espace » comme un exemple typique de faux axiome et il évoque l’espace « hyper-dimensionnel de la géométrie non-euclidienne. » [Lobatechevski, Klein et Poincaré ont développé des modèles géométriques dans lesquels on peut tracer une infinité de parallèles à une droite donnée et passant par le même point.]

La première partie d’Eurêka anticipe sur des épistémologues comme Popper, Kuhn ou Feyerabend ; sans doute Poe cherchait-il à défaire ses lecteurs de leurs certitudes et à ouvrir leurs esprits à de nouvelles perspectives ; pour y parvenir, il devait trouver un autre principe que la gravitation universelle qu’il réduisit à un effet provisoire qui ne produisait des effets qu’à la condition que la matière rayonne et se propage à travers l’espace. Si la matière retrouvait son unité originelle, alors la gravité cesserait immédiatement.

Selon Poe, la gravité n’est pas une force en elle-même mais un effet produit par une interaction profonde et immédiate entre les particules élémentaires — ce qu’il appelait « sympathie » — et qui étend son champ d’action à travers l’univers, ce qui explique que la gravité agisse partout de la même manière, quelle que soit la distance. En effet, les ondes gravitationnelles, récemment découvertes, se propagent à la vitesse de la lumière, comme des vibrations qui parcourent le tissu de l’espace-temps et dont les effets agissent au sein de ce même plan. On peut comparer avec l’eau : les ondes induites par la pression à l’intérieur d’un liquide se déplacent des centaines de fois plus vite que les rides à sa surface.

Or Eurêka postule aussi que l’électromagnétisme ne peut jamais dépasser la vitesse de la lumière, d’où le paradoxe : l’effet gravitationnel des corps célestes ne peut s’observer qu'à la condition que leur lumière nous parvienne. La matière sombre et l’énergie sombre correspondraient à l’effet gravitationnel de la matière que nous ne pouvons pas percevoir, parce que ses transmissions électromagnétiques ne nous ont pas encore atteintes. En 1987, dans son livre « Darkness at night », l’astronome Edward Harrison créditait Poe d’avoir résolu le premier le paradoxe d’Olbers.

Si Poe a raison, alors, il se pourrait que l’univers soit plus vaste et plus vieux que nous ne le pensons. Notre univers visible serait entouré d’un autre, invisible, une coquille extérieure de milliards de galaxies dont l’attraction gravitationnelle agit de façon multidirectionnelle, provoquant ainsi une accélération locale de l’expansion de l’univers.

Poe avait-il raison ? Depuis près de 160 ans, Eurêka a non seulement exercé une influence souterraine sur le domaine scientifique, mais il a ouvert bon nombre de pistes à des questions sans réponses ; en cela, ce livre constitue un des essais les plus féconds et les plus mystérieux de la littérature mondiale.

Commentaires